Lorsque nous montons, avec Céline, vers Minerve, au fur et à mesure des lacets, la vallée de l’Aude immense, derrière nous, se découvre jusqu’aux Pyrénées. Il y a ce matin un ciel d’une grande pureté, une transparence de l’air, comme un premier jour tout neuf au sortir de cet interminable hiver. Minerve, sur un promontoire du causse, est un village du moyen âge, de toute beauté, isolé par les canyons de la Cesse et du Brian. Il est aujourd’hui, jour de semaine du mois de mars, presque désert. Un village comme les autres, mais que je me rappelle avoir traversé, il y a quelques années, envahi par les touristes, comme les criquets du Sahel.
Après avoir traversé la rivière nous grimpons sur un plateau rocailleux, en plein soleil. La route vire dans la garigue entre les petits chênes kermès et les rochers calcaires. Sur le côté gauche se déroule la magnificence des paysages grandioses. C’est une route qui ne mène nulle part, ou juste vers des hameaux, des fermes isolées.
Nous arrivons enfin au bout du plateau. Une légère descente puis nous pénétrons dans un domaine agricole. Je me gare à l’entrée, dans un parking de terre rouge. Tout autour de nous rocailles et bosquets. Plus loin un camping vide, en construction, au milieu des chênes espacés, puis le chemin, surplombant une sorte de piscine, nous mène aux bâtiments de la coopérative Cravirola. Nous prenons nos appareils photos respectifs.
Deux corps de bâtiment. À droite les chambres d’hôtes, le restaurant, la cuisine pour le gîte, et, en face, la maison des compagnons, avec leurs chambres, leur cuisine, la salle de réunion. Les compagnons ce sont les volontaires qui viennent aider l’équipe de Cravirola pour quelque mois. De l’autre côté de ce bâtiment, une grande terrasse ensoleillée. Nous sommes accueillis par V… .
Le but de notre visite ? Découvrir et faire des images d’une communauté de vie et de travail qui fonctionne et se développe. Quelques minutes plus tard il nous confie à I…, une jeune femme originaire de Normandie, qui, toute la matinée, nous guide dans les différents lieux de la coopérative.
Nous allons tout d’abord près de la falaise, une sorte de canyon spectaculaire avec, tout au fond le lit de la rivière Cesse. De l’autre côté, en contre jour, d’autres falaises, d’autres collines puis la plaine vaporeuse et la chaîne toute blanche au fond. Un lieu de bout du monde !
Puis nous nous dirigeons vers la bergerie. Je branche mon magnétophone. C’est I… qui parle.
… là il y a les petites brebis qui sortent, là nous allons faire des patates… Je vous présente Jérémie qui s’occupe des chèvres et de la bergerie…
– Comment vous décidez les choses ?
– Tous les jeudis il y a des réunions pour voir tout ce qu’il y a à faire, comment on s’organise, Et tous les lundis il y a une réunion des seuls permanents. Tout le monde donne son avis… C’est collectif.
– Et dans cette réunion du jeudi les permanents et les compagnons, les différents statuts, ont le même droit à la parole ?
– Oui, mais en tant que compagnon, comme on ne connaît pas encore tout, on ne peut pas donner son avis sur tout…
– La parole n’est pas prise en compte de la même façon ?
– Si, elle est écoutée et prise en compte mais on ne la prend que si on connaît bien le sujet. On ne peut pas juger sur tout, surtout si on est là depuis peu de temps.
Nous contournons le bâtiment par la gauche. Je vois 2 jeunes hommes qui s’affairent sur l’avant d’un bulldozer. Ils positionnent et soudent une fourche.
– Quelle est votre production ?
– C’est le fromage, avec le marché de Cannes, celui de Narbonne, d’Olonzac…. Sinon c’est l’accueil, l’été, les gîtes, le restaurant, le camping. Nous organisons un petit festival… Mais notre activité principale c’est le fromage. Tout est produit en agriculture biologique. Nous vendons aussi du bois car nous éclaircissons le maquis, et puis un peu de viande…
– Mais cela ne permet pas de faire vivre 15 personnes !
– Oh, pour le fromage, ce n’est pas un petit stand. Il y a une grande diversité de fromages. Le plus intéressant c’est le marché de Cannes.
En fait les coopérateurs de Cravirola vendaient sur ce marché quand ils vivaient dans les Alpes, c’était leur marché. Et, maintenant qu’ils se sont installés dans le Minervois cela continue.
– Nous livrons les fromages une fois par semaine et il y a un ami qui habite là-bas qui vend sur le marché de Cannes. On y va par roulement. C’est vrai que cela tourne ! Et puis nous tenons des stands sur des festivals, par exemple celui de GaroRock. Pour la viande, même si nous en vendons parfois à des particuliers, elle est surtout transformée et servie au restaurant, pendant les périodes d’été. Ici il y a du travail pour tout le monde, tout le monde a sa tâche. Il faut juste trouver son chemin, et ce n’est pas évident.
Au-dessus des bâtiments, on voit des caravanes, les habitations des uns et des autres.
– En ce moment il n’y a que deux personnes, des permanents, (ceux qui se désignent ainsi sont les membres de la coopérative) qui vivent dans la maison. Tous les autres logent dans des caravanes ou des cabanes. C’est chacun chez soi. Mais comme le froid a été un peu violent, exceptionnellement, il y a V… M… et les 2 petites qui sont dans la maison. Dès qu’il fera vraiment beau, ils vont réintégrer leur caravane…
Nous prenons un chemin qui monte dans les bois, longeant une sorte de cimetière de ferrailles rouillées.
– Mais c’est très grand en fait !
– Oui, et cela monte jusqu’à « Bois-Haut ».
Nous passons devant des cochons. Ce sont des cochons noirs du Périgord. Plus loin des vaches nous regardent, dans une sorte d’enclos. Puis nous pénétrons dans la bergerie.
– Là, il y a les chèvres et les brebis, l’espace pour les vaches, avec l’endroit où l’on fait la traite… Pour les chèvres, celles qui ont des colliers rouges, c’est qu’elles ont déjà mis bas. Il n’en reste plus beaucoup à attendre.
Et cette odeur ! Odeur de foin et d’animaux… Nous ne l’aurons pas sur nos photos l’odeur !
Plus tard nous visitons la fromagerie.
B… , une des « fromagères », une des fondatrices aussi, nous explique qu’il y a 2 réunions par semaine. L’une pour les permanents, car les gens qui ne sont que de passage ne peuvent pas donner leur avis sur les investissements, les grands choix stratégiques, et l’autre, le jeudi, qui est ouverte à tout le monde, où tout le monde peut donner son grain de sel, où tout le monde est écouté, mais qui s’occupe surtout du programme de travail de la semaine, des priorités.
Concernant les questions que nous lui posons sur la rentabilité de l’entreprise, B… dit qu’il y a beaucoup de production et qu’en étant plus nombreux la charge de travail est allégée car elle est répartie. Même si travailler avec des non-professionnels, tourner beaucoup sur les tâches n’est pas un facteur de rentabilité, au contraire.
K… , une autre permanente, précise que Cravirola n’est pas une entreprise très rentable. La rentabilité correcte est liée à une gamme de produits très variés et des lieux de distribution où peuvent se pratiquer des prix relativement élevés. C’est du commerce équitable. Ici, un fromage bio fermier, ne peut pas être vendu le même prix qu’un camembert de discount.
Pour leur production, il y a des fromages lactiques, à pâtes molles et à pâtes dures. Le premier, le lactique, c’est par exemple celui de chèvre, le second le camembert, le troisième les pâtes pressées, celles appelées tomes. Mais comme dans chaque variété il y a plusieurs sortes de lait possibles, chèvres, vaches et brebis, on peut faire des cumuls, des mélanges, un grand nombre de fromages différents. Et c’est ce qu’ils font. De fait nous pouvons voir sur les rayonnages un grand nombre de variétés.
– Vous avez beaucoup de visiteurs ? Une structure comme la vôtre est-ce que cela suscite la curiosité?
K… : Les gens qui viennent nous voir ? Il y a quelques années c’était plutôt des marginaux et maintenant ce sont plutôt des gens qui se préoccupent d’orienter différemment leur vie, des personnes sensibles à l’écologie et aux modes de vie alternatifs dont l’idée n’est plus aussi confidentielle qu’avant
I… nous fait ensuite visiter le chantier du camping. L’équipe y installe, à la demande des pompiers une réserve d’eau, des bornes avec des robinets, des tranchées pour lutter contre l’incendie, le mettre aux normes. En contrebas, le potager, très grand, est pour l’instant encore un peu vide, avec trois rangées de poireaux et quelques betteraves…
Puis nous faisons un petit tour vers les caravanes. Nous remontons un chemin dans le bois. Elles sont posées assez loin les une des autres avec des espaces aménagés. Il y a en une dizaine. Certaines sont plus grandes, d’autre toutes petites. En haut une cabane construite derrière une ancienne camionnette Citroën G7. Cette inventivité dans la construction d’une cabane me fait penser au village alternatif du Bourdigou. (*)
Dans la maison, nous visitons les chambres d’hôtes et la partie habitation des compagnons. De quoi loger 8 à 10 personnes, avec une cuisine aménagée, salle de bains et WC.
En fin de matinée nous prenons un thé sur la grande table au soleil. Nous discutons avec B… J’en retiens une grande phrase. Elle dit qu’ils s’engueulent très souvent sur les applications du principe mais pas sur le principe lui-même et que c’est très sain de s’engueuler.
Je demande : Comment sont intégrés les gens qui arrivent ? Ils sont reçus? Refusés? Est-ce que vous croulez sous les arrivants? J’évoque ce qui se passait dans les communautés des années 70 qui croulaient l’été sous les arrivées massives des gens de passage…
I… : Pour le compagnonnage, il y a déjà moins de demandes que pour les chantiers. Les chantiers c’est une première approche et les gens qui passent voient s’ils ont ensuite envie d’aller plus loin. Et puis il y a aussi le choix des permanents… Il faut trouver sa place.
– Il y a des sas d’entrée ?
– Oui, on peut faire une demande de compagnonnage et être refusé. D’autant qu’il y a toujours un temps entre un chantier et un compagnonnage. Pour se retrouver un peu… Parce que vivre tout le temps dans le passage, cela peut être pesant. On peut s’y perdre.
– C’est énorme un chantier tous les mois !
– Oui c’est lourd. Mais Cravirola a beaucoup d’expériences dans ce type d’accueil bénévole…
K… précise: Depuis un moment déjà et devant le nombre croissant de visiteurs candidats à nous rejoindre, nous avons dû poser des cadres, des cases obligatoires par lesquels il faut passer pour s’intégrer au groupe. Ce sont les chantiers solidaires (15 jours passés sur la ferme à nous aider) puis le compagnonnage, de trois mois, si volonté réciproque, puis renouvellement du compagnonnage, jusqu’à intégration dans la coopérative. Cela c’est la théorie, en pratique, les étapes sont parfois sautées, ou au contraire des gens intégrés finissent par partir au bout d’un an ou deux parce que finalement cela ne leur convient pas. C’est très difficile de vivre en collectif et le niveau d’investissement personnel pour un projet aussi ambitieux que le nôtre correspond réellement à très peu de personnes.
Cravirola, la coopérative Cravirola, c’est un groupe de gens, le groupe des permanents, une structure informelle, pour laquelle il n’existe pas dans la législation française de chose correspondante. Le kibboutz en Israël serait ce qui s’en rapprocherait le plus peut-être. Elle s’appuie sur des structures juridiques existantes : une SARL SVOP pour toutes les activités agricoles et commerciales, une association loi 1901 pour les activités culturelles, d’environnement et bénévoles. Pour la propriété, la SAS « Terre Commune », c’est autre chose, c’est la structure propriétaire du lieu, et de deux autres fermes, notre ancienne ferme dans les Alpes, et celle, en Ardèche, également gérée par un collectif autogéré. Les trois groupes qui gèrent les trois fermes sont locataires de Terres Communes. Mais comme tout propriétaire, Terres Communes n’a pas droit de regard sur ce que font ses locataires, sinon qu’ils respectent une charte, être organisé en collectif autogéré, faire de l’agriculture paysanne une de leur activité principale, ne pas être sectaire.
Et puis K… conclut :
Les éléments très importants dans Cravirola sont
– La mise en commun totale de l’argent. Personne n’a d’argent privé. Toutes les recettes sont partagées sans forme de répartition ni de contrôle parmi les permanents.
– L’autogestion. Nous n’avons pas de chef désigné. Même si certains ont bien sûr des niveaux de responsabilités différents, des personnalités plus ou moins autoritaires et que cela est un combat quotidien.
– La libre association, le fait de vivre et de travailler avec des gens que l’on a choisis.
– Et bien sûr « Terres Communes », une forme d’a-propriété, la terre n’appartient à personne, sinon à une belle idée.
À midi nous mangeons avec toute une partie de l’équipe. Il y a de la tarte aux poireaux, une très belle omelette. D’autres arrivent plus tard, ce sont plutôt des hommes qui travaillaient, je crois, à la préparation du terrain pour les patates et pour décharger un camion de matériaux pour le chantier. Il fait très beau et la terrasse, orientée vers le Sud, est toute chaude. Je sens, entre eux, beaucoup de complicité, de silences tranquilles. Est-ce notre présence qui les retient ? Mais j’ai plutôt l’impression que c’est le mode naturel entre eux, sans éclats de voix, calmement, tranquillement, manger ensemble au soleil…
Quand nous repartons, quand on roule vers la plaine, j’ai la sensation d’avoir vécu un moment rare. Une utopie en marche… Vivre et travailler ensemble, sans être propriétaire du sol, en se partageant les bénéfices, en construisant quelque chose de durable et de sain, tout en étant rentable… Est-ce réalisable partout et dans la durée ? Est-ce transposable ? Je ne connais pas toutes leurs difficultés, mais il me semble qu’en tout cas c’est une expérience formidable qui se construit là, dans le causse de Minerve.
Pour en savoir plus sur ce projet on peut aller visiter le site web : http://www.cravirola.com/
Sur l’histoire du Bourdigou, on peut lire :
http://www.languedoc-roussillon.culture.gouv.fr
Mais sur la lutte des dernières années du village du Bourdigou je ne trouve rien sur le net.
Il faut se procurer le livre « Bourdigou : Massacre d’un village populaire -Vinça : Chiendent, 1979. – 196 p. ISBN 2-85-999-004-6. » qui, je pense, est épuisé depuis longtemps.
Caillou, le 8 avril 2010