Archives de catégorie : Mémoire

Un blues à New York

New-York, Greenwich village, Blecker Street.

Il n’y a rien, de simple et pas trop cher pour manger. On finit par aller dans une pizzeria où le serveur nous fait une pizza énorme, avec des anchois. C’est absolument délicieux et finalement on arrive à tout manger jusqu’au bout. Naturellement je me tache la belle chemise blanche ! Je me sens tellement manche avec cette langue à laquelle je ne comprends rien, ces coutumes étranges, cette conversion entre l’euro et le dollart argent qui ne me paraît toujours pas très clair.

Enfin nous arrivons au Terra Blues, la vraie boîte de blues du quartier. Le patron dit d’ailleurs que c’est la seule vraie boîte de blues de toute la ville ! C’est au premier étage, en haut d’un escalier. Nous ne payons pas à l’entrée, mais c’est encore très tôt.

On ne voit presque rien. Le lieu est sombre et rouge avec une décoration affreuse, le genre surréaliste, masques et corps de plâtre blancs s’effilochant en draps de long des voûtes. Un bar face à l’entrée, une scène au fond et entre les deux des petites tables avec des chaises et des banquettes le long des murs. La serveuse nous conduit à une table et l’on s’assoit sur la banquette. Il n’y a pas encore grand monde. Un couple de noirs, au milieu de la salle, qui se roulent des pelles, 3 ou 4 Françaises qui parlent tout le temps et des blancs, des américains, qui sont au premier rang, à gauche de la scène. Eux doivent être de vrais amateurs car ils se taisent et regardent le chanteur qui est assis sur la scène, juste devant eux.

Le vieux type qui officie ce soir c’est Ray Schinnery. Il a une casquette vissée sur la tête et des lunettes ce qui fait que l’on ne voit jamais ses yeux et très peu son visage. L’éclairage de scène ne vient que du haut. Il joue d’une guitare électrique, un jeu un peu rapide, dès fois un peu brouillon, incertain dans les notes, mais dont l’intérêt est qu’il retombe toujours sur ses pattes, dans le temps. Il reprend des blues classiques, parfois lents, parfois plus cognés, à deux ou trois exceptions près, dont une chanson de sa composition, qui a l’air bien triste.

Il chante bien sur et c’est sans effets, sans trémolos, sans artifices, juste un blues dès fois un peu parlé, dès fois plus chanté, qui ne va jamais dans le décoratif. C’est tout juste s’il scande d’un “yeah” certaines fins de phrases, ou d’un rire. Il parle très peu entre les morceaux et regarde juste sa montre et puis il repart… Je reconnais quelques mélodies.

Un papier sur la table indique l’on doit consommer au moins 2 fois par set. Nous prenons 2 bières, des gros demis à la pression, elle est plutôt bonne d’ailleurs… Et l’on se prépare pour une bonne soirée de blues. Le groupe suivant c’est le Saron Creenshaw Band. Il y a un entracte. Avant la serveuse fait passer un seau à champagne en guise de chapeau et annonce que c’est “pour le band”.

Pendant l’entracte, la sono passe des très vieux enregistrements qui grattent. Le public arrive de plus en plus. Un couple d’asiatiques qui se met au premier rang à droite de la scène et qui, sans un regard pour le chanteur revenu, se met à parler et à rire très fort. Il y a toujours les Françaises qui rigolent. Au fond, aussi, de l’autre côté de la salle, vers les fenêtres qui donnent sur la rue, il y a tout un groupe qui gueule !

Ray revenu sur la scène, un couple de New Yorkais vient s’asseoir juste devant nous. La quarantaine bien avancée ils se draguent et ne jettent pas un regard vers le chanteur. Et cela papote, papote. J’ai l’impression d’être dans une volière avec une musique d’ambiance en fond sonore. Pourtant ce vieux bonhomme est tout à fait émouvant. Il est certainement meilleur dans les blues rapides et scandés que dans les ballades lentes, mais je trouve qu’il mérite mieux que ce public de blasés, ce public d’habitués du blues en public…

Du coup cela me met en rogne. Je ne nous vois pas rester pour un deuxième groupe, repayer des bières alors que ma compagne n’en a pas envie… Et malgré tout on se décide à partir… Un peu écœuré.

Sur d’autres dépliants, pour d’autres boîtes de Jazz, il était indiqué qu’il était interdit de parler, ce qui nous avait choqué… Mais maintenant je comprends mieux pourquoi !

Caillou, 17 juin 2009

Et la paix qui revient…

(Pour faire suite à https://www.cailloutendre.fr/2009/02/francois-faure/

Je suis seule chez moi…avec toi.
Les amis argentins étaient là à midi. De partout arrivent des mots tendres, des mots qui voudraient apaiser la douleur. Elle est encore là, tapie dans un coin de mon âme, qui titille mon corps et lui fait verser des larmes comme ça…au moment où je m’y attends le moins : une musique écoutée autrefois avec toi, une batucada endiablée qui me projette dans le passé, dans les marches qui criaient nos soifs de liberté. Tu aimais ça mon amour. Tu t’éclatais, heureux de voir des centaines de femmes et d’hommes enthousiastes qui marchaient dans les rues en chantant. Je te vois encore debout sur une borne de péage, banderole déployée, pendant que les automobilistes donnaient aux chômeurs la somme due aux patrons d’autoroutes… et notre course vers les voitures à l’arrivée des flics…et les billets et les pièces de monnaie, comptés et recomptés dans des éclats de rire…et le voyage à Paris…train gratuit pour la majorité…et la chanson de Marc : «Il faut changer le monde, il est devenu fou ! »…et l’arrivée en gare d’Austerlitz, une rangée de CRS nous escortant jusqu’à la Place de la République pendant que l’on criait : « Police partout, Justice nulle part… » Ton regard brillait de cette jubilation commune qui nous faisait croire qu’on allait finir par gagner, qu’il n’y aurait plus de misère, seulement la solidarité et l’égalité…noirs, blancs bronzés tous mélangés…

Je suis allée sur ta tombe. Je t’ai parlé. Je t’ai raconté ce qui se passait de l’autre côté de l’océan , cette révolte justifiée, tous ces gens dans la rue réclamant avant tout qu’on leur rende la dignité qu’on leur a extorquée depuis des centaines d’années.. Je t’ai dit qu’ils manifestaient depuis plusieurs semaines et que la télé vient juste d’en parler, essayant de nous persuader que ces émeutes étaient le fait de quelques bandes qui voulaient tout casser….

Je t’ai demandé si ça allait. J’avais tellement peur que tu aies froid, seul sous ce monticule de terre où les fleurs commençaient à faner. Le lendemain, mon petit frère m’a téléphoné. Au bout du fil, il m ‘a dit : « mais tu ne sais pas que la terre est chaude comme le ventre d’une mère ? » Ca m’a rassurée.

Sais-tu que je porte tes pulls, le marron, le gris, le beige. Et ton poncho qui conserve encore un reste de l’odeur de ton corps. Alors, je m’enveloppe dans sa douce chaleur. Et j’écoute du Mozart, le visage enfoui dans le lainage multicolore. J’essuie mes larmes. Je pense à tes paroles : « je serai toujours avec toi. Tu dois continuer à vivre ! » Ca me réconforte. Je me lève et j’écris. Et la paix revient doucement, lentement, discrètement….

(C’est de Gaby…)

Caillou, 22 février 2009

Les nostalgies militantes

paysage

Le Larzac

croix

La croix de la Blaquière

maison

Une maison de la Blaquière

bergerie

La bergerie de la Blaquière

mur

Les murs de la bergerie

debre

L’entonnoir de Michel Debré

joc

Les jeunes chrétiens

servir

Les maoistes

mcaa

Les pacifistes

noe

Les occitanistes

lip

Les syndicalistes de LIP

canard

Le Canard

La Bergerie de la Blaquière est le symbole du combat contre l’extension du camp militaire.
Édifiée illégalement en 1973, avec le soutien manuel ou financier de milliers d’opposants à l’armée, on peut encore y voir les messages de soutien de tous les horizons.

Caillou, 12 février 2009

François Faure

François.

Tu ne haussais jamais la voix pour affirmer tes choix car tu n’en avais pas besoin. Nous t’écoutions !
Dans le mouvement des chômeurs des années 95 à 97, nous t’écoutions, dans toutes ces réunions où nous nous préparions pour les tempêtes de la rue, nous t’écoutions faire la synthèse, prenant en compte tout ce qui avait été dit, respectueux de la parole de chacun, mais donnant de l’ordre et de l’efficacité à nos colères disparates. Chômeurs ou salariés, femmes, jeunes, syndicalistes, immigrés, intégrés, fonctionnaires, exclus, sans toits, sans droits, mais toutes et tous militants pour abolir le chômage et la misère, nous avions un porte-parole, et, François, c’était toi.
Porte-parole par-dessus les coups de gueules et les cris de colère, tu avais cette parole calme et claire qui disait tranquillement ce que nous avions tous ensemble décidé de dire, décidé de faire. Tu étais au-dessus des divisions, au-dessus des affrontements inévitables entre les cultures militantes des uns et les révoltes immédiates des autres, mais, au centre, ta détermination était l’évidence. D’ailleurs tu ne donnais presque jamais ton point de vue. Tu prenais la parole, pour nous tous, sans jamais perdre ton calme et ton sens de l’humour. Car, François, parfois, tu nous faisais bien rire. Mais c’était de cet humour anglais, pince sans rire, qui voyait les travers et les comiques des uns et des autres mais qui ne se moquait jamais. Et alors seul ton regard montrait que c’était de la rigolade.
Je crois que tu as été le meilleur de AC ! Agir ensemble contre le chômage comme tu avais, pendant des années, été le meilleur du syndicalisme CFDT des salariées du commerce.
Comme tu ne parlais pas beaucoup de toi, peu d’entre nous connaissaient bien ta vie. Qui savait quel avait été ton chemin ? Au milieu des tous ces gauchistes et bouffeurs de curé, qui savait que tu avais choisi de consacrer ta vie de chrétien aux plus pauvres, ces peuples méprisés, ici et ailleurs, qui, luttent pour un Christ Libérateur ? D’autres en parleront mieux que moi, de ces choix d’engagements qui ont été les tiens, mais nous sommes ici beaucoup, à savoir que tu leur as été fidèle, jusqu’au bout !
Et puis tu es parti, doucement, sur la pointe des pieds et sans trop vouloir dire à tous que tu étais malade, et que c’était très grave. Et nous sommes allés sans toi jusqu’à Amsterdam ! Et nous avons gagné la gratuité régionale des transports… Et puis la politique et les divisions ont repris leur place et « Agir ensemble contre le chômage » à finalement… disparu.
Toi, pendant toutes ces années tu as continué à te battre contre la maladie qui te rongeait.
François, où que tu sois maintenant, si tu es quelque part, nous voulons te dire que tout ce que nous a apporté est en vie, que, même si tout est toujours à refaire, les combats où nous étions ensemble ont été utiles, pour la dignité, le respect et la liberté des plus démunis et que ton sourire va nous manquer pour les combats futurs.
Alors, au nom de toutes celles et tous ceux avec qui tu t’es battu dans les luttes syndicales et associatives, je veux saluer ta famille et tes compagnons les plus proches. Nous sommes à vos côtés dans la peine. Gaby, Claire, Sabine et Jean, vous pouvez compter sur nous.
Et puis, François, au risque de te faire sourire, je veux te dire une dernière fois : adieu… camarade !

Caillou, 7 février 2009

Anna Langfus et la baie de Rio de Janeiro en ailes de papillon.

Pour Hugo

Anna Langfuss

On ne le voyait pas lorsqu’on entrait dans l’appartement car il était accroché au-dessus de la porte, mais, lorsqu’il fallait repartir, on ne pouvait pas le rater. C’était un grand tableau brillant, un plateau pour servir des cocktails, avec des bords tout noirs et des poignées en métal doré, et puis, c’était surtout l’image dont il était orné, une grande vue de la baie de Rio de Janeiro, faite en ailes de papillon. Il y avait le pain de sucre, le jésus blanc étendant ses bras sur l’univers tout entier, les plages dont on dit qu’elles sont les plus belles du monde, la mer immense… le tout en couleurs phosphorescentes. Accroché, là-haut, dans l’entrée sombre, il était difficile de comprendre l’origine de la chose.

Anna, voyant mon regard, s’exclamait alors de sa voix basse et avec son accent polonais :

– C’est hideux, tu ne trouves pas ?

Moi, je devais avoir 14 ans. Je n’osais rien répondre, mais c’était vrai que cette image, un peu hypnotique, était d’une grande laideur. Un objet de l’artisanat pour les touristes ? Du genre que l’on trouve un peu partout dans toutes les boutiques de souvenirs des villes célèbres ? Et puis, je me demandais bien ce qu’il pouvait faire là dans cet appartement lumineux, décoré avec goût, à la fois moderne et confortable, rempli de bouquins.

Sarcelles D

J’allais voir Anna chaque semaine, la plupart du temps nous étions en bande, avec d’autres adultes, j’étais le seul adolescent. On se réunissait autour de son canapé, sur les deux fauteuils, sur des chaises, et nous lisions nos textes, chacun son livre ou sa feuille photocopiée. On se répondait, des fois nous éclations de rire. Anna nous écoutait et corrigeait le ton, l’accent, la respiration… C’était le soir, ou des samedis ? Je ne me souviens plus très bien ! Dans « le club des lecteurs de Sarcelles » qu’avait monté Jean Grosso, de la bibliothèque municipale, nous étions une dizaine à nous retrouver pour préparer les soirées autour d’un auteur. Il y avait, j’en suis sûr, un amateur de jazz qui me fit connaître Charlie Parker. Aussi, une jeune fille assez grosse, un peu timide, juste un peu plus grande que moi et un type silencieux, qui devait être un ouvrier… et puis d’autres, que j’ai oubliés… et surtout Anna, comme chef de bande. Anna que nous écoutions, dont nous tenions compte, que beaucoup admiraient, qui me fascinait, que nous aimions tous.

Anna, la juive polonaise, qui avait traversé les camps d’extermination nazis, perdu sa famille, son mari, et qui avait de la passion, de l’énergie, de la soif de vivre à en revendre. Anna qui avait réussi à vivre malgré tout, en dépassant toutes les frontières de la haine, et qui y avait réussi grâce à l’écriture. Cette Anna Langfus dont plus grand monde ne se souvient. Anna Langfus, le prix Goncourt en 1962. C’était à Sarcelles, pour le petit groupe de la bibliothèque locale, notre écrivaine à nous ! D’autant que sous l’impulsion du bibliothécaire, un drôle de barbichu, autodidacte et militant, nous avions reçu, ces années-là, à la « maison des jeunes et de la culture » de nombreux auteurs célèbres. Cela faisait venir du monde. À ne pas croire quand on voit l’état de la culture aujourd’hui, la culture dominée par la télévision ! Je me souviens d’Henri-François Rey, d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, de Christiane Rochefort… Quand elle est venue présenter son dernier bouquin : Les petits enfants du siècle, qui se situe justement dans un grand ensemble comme Sarcelles, je me souviens que je devais en lire un extrait. Je donnais la voix de Nicolas. Il me fallait dire Bande de cons ! et je n’arrivais jamais à prendre le ton qu’il fallait, hésitant, au dernier instant à lancer cette énormité interdite que pourtant Anna me faisait répéter comme s’il s’agissait d’une phrase ordinaire. Elle roulait les r, Anna. Elle avait un accent terrible. Des sautes d’humeur, de brusques colères, tout allait vite, pas de temps à perdre, et puis toujours, après, le rire et l’amitié, la tendresse. Elle me menaça, si je me trompais le soir de la représentation de se lever et de me le faire redire devant tout le monde !

club-des-lecteurs

J’étais un peu amoureux de la meilleure amie de sa fille, Sylvie, une jolie blonde, qui vivait dans le même immeuble. Parfois, nous sortions tous les trois. On allait se promener dans les vergers au-dessus de la ville, dans ce qui est devenu depuis l’immense centre commercial des Flanades. Sarcelles était dans les années soixante une ville moderne où se brassaient des gens de toutes origines et de tous les milieux sociaux. Des rapatriés d’Algérie, des juifs sépharades, des parisiens expulsés de la capitale par la hausse des loyers et les opérations immobilières, des provinciaux venus pour travailler, les premiers immigrés aussi, quelques africains, un peu plus de maghrébins… Mais peu car beaucoup vivaient encore dans les conditions effroyables des bidonvilles et des foyers de la Sonacotra. Cette ville, comme beaucoup d’autres, a tellement changé que je ne m’y suis plus reconnu quand, des années plus tard, j’y suis retourné. C’est devenu, au fil des ans, une ville étrangère, habitée exclusivement par tous ceux qui n’ont pas pu la quitter, les plus pauvres, les familles nombreuses, les oubliés.

jean-grosso

Anna Langfus est morte quelques années plus tard, d’une crise cardiaque. J’ai été à son enterrement et j’ai revu, de loin, sa fille Maria et son amie. Je savais qu’Anna m‘avait transmis quelque chose d’essentiel, sur la passion de vivre « malgré tout », sur la curiosité, sur l’exigence, sur la littérature qui sert à dire des choses et qui n’est pas seulement une distraction, un passe-temps. Anna qui s’est sauvée de revivre perpétuellement l’enfer de Maïdaneck en écrivant Le sel et le soufre, et aussi ce livre essentiel Les bagages de sable. La résilience par l’écriture, va savoir ?

Et la baie de Rio en ailes de papillon? Cette chose affreuse au-dessus de sa porte d’entrée ? Et bien un jour Anna me dit : Tu sais c’est un copain, un marin, un type que j’aime beaucoup qui m’a apporté cette chose d’un voyage. Moi je trouvais cela moche, mais n’ai rien pu lui dire. Un copain, c’est un copain ! Et comme il peut revenir sans prévenir, du jour au lendemain, et bien je le garde accroché et pourtant, que c’est laid !

Ces jours sont maintenant si lointains qu’ils disparaissent dans le brouillard et pourtant je sais bien que le bibliothécaire de Sarcelles, Mr Grosso, toute cette bande de lecteurs et surtout Anna Langfus m’ont aidé à me construire, que je leur en suis redevable !

Caillou. 26 septembre 2008

Sur la première photo d’une des soirées du club des lecteurs, Anna Langfus est tout au fond, la quatrième en partant de la droite, moi je suis de dos, en blazer sombre. Sur la seconde Jean Grosso est en bas, devant le micro, le barbichu à côté de l’auteur, moi je suis au-dessus accoudé à la balustrade.

Sur Anna Langfus: http://fr.wikipedia.org/wiki/Anna_Langfus

 

Je ne comprends plus mon village.

villeneuve-minervois

Je ne dors plus depuis longtemps.

J’attends dans le lit du rez-de-chaussée, que ma fille se lève, que la maison se réveille, que la bonne odeur du café vienne. Je me suis bien endormie, hier soir, quand j’ai été me coucher, après avoir regardé le journal de la 3. Mais, ce matin, j’ai été réveillée, un peu après que six heures ont sonné au clocher du village par le passage de la camionnette dans la ruelle. C’est le fils Graves qui allait au moulin restauré en haut du chemin des vignes pour ouvrir la boutique de souvenirs, préparer la venue des touristes. Son énorme machine, mon gendre dit que c’est un 4×4, a fait résonner les vitres tandis qu’il passait la première en haut de la côte. Je ne comprends pas pourquoi il ne fait pas le tour par la route de la montagne ou par le chemin des vignes, pourquoi vouloir, tous les matins réveiller cette petite rue tranquille.

D’ailleurs, depuis son passage, le plus petit des gamins de la voisine geint interminablement. C’est une sorte de plainte animale qui ne s’interrompt jamais. Déjà hier soir il pleurait quand nous nous sommes mis à table. Et ce pleur s’est petit à petit transformé en hurlement d’énervement. Nous avons été faire un tour vers les jardins avec ma fille et quand nous sommes revenues, il hurlait encore.
Le voisin d’en face, le boulanger, a été frapper à leurs portes pour que les parents s’en occupent. Quand il est revenu, je l’ai entendu discuter avec ma fille et son mari. Il disait que cette femme ne s’occupe pas du tout de ses cinq enfants ! Que lors des vacances scolaires, les samedis, les dimanches, ils traînent toutes la journée dans la ruelle, les deux plus petits le cul à l’air, tandis qu’elle écoute la télévision à fond, terrée dans sa maison. Il était en colère, parlait d’une pétition circulant dans le village… Devant chez eux les carcasses de voitures prennent toute la place. Les jouets abandonnés, les vélos au milieu du passage… Et leur père qui rentre très tard, avec des gens que l’on ne connaît pas, qui repart tous les week-ends, que l’on ne voit presque jamais…

Moi qui vit maintenant loin d’ici, je ne le comprends plus mon village.
Depuis plus d’un an que ma fille m’a accueillie dans sa maison de Toulouse, j’attends de revenir chez moi. Après mon accident, je ne pouvais plus, à 87 ans, être seule dans ma maison, mais je pensais mon exil temporaire… Tout l’hiver je me disais, « au printemps prochain, tu rentreras chez toi ». Dans cette rue tout en pente entre la rivière et les vignes, j’ai passé toute ma vie depuis mon mariage et j’y ai eu tous mes enfants. À la mort de Gabriel, mon mari, il y a donc douze ans, nous étions encore quatre amies dans cette rue : Françoise, Émilienne, Denise et moi. Avec les voisins, le couple juste un peu plus haut, le vieux Jacques et son chien Mizou qui habitait tout en haut sur la gauche, nous prenions le frais en papotant sur des chaises paillées le soir devant chez moi.
Mais Jacques est mort et je ne sais ce qu’est devenu son chien qui était lui aussi bien vieux. Françoise s’est cassé la figure dans son escalier et son fils l’a placée à la maison de retraite. Ensuite ils sont venus habiter la maison et c’est son petit-fils, le boulanger, qui le premier a commencé à garer sa voiture devant la porte, obligeant ainsi les autres véhicules à raser les murs, empêchant ainsi les rassemblements de chaises.
Françoise, j’ai été la voir, quelques mois plus tard, mais dans l’univers tout propre de la maison de retraite, aérée, lumineuse, elle se pissait dessus et pleurait à cause de sa voisine de chambre qui l’injuriait tous les jours. Elle est morte au mois de novembre suivant.
Émilienne, ma voisine de droite, a eu sa maison dévastée par l’inondation de 99. Terrorisée elle s’était réfugiée, cette nuit-là, dans son grenier, tandis que les meubles nageaient dans le torrent de boue qui avait envahi sa cuisine. Le lendemain matin, sa fille est venue la chercher et elle vit maintenant chez elle, dans un village, à cinq kilomètres, après la route des pins. Je l’ai revue, il y a quelques années à la porte du cimetière, mais elle ne m’a pas reconnue, car elle était devenue aveugle et sénile. Elle était tenue à bout de bras par sa fille et son gendre qui lui criait dans l’oreille « C’est Marguerite qui vous serre la main ! Vous ne la reconnaissez pas ? » Et ma pauvre Émilienne qui hochait la tête, en bavant, et qui grommelait que la vie était trop injuste, que c’était trop de souffrance.
Sa maison, une fois restaurée, est devenue un habitat social, gérée par la DDASS, qui voit les familles à problèmes se succéder. Parfois pour le bonheur des enfants, d’autres fois, comme avec cette famille, pour le malheur des voisins !

De mes amis, il ne reste plus que Denise, qui est très malade. J’ai été la voir hier après midi, après la sieste et ma série télévisée « Les feux de l’Amour ». Je sais qu’elle la regarde aussi et je ne voulais pas la déranger. Dans sa cuisine toute sombre, petite ombre recroquevillée dans son fauteuil trop grand, elle m’a expliquée, d’une petite voix souffreteuse, qu’elle avait comme des vertiges incessants, qu’elle est tombée plusieurs fois. L’hôpital lui fait des examens pour savoir si c’est l’oreille ou le cœur… Et sa poitrine la fait souffrir, tout le temps. Ses jambes sont déformées et elle a maintenant trop peur pour sortir seule. Elle attend donc que sa petite-fille l’emmène, quelquefois, trottiner jusqu’aux jardins du bord de la rivière mais elle n’a pas beaucoup de temps et ne peut venir souvent. Son mari, Hubert, est venu et m’a demandé de la laisser tranquille, qu’il fallait qu’elle se repose. Je ne le comprends plus mon village.

Je suis là, dans la pénombre, les yeux ouverts, dans mon lit, attendant que la maison s’éveille. C’est la première fois, depuis mon départ à Toulouse que je dors dans mon lit, dans mon village.

C’était un village tranquille avec quelques viticulteurs indépendants, une coopérative, des ouvriers agricoles, une boulangerie, un boucher, deux épiceries, un marché tous les vendredis, des commerçants ambulants, des artisans, et des employés qui travaillaient à Carcassonne. Maintenant il y a des lotissements qui se sont construits dans les collines et qui servent pour y loger des salariés que personne ne connaît dans le village. Tout le monde a une voiture et tout le monde va faire ses courses dans les deux hypermarchés de la ville. S’il n’y avait pas les enfants et quelques personnes âgées, il n’y aurait déjà plus de bus pour emmener les voyageurs. L’agence du Crédit Agricole a été supprimée. Bientôt la poste fermera, elle n’est déjà plus ouverte que 3 matinées par semaine… L’école publique tient encore. Maintenant ce sont les vieux qui disparaissent.
Moi je suis tombée deux fois sur le pont. C’était à chaque fois en revenant des courses. J’avais mon cabas et j’ai essayé d’éviter une voiture qui dévalait la pente. En remontant sur le petit trottoir du pont, j’ai trébuché et me suis effondrée sur l’asphalte. La voiture ne s’est même pas arrêtée. Peut-être qu’ils ne m’ont pas vue. J’ai eu deux doigts de pied cassés et souffert pendant des mois. Quelques mois plus tard, toujours sur ce pont, la porte en fer, cachée dans la rambarde sur laquelle je m’appuyais, n’était pas fermée et je me suis retrouvée tout en bas de l’escalier avec des plaies et des bosses. C’était un miracle que je ne me sois rien cassé. Ensuite la mairie a placé un cadenas sur cette porte. Mais une voisine m’a dit qu’il n’avait pas tenu, car toujours ouvert, il avait disparu. Et la porte du pont s’ouvre toujours sur le ruisseau en contrebas.
Les hirondelles qui nichaient sous les toits, en face de la maison d’Émilienne, ont disparu, elles aussi, tous les nids crevés à coup de pierre.
Je ne comprends plus mon village.

Pour faire marcher le commerce et le tourisme le vieux moulin a été reconstruit par la famille Graves, des viticulteurs du pays. Maintenant c’est, tout l’été, un défilé constant de voitures étrangères qui passent par le petit pont et la ruelle alors qu’il est accessible par le chemin des vignes. Pourquoi la mairie autorise ce passage ? Peut-être que la présence du fils Graves dans le conseil municipal est d’une plus grande influence que la préservation du cadre de vie des vieux ?
Je ne comprends plus mon village.

J’y ai vécu les plus beaux moments de ma vie, les plus durs aussi. Nous étions une collectivité avec des amitiés et des haines, des médisances et de la solidarité, des envies, des méfiances, mais aussi des rires partagés. Nous nous connaissions tous. D’ailleurs la première chose que je lis dans le quotidien que je reçois chez ma fille, c’est la rubrique nécrologique. La vie en a fait un village où l’individu est plus puissant que le collectif, où les droits du plus fort prédominent sur les intérêts du plus grand nombre et surtout des plus faibles. Je vais m’en retourner demain à Toulouse et arrêter de rêver : mon village n’est pas mort, il est même plus vivant que jamais, mais je ne le reconnais plus, ce n’est plus mon village, c’est celui des autres.

Caillou, 31 août 2008

Lettre à un militant algérien

 

Après cette semaine passée, à Toulouse, en compagnie des femmes marocaines et algériennes de la “Caravane pour l’égalité entre les femmes et les hommes”.

Après cette semaine d’émotions, et de colères, de fraternité et de découvertes, tandis qu’elles repartent, j’avais envie de relire Albert Camus.
Bien m’en a pris. Je vous en fait part…

Caillou, 30 mai 2008

Ce texte date d’octobre 1955 donc juste après le massacre de Philippeville, du 20 août précédent. Dans cette lettre Albert Camus écrit à Aziz Kessous, un socialiste algérien, ex-membre du parti du Manifeste, qui s’était proposé de lancer après que la rébellion eut éclaté, un journal “Communauté Algérienne”, qui, “dépassant le double fanatisme dont souffre aujourd’hui l’Algérie, puisse aider à la constitution d’une communauté vraiment libre”. Cette lettre a paru dans le premier numéro du journal, le 1er octobre 1955.

Mon cher Kessous

J’ai trouvé vos lettres à mon retour de vacances et je crains que mon approbation ne vienne bien tard. J’ai pourtant besoin de vous la dire.
Car vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons. Et depuis le 20 août, je suis prêt à désespérer.
Supposer que les Français d’Algérie puissent maintenant oublier les massacres de Philippeville et d’ailleurs, c’est ne rien connaître au cœur humain. Supposer, inversement, que la répression une fois déclenchée puisse susciter dans les masses arabes la confiance et l’estime envers la France est un autre genre de folie. Nous voilà donc dressés les uns contre les autres, voués à nous faire le plus de mal possible, inexpiablement. Cette idée m’est insupportable et empoisonne aujourd’hui toutes mes journées.
Et pourtant, vous et moi, qui nous ressemblons tant, de même culture, partageant le même espoir, fraternels depuis si longtemps, unis dans l’amour que nous portons à notre terre, nous savons que nous ne sommes pas des ennemis et que nous pourrions vivre heureusement, ensemble, sur cette terre qui est la nôtre. Car elle est la nôtre et je ne peux pas plus l’imaginer sans vous et vos frères que sans doute vous ne pouvez la séparer de moi et de ceux qui me ressemblent.
Vous l’avez très bien dit, mieux que je ne le dirai: nous sommes condamnés à vivre ensemble. Les Français d’Algérie, dont je vous remercie d’avoir rappelé qu’ils n’étaient pas tous des possédants assoiffés de sang, sont en Algérie depuis plus d’un siècle et ils sont plus d’un million. Cela seul suffit à différencier le problème algérien des problèmes posés en Tunisie et au Maroc où l’établissement français est relativement faible et récent. Le « fait français » ne peut être éliminé en Algérie et le rêve d’une disparition subite de la France est puéril. Mais, inversement, il n’y a pas de raisons non plus pour que neuf millions d’Arabes vivent sur leur terre comme des hommes oubliés: le rêve d’une masse arabe annulée à jamais, silencieuse et asservie, est lui aussi délirant. Les Français sont attachés sur la terre d’Algérie par des racines trop anciennes et trop vivaces pour qu’on puisse penser les en arracher. Mais cela ne leur donne pas le droit, selon moi, de couper les racines de la culture et de la vie arabes. J’ai défendu toute ma vie (et vous le savez, cela m’a coûté d’être exilé de mon pays) ‘idée qu’il fallait chez nous de vastes et profondes réformes. On ne l’a pas cru, on a poursuivi le rêve de la puissance qui se croit toujours éternelle et oublie que l’histoire marche toujours et ces réformes, il les faut plus que jamais. Celles que vous indiquez représentent en tout cas un premier effort, indispensable, à entreprendre sans tarder, à la seule condition qu’on ne le rende pas impossible en le noyant d’avance dans le sang français ou dans le sang arabe.
Mais dire cela aujourd’hui, je le sais par expérience, c’est se porter dans le «no man’s land » entre deux armées, et prêcher au milieu des balles que la guerre est une duperie et que le sang, s’il fait parfois avancer l’histoire, la fait avancer vers plus de barbarie et de misère encore. Celui qui, de tout son cœur, de toute sa peine, ose crier ceci, que peut-il espérer entendre en réponse, sinon les rires et le fracas multiplié des armes ? Et pourtant, il faut le crier et puisque vous vous proposez de le faire, je ne puis vous laisser entreprendre cette action folle et nécessaire sans vous dire ma solidarité fraternelle.
Oui, l’essentiel est de maintenir, si restreinte soit-elle, la place du dialogue encore possible; I’essentiel est de ramener si légère, si fugitive qu’elle soit, la détente. Et pour cela, il faut que chacun de nous prêche l’apaisement aux siens. Les massacres inexcusables des civils français entraînent d’autres destructions aussi stupides opérées sur la personne et les biens du peuple arabe. On dirait que des fous, enflammés de fureur, conscients du mariage forcé dont ils ne peuvent se délivrer, ont décidé d’en faire une étreinte mortelle. Forcés de vivre ensemble, et incapables de s’unir, ils décident au moins de mourir ensemble. Et chacun, par ses excès renforçant les raisons, et les excès, de l’autre la tempête de mort qui s’est abattue sur notre pays ne peut que croître jusqu’à la destruction générale. Dans cette surenchère incessante, I’incendie gagne, et demain l’Algérie sera une terre de ruines et de morts que nulle force, nulle puissance au monde, ne sera capable de relever dans ce siècle.
Il faut donc arrêter cette surenchère et là se trouve notre devoir, à nous, Arabes et Français, qui refusons de nous lâcher les mains. Nous Français, devons lutter pour empêcher que la répression ose être collective et pour que la loi française garde un sens généreux et clair dans notre pays; pour rappeler aux nôtres leurs erreurs et les obligations d’une grande nation qui ne peut, sans déchoir, répondre au massacre xénophobe par un déchaînement égal; pour ac-
tiver enfin la venue des réformes nécessaires et décisives qui relanceront la communauté franco-arabe d’Algérie sur la route de l’avenir.
Vous, Arabes, devez de votre côté montrer inlassablement aux vôtres que le terrorisme, lorsqu’il tue des populations civiles, outre qu’il fait douter à juste titre de la maturité politique d’hommes capables de tels actes, ne fait de surcroît que renforcer les éléments anti-arabes, valoriser leurs arguments, et fermer la bouche à l’opinion libérale française qui pourrait trouver et faire adopter la solution de conciliation.
On me répondra, comme on vous répondra, que la conciliation est dépassée, qu’il s’agit de faire la guerre et de la gagner. Mais vous et moi savons que cette guerre sera sans vainqueurs réels et qu’après comme avant elle, il nous faudra encore, et toujours, vivre ensemble, sur la même terre. Nous savons que nos destins sont à ce point liés que toute action de l’un entraîne la riposte de l’autre, le crime entraînant le crime, la folie répondant à la démence, et qu’enfin, et surtout, I’abstention de l’un provoque la stérilité de l’autre. Si vous autres, démocrates arabes, faillissez à votre tâche d’apaisement, notre action à nous, Français libéraux, sera d’avance vouée à l’échec. Et si nous faiblissons devant notre devoir, vos pauvres paroles seront emportées dans le vent et les flam
mes d’une guerre impitoyable.
Voilà pourquoi ce que vous voulez faire me trouve si solidaire, mon cher Kessous. Je vous souhaite, je nous souhaite bonne chance. Je veux croire, à toute force, que la paix se lèvera sur nos champs, sur nos montagnes, nos rivages et qu’alors enfin, Arabes et Français, réconciliés dans la liberté et la justice, feront l’effort d’oublier le sang qui les sépare aujourd’hui. Ce jour-là, nous qui sommes ensemble exilés par la haine et le désespoir, retrouverons ensemble
une patrie.

Albert Camus

Les vacances en Grèce

Aighon 4/7/72.
La purée va, si j’aurais su, jamais je viens dans ce pays pourri !
Le prochain qui vient me le dire, à moi, qu’ici le Paradis c’est pas mieux, la fugur comme une carabasse je lui fais, les dents de devant je lui casse, et son oeil tout bleu y vient quand même il était marron.Toujours je m’ai demandé pourquoi quant y se tiennent la rabia, y’en a qui disent : “Vas te fair ouar par les Grecs”: Méteunant, ça yé, j’ai compris. Celui-la que tu peux pas t’le ouar en peintur, c’est pas difficile, tu t’lenvois ici. D’un seul coup, pas deux, tia plus besoin te venger…Tou, y’a rien a fair, j’peux pas t’raconter. Ac’ la rage que je me tiens, y’en aurait pour 25 pages et, en plus, tu les lirais pas, mais le jour de l’arrivée je te donne l’aperçu, et que le cul y me tombe si ça que je dis c’est pas vrai !

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À RIVIERE

Un poème de Mad

À RIVIERE, laissé pour compte, le 31/3/45, en Alsace, à six pieds sous terre.

De Port-Royal à Denfert
Je l’ai regardé,
Ce monsieur qui te ressemblait :
Même front, mêmes yeux
Même bouche irrégulière,
Toi… moins ton rire.

Est descendu, s’en est allé,
Le monsieur souriant, paisible, résigné,
Ce monsieur que tu pourrais être…
Captif de notre vie…
Stupide et sûre,
artiste qui aurait
vidé tes yeux, tué ton rire,
Mis dans ta bouche une première acceptation
De l’état-de-choses existant,
Ce monsieur que tu pourrais être
et que, peut être tu étais,
de Port-Royal à Denfert,
Ce soir, pour me regarder…
fille

Pour chercher, dans cet être
morne et sans colère,
Le rire libre et vrai de la Joie,
Le rire confiant de la Jeunesse,
Le rire fier de la Révolte,
Le rire énorme et primitif
Qu’aux temps lointains où tu vivais,
De Port-Royal à Denfert,
Tu m’as donné…

Port-Royal ou Shirmeck, au bord de la prairie,
Sapins sombres de Sainte-Odile,
Strasbourg, cathédrale éventrée,
Où la neige lasse et le vent furieux
* disaient, chacun à sa manière, ou
La totale impuissance des dieux…
* (Pour deux visiteurs étranges,
disaient l’impuissance des dieux…)

Puis ce fut Colmar et Denfert,
Denfert trop vite arrivé :
Dernière pirouette, meilleur farce,
En cette veille de premier avril
Où les braves gens croyaient mettre en terre,
Ton nom lumineux, ta révolte,
Et ton rire, énorme barrière
De l’Absurde, le premier, le dernier
Des rires libres que j’entendis…

Frère, te souvient-il de cet enterrement ?
Fête bouffonne offerte à notre humour,
Festin pour nos ricanements.
Que nous avons ri ce jour là,
Toi sous la terre et moi dessus,
De leurs bedaines et de leurs phrases
Enflées d’Honneur-Patrie,
Bouffies de Marseillaises
De l’œil soudain grave et du front soucieux,
Des trois pelletées de rigueur
Dûment arrosées d’eau bénite
Et des courbettes aussi
Que tous ces gens, ces braves gens,
Qui n’aimaient pas beaucoup ton rire,
Te prodiguaient si gravement.
Car rien ne manquait à la fête
pour les enterrer tout de bon
Ce rire, ce Nom,
Seuls rescapés, vrais survivants,
De notre lamentable
vie de cons…

Et j’ai tant fait pour retrouver ton âme,
Et j’ai tant cherché par les nuits sans sommeil,
Pour comprendre, à la fin, que ton âme c’était
Ce que j’emportais ce jour là,
Tel un enfant, vivant et chaud,
A travers la vie désolée.
Et cette âme, je l’ai gardée…

Mais, au morfil des jours, j’accroche les lambeaux
Du rire déchiqueté qu’emportent au hasard
Les mêmes P.C.
Les mêmes dossiers,
Les mêmes mots automatiques,
La même pendule à pointage,
Et, pour ouvrir la même porte,
Au haut des mêmes huit étages,
Le même “38” où, ce soir,
Frère au rire énorme, au nom lumineux,
Tu vins, toi le vivant,
T’assoir parmi les morts…

Madeleine, mars/avril 1950.

riviere-petit

DEAD END

Un poème de Mad

De la fenêtre où je chantais,
Je vois ta forme disparaître
Cette chose à quoi je fus toute et qui s’en va…

Tout doucement, rentrer dans l’ombre,
La solitude et le silence
De l’autre monde
Où tout le monde
Est à tout le monde,
Où nous n’avons plus
Rien à faire ensemble…

Où vivotent à travers le temps,
Sans savoir pourquoi ni comment,
D’étranges morceaux de bidoche
Plus ou moins fraîche,
S’étonnant du sang dans leurs veines
Et de n’avoir point
d’ailes autour du cœur…

Aussi fièrement
Que je fais l’amour, tu t’en passes,
Il se tait, d’autres interrogent,
Vous pleurez mais nous
Plus logiques
Sur une musique nègre,
Désespérée comme un regard
De fou,
Crions de toute notre chair
Qu’il n’y a pas,
Qu’il n’y aura jamais
D’ISSUE.

Madeleine.

St. Germain des Prés, mars 1947.