– Écoute, Georges Fontenis est mort.
– Ah flûte ! Quand çà ?
– Hier. L’enterrement c’est vendredi. Je vais y aller. Il y aura les copains.
– Je ne vais pas pouvoir y aller mais cela me rappelle tellement de choses, des tas de souvenirs. L’Alternative Libertaire va faire quelque chose?
– Certainement.
Je raccroche. Georges était malade depuis très longtemps et je m’en veux de ne pas avoir osé lui téléphoner depuis, depuis… depuis au moins deux ans. Depuis la mort de T. Je l’avais surtout connu lorsque nous avions, il y a une dizaine d’années édité son bouquin: Changer le monde.
L’ancien dirigeant de la Fédération Communiste Libertaire avait été diabolisé! Georges était le diable. C’était comme cela qu’il s’était présenté, un soir, dans un relais autoroutier, du côté d’Orléans, de retour d’une manifestation nationale des collectifs chômeurs, en 97 ou 98, alors que je lui faisais connaître un copain anarchiste de Limoges. Et c’est toujours ainsi que certains anarchistes le désignent. Il suffit, même après sa disparition, d’aller voir les forum de discussions libertaires.
http://forum.anarchiste.free.fr
http://forum.anarchiste-revolutionnaire.org
http://endehors.net
Moi je m’en souviens comme un type chaleureux, pas dogmatique pour un sou, plutôt drôle, et qui avait le sens de l’amitié par dessus tout. Et puis je me souviens surtout de cette réunion à Toulouse, ce devait être il y a dix ans, dans la salle de la FOL, rue des Amidonniers. Oh, nous n’étions pas très nombreux, une trentaine peut-être et nous nous connaissions presque tous. Georges Fontenis était venu présenter son livre. Il répondait aux questions, racontait l’histoire de la FCL, la Fédération Communiste Libertaire, et comment cette organisation avait disparu sous les coups de la répression policière et judiciaire pour avoir, dès 1954, soutenu activement l’indépendance algérienne.
Georges demanda alors le témoignage d’un de ses vieux copains, venu tout exprès du Larzac: Pierre Morain. Et celui-ci raconta l’histoire de la manifestation du 1er Mai 1955 à Lille. Comment, jeune militant de la FCL, il avait, avec d’autres, rejoint le cortège des ouvriers algériens, dès le départ de la manifestation syndicale et comment les flics avaient chargé, puis tiré, dès l’apparition du drapeau vert et blanc. Lors de son procès, au Tribunal de Lille il répond au Procureur ou au Président du Tribunal qui lui demandait ce qu’il faisait, lui, Français, dans cette manifestation: “moi je ne suis pas français, je suis ouvrier”. Cette phrase je m’en souviens encore, je l’ai citée depuis le plus souvent possible. Mais ce dont je me souviens aussi c’est de Georges Fontenis, la main sur l’épaule de “son vieux camarade” se mettant à pleurer en rappelant ensuite les mois de prison, les amendes énormes, le journal “Le Libertaire” constamment saisi, puis la clandestinité et la disparition du courant communiste libertaire.
Oh, je sais… Cette histoire est incroyable parce que cette résistance là au colonialisme français a été depuis totalement gommée. D’abord parce que dès 1954 ces libertaires français avaient soutenu le MNA, bien implanté en métropole et dont ils connaissaient certains militants et non le FLN, surtout présent en Algérie. Comme c’est le FLN qui a arraché l’indépendance, l’Histoire algérienne a oublié et nié le MNA de Messali Hadj et ses soutiens français. Comme me l’écrit Pierre Morain : En ce qui concerne le soutien préférentiel au MNA, effectivement, nous ne connaissions pas encore le FLN. C’est en prison, à Douai, que les copains algériens et moi avons appris le création de la Fédération FLN en France.
L’autre raison de cet oubli de l’histoire c’est que l’anticolonialisme de la FCL était fondé sur une solidarité de classe entre travailleurs algériens et français. Le PCF qui aurait pu et du avoir ce type de réaction considérait quand même les Algériens comme des travailleurs différents, étrangers. Il n’y eut, à cette époque, que les trotskistes (de tendance Franck ou de tendance Lambert) a avoir cette réaction viscérale. Plus tard, en 57, 58, c’est par conviction philosophique, rejet de la torture, antimilitarisme, refus de la conscription, voir conviction religieuse, que d’autres se lancèrent, courageusement, dans le soutien au FLN, entre temps bien implanté dans l’immigration, sous le nom de “porteurs de valises”. Lire sur ce sujet le livre de Sylvain Pattieu: Les camarades des frères: (http://bataillesocialiste.wordpress.com/2007/05/26/411/) et, plus connu, Les porteurs de valises de Hamon et Rotman paru au Seuil, en poche)
Alors que d’autres “anarchistes”, ceux de la FA, (Fédération Anarchiste) se retranchèrent prudemment en renvoyant dos à dos les deux nationalismes français et algériens, gardant ainsi les mains propres, c’est l’honneur de la FCL et de Georges Fontenis d’avoir été, dès le début, du côté de l’Algérie libre.
Moi qui me contrefous (maintenant) des batailles idéologiques lorsqu’elles sont détachées des situations concrètes (comme il est dit dans la chanson: c’est reculer que d’être stationnaire, on le devient à trop philosopher) j’ai pour Georges Fontenis, qui disparaît aujourd’hui, et ses copains comme Pierre Morain, une amitié profonde. Ils ont fait, par solidarité ouvrière, ce qu’ils ont pu, comme ils l’ont pu, et c’était bien mieux que de se cantonner à être spectateur. Et en tout cas bravo pour cette réplique: Je ne suis pas français, je suis ouvrier.
Caillou, 6 septembre 2010
Lire aussi http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article3685
Sur cette histoire de la manifestation du 1er Mai 1955 à Lille j’ai retrouvé une dizaine de pages dans l’excellent livre de Jean-René Genty Le mouvement nationaliste algérien dans le nord (1947-1957) paru aux éditions l’Harmattan. Je les copie ci-dessous en le remerciant de m’y avoir autorisé.
Le tournant de mai 1955
Les incidents du 1er Mai
La participation des nationalistes algériens aux défilés syndicaux du premier mai faisait partie de l’exercice militant. Pour le 1er Mai 1955, le Mouvement National Algérien s’efforça de continuer la tradition et appela ses militants et adhérents à participer aux manifestations sous leurs propres couleurs. Cependant la situation avait considérablement évolué depuis l’année précédente. D’une part, les nationalistes étaient d`une manière ou d’une autre en guerre contre la métropole et d’autre part, la tension avec le mouvement communiste n’avait jamais été aussi vive. Les événements du 1er mai allaient illustrer cette réalité.
Comme chaque année, l’union locale C.G.T organisait un cortège pour le jour de la fête du travail. Le 1er Mai 1955, dès 8h30, 1200 Algériens venus de Roubaix, de Tourcoing et des principales villes du bassin minier se rassemblèrent rue Gambetta devant la Bourse du Travail. Les journalistes notèrent la présence d`un important service d’ordre qui encadrait les manifestants. À 10h 15 les Algériens laissèrent passer le cortège de la C.G.T emmené par plusieurs fanfares. À 10h30, le responsable du M.N.A lançait un mot d’ordre en arabe et les 1200 manifestants algériens se placèrent sur la chaussée, arborant le drapeau vert et blanc ainsi que des pancartes et des banderoles
Le commissaire de police chargé de suivre la manifestation demandait alors aux Algériens de retirer les symboles du nationalisme. La direction de la CGT tentait une médiation, mais le responsable du M.N.A répondit : « que leur présence et leur manifestation n’avaient rien de commun avec celle de la C.G.T. Que leur projet était de réclamer la libération de Messali Hadj »
Les forces de police reçurent l’ordre d’intervenir. Elles laissèrent passer le cortège métropolitain et bloquèrent les Algériens à l’intersection de la rue Gambetta et du Boulevard Solférino en tentant de s’emparer des banderoles et des pancartes. Les affrontements très violents durèrent plusieurs heures dans tout le quartier situé entre la préfecture et le théâtre Sébastopol. Dans un article de novembre 1955, « Nord-Éclair » dressait un bilan des dégâts occasionnés qui témoignait de la violence des affrontements. Pour 160 dossiers de dommage sur 200 la somme à payer était de 5084817 F. 80% revenant à la charge de l’État. Cinquante véhicules furent endommagés et leur répartition permet de délimiter la zone des affrontements.
RUES
Rue de Puebla 1
Rue Solférino 7
Rue Nationale 6
Rue Jacquemars Giélée 2
Place de Strasbourg 1
Rue Boucher de Perthes 2
Boulevard de la Liberté 6
Boulevard Vauban 1
Rue Gambetta 1
Rue Sébastopol 1
Total 26
Un responsable du M.N.A décrit des années plus tard la violence des affrontements:
“. . .Nous, on s’est dispersé en plusieurs groupes dans les autres rues. Il y avait des voitures des deux côtés de la rue. On a commencé à frapper avec n’importe quoi, surtout des briques. Il y avait des monts de briques juste au bord de la rue, à côté d’une église. C’est là que ça a commencé. Il y avait même un camion plein de bouteilles de lait, des bouteilles de verre. On l’a arrêté, le chauffeur est parti. Toutes les bouteilles de lait sont parties sur les forces de l’ordre. Des fois, ils viennent, on charge. Des fois, on les fait reculer jusqu ‘à la place. J’ai vu des C.R.S blessés, tombés à côté des trottoirs… C’était le mois de carême à ce moment-là, et on est même resté jusqu’à une heure de l’après-midi. La place de la préfecture était encerclée par les policiers et nous on les encerclait de chaque côté avec des bâtons, des cailloux et des briques. Eux ils tiraient. Ils ont tiré sur nous. On a eu sept blessés, un qui est resté sur le tas, blessé à la cuisse, il n’a pas pu s’enfuir. Les autres on les a mis dans les voitures”.
L’évocation de ces scènes par la presse régionale valide le témoignage du militant en soulignant la violence des affrontements et particulièrement l’utilisation par les Algériens de briques et de boîtes de conserve remplies d’essence enflammée. Les charges de police furent nombreuses et violentes. Le quotidien communiste «Liberté» donna une description circonstanciée:
” Alors que la tête du cortège se trouve à l’extrémité de la place de la République, au moment où un important groupe de Nord-Africains, qui attendait rue Gambetta, veut se joindre à la manifestation comme cela se fait chaque année, la police intervient. C’est le déclenchement de la brutalité policière. Les Nord-Africains sont personnellement visés… Des Algériens qui s’étaient réfugiés dans des cafés de la rue Gambetta sont jetés dehors par la police et acculés contre les vitrines et sont matraqués violemment. Les C.R.S. viennent en renfort. Quelques bombes lacrymogènes sont lancées, des vitrines volent en éclats, les Nord-Africains ne savent pas où s’échapper,poursuivis par les CRS. bientôt ils ripostent à coups de cailloux…”
Seuls contre tous ?
Comment interpréter ces événements lillois ? Rappelons d’abord qu’ils ne furent pas circonscrits à l’agglomération lilloise. Des incidents survinrent dans la plupart des villes industrielles de la région. Ces affrontements doivent être replacés dans le climat très tendu qui régnait alors entre forces de l’ordre et militants algériens.Depuis 1949, les défilés du premier mai étaient emmaillés d’affrontements très violents. De manière plus générale, la violence imprégnait fortement les rapports sociaux dans la région du Nord depuis les années trente. Les grèves de 1947 qualifiées d’insurrectionnelles étaient encore très proches dans le temps. Tant les techniques de maintien de l’ordre que les comportements individuels ne contribuaient guère à diminuer la tension. Le rapport journalier du commissaire central de Douai montre bien l’état d’esprit et la manière d’agir des forces de l’ordre et des manifestants.
“Vers dix heures, une centaine de Nord-Africains ont réussi par petits groupes à s’infiltrer à l’intérieur du dispositif de police contrôlant les voies et les ponts donnant accès au centre-ville. Ces Nord-Africains se sont groupés en quelques minutes, Place d’Armes à Douai où ils ont tenté de former un cortège en vue d’une manifestation dans le centre-ville. Ces manifestants ont été immédiatement dispersés par des éléments du corps urbain présents sur les lieux où est également arrivée une demi C.R.S. qui a continué à refouler des Nord-Africains en désordre vers les quartiers arabes, puis vers l’extérieur de la ville. Au cours de cette brève échauffourée, un sous-brigadier et deux gardiens de la paix ont été légèrement blessés. De leur côté, plusieurs Nord-Africains ont été plus ou moins contusionnés au contact des forces urbaines. Au total 24 Nord-Africains ont été appréhendés au cours de la journée et, sur 9 d’entre eux déférés au Parquet pour port d’armes prohibées, détention de banderoles séditieuses et rébellion, 8 ont été écroués. Un autre Nord-Africain en état de désertion, venu de Paris, a été remis au service de la Gendarmerie de Douai.”
Les affrontements lillois au cours desquels les Algériens se retrouvèrent isolés s’inscrivaient dans le divorce définitif entre la gauche ouvrière métropolitaine et le nationalisme algérien.
À Paris, le 1er Mai 1955 avait été particulièrement difficile. Des milliers d’Algériens avaient défilé sous leurs propres couleurs. À l’issue de cette manifestation, plusieurs centaines se rendirent par petits groupes au meeting de Vincennes, organisé par la C.G.T et le P.C.F. Là, ils déployèrent des banderoles portant les mots d’ordre du M.N.A., des drapeaux algériens et des portraits géants de Messali et de Moulay Merbah. Lorsque les dirigeants de la C.G.T refusèrent la prise de parole d’un responsable du M.N.A., les Algériens quittèrent en masse le meeting. On retrouvait là une pratique habituelle des nationalistes algériens qui n’hésitaient pas depuis de nombreuses années à « pirater » les meetings de la C.G.T. Mais à de nombreuses reprises au cours de la période 1947-1953, le mouvement communiste, et notamment la C.G.T., ne refusait pas l’appoint des migrants. Les comptages effectués par la police et par la presse montraient à l’évidence que les Algériens fournissaient la grande majorité des participants aux défilés du premier mai dans la région. Cela était peut-être moins vrai dans la région parisienne, encore que les Algériens constituaient un apport précieux, si on en croit la réflexion cynique de Jacques Duclos citée par Philippe Robrieux. S’appuyant sur le cahier sur lequel l’intéressé prenait des notes lors de réunions, l’historien rapporte que lors des réunions préparatoires des 19 et 26 mai 1952 aux manifestations de protestation contre la venue du général Ridgway, le secrétaire général par intérim du parti communiste aurait tenu le raisonnement suivant: il faut donc « faire plus pour que les ouvriers français soutiennent les Algériens dans leur lutte, ce qui nous permettrait de les avoir avec nous contre Ridgway … même si c’est seulement sur le mort d’ordre « Libérez Messali » qu’ils manifestent ». À la fin de cette journée de manifestation Jacques Duclos fût arrêté. Ces attitudes laissaient entrevoir des arrière-pensées peu propices à des alliances porteuses politiquement. Il est vrai que le combat anticolonial demeurait circonscrit à des milieux très restreints.
Les relations entre organisations continuèrent de se dégrader. Mais il est intéressant pour éclairer le débat de s’attarder sur les réactions du mouvement communiste à la suite des affrontements du premier mai 1955 à Lille. Au moment des faits, l’absence de réactivité apparaît patente, encore que les responsables essayèrent de s`entremettre entre la direction du M.T.L.D. et les forces de police. On peut d’ailleurs s’interroger sur la possibilité d’organiser une riposte politique à chaud dans des scènes d’émeute.
Le quotidien communiste «Liberté » donna une version édulcorée qui gommait toute césure entre manifestants algériens et métropolitains. À l’issue de la manifestation, Louis Manguine, figure historique du parti communiste dénonça « la politique des pleins pouvoirs, les lois scélérates et la loi d’urgence ». Une délégation comprenant des responsables du parti communiste, de la C.G.T. et du Secours Populaire se rendit à la Préfecture « pour protester contre les violences policières ». Les discours tenus par les responsables du mouvement communiste et les actions organisées montraient la difficulté pour le parti communiste de se positionner dans ces affaires. Les Algériens fournissaient un apport appréciable des effectifs cartés à la C.G.T. et la direction devait évidemment en tenir compte. Mais, épouser trop étroitement ou tout au moins regarder avec bienveillance les mots d’ordre du mouvement nationaliste ne devait pas entraîner une coupure trop forte avec les ouvriers métropolitains. Les communistes avaient connu la difficulté depuis le début des années cinquante dans les grandes unités employant une main-d’œuvre algérienne relativement nombreuse. Cette difficulté était peut-être encore plus marquée dans la région du Nord où le mouvement ouvrier s’était ressourcé au patriotisme le plus ombrageux. Le parti mit donc 1’accent sur la lutte contre la guerre. Le 19 mai 1955, le conseil des ministres décidait le rappel de 500 000 hommes. À partir d’octobre, le parti communiste se mobilisa dans la lutte contre les rappels.
La répression du mouvement
Les premiers procès des manifestants arrêtés se déroulèrent devant le tribunal correctionnel à partir de la deuxième quinzaine de mai. Mais les suites furent à la fois amplifiées et occultées par l’affaire Pierre Morain.
Au début de juillet, la presse locale annonça l’arrestation à Roubaix d’un communiste libertaire, Pierre Morain, et le démantèlement d’une cellule anarchiste recrutant en milieu algérien. Depuis juin 1952, la fédération anarchiste avait été prise en main par un groupe clandestin, l’Organisation-Pensée-Bataille, dirigé par l’instituteur Georges Fontenis. Le groupe se réclamait ouvertement du communisme-libertaire et donna une orientation activiste à la vieille fédération. Il s’engagea vigoureusement aux côtés des nationalistes algériens. Ce fut dans ce contexte que Pierre Morain, jeune ouvrier terrassier originaire de la région parisienne, vint s’établir à Roubaix à la mi-avril 1955, en accord avec la direction du M.N.A. Militant C.G.T., il avait pour mission de favoriser les contacts entre nationalistes algériens et syndicalistes français. Il se rendit vite compte de la difficulté de la tâche.
« Dans l’entreprise Carrette-Duburcq, de Roubaix, où je travaillais à partir du 21 avril, je n’ai pas entendu parler de section syndicale. J’étais sur un petit chantier avec surtout des travailleurs algériens. Du côté français pour créer le comité de soutien, je suis parti de zéro et les événements se précipitant, je suis resté au même plan. J’avais bien deux adresses d’abonnés au « Libertaire » sur la région, mais ce n’était pas des militants. Le premier contact le faisait rencontrer un lecteur plutôt style Fédération Anarchiste, qui, sous prétexte d’internationalisme, renvoyait dos à dos nationalisme algérien et nationalisme français sans prendre parti. »
En fait Pierre Morain se consacra essentiellement à la vente au numéro dans les cafés algériens du « Libertaire ». Le journal était bien accueilli car il consacrait beaucoup de place au combat national et publiait régulièrement des communications de Messali Hadj.
Pierre Morain participa au défilé du premier mai à Lille où il fut un des rares métropolitains à faire le coup de poing aux côtés des Algériens. Militant du Mouvement de Libération Anticolonialiste (M.L.A.) qui, à Paris, rassemblait des anarchistes, des trotskistes et des militants appartenant à la mouvance qui deviendra ensuite la « Nouvelle Gauche », il rédigea un tract dont il disposa des exemplaires aux arrêts de bus de Roubaix, Tourcoing et Croix. Une patrouille des douanes – on se trouve en zone frontalière – l’interpella et releva son identité. Le lendemain, la B.S.T. perquisitionnait l’hôtel café restaurant où il logeait et procédait à un long interrogatoire au cours duquel les policiers tentaient de savoir s’il était l’auteur de l’article sur le premier mai à Lille publié par « Le Libertaire ». Le 29 juin, Pierre Morain était arrêté, inculpé de « reconstitution de Ligue dissoute » pour sa participation à la manifestation du premier mai. Le Libertaire titrait de la manière suivante son édition du 7 juillet 1955: “Notre camarade est le premier militant anticolonialiste français incarcéré depuis le débuts des événements de novembre“.
Le premier juillet, la Cour d’Appel de Douai prononçait des condamnations qui alourdissaient les peines de première instance par le Tribunal Correctionnel de Lille à l’encontre d’un groupe de manifestants lillois :
Tableau des peines prononcées
NOM Age Profession Résidence 1ère peine Appel
Rabah Chalal 24 Manœuvre Tourcoing 1 an 2 ans
Moktar Goun Manœuvre Roubaix 10 mois 18 mois
Amar Bouzeria 29 Teinturier Lille 1 an 18 mois
M. Bentayeb 32 Manœuvre Roubaix 6 mois 6 mois
Le 29 juillet, le procès d’un second groupe de manifestants se déroulait devant le Tribunal Correctionnel de Lille pour reconstitution de ligue dissoute et participation à la manifestation du premier mai. Pierre Morain figurait parmis les prévenus au titre du premier chef d’inculpation. Celui-ci s’appuyait sur les articles publiés par « le Libertaire » au sujet desquels l’accusation affirmait qu’il en était l’auteur. La défense était assurée par Maître Dechezelles du barreau de Paris, avocat des nationalistes algériens et Maîtres Rohart, Portallet, Noiret et Foucart du barreau de Lille.
Effet du temps qui s’était écoulé ou efficacité de la défense ? Les peines prononcées cette fois-ci semblèrent moins sévères.
Nom des prévenus Peines prononcées par le tribunal correctionnel
Aït Ahia 5 mois
Amarouche Amar relaxé
Benaïssa Mohamed 1 mois
Bouzar Azonaou 1 mois
Ghamma Ali 2 mois
Ghétouane Ahmed 1 mois
Dellas Ali relaxé
Ghalmi Abdelkader 2 mois
Ghoul Saïd 2 mois
Guelial Maklouf acquitté
Haman Mohamed 40 jours
Khelifi Amar 1 mois
Kirouche Maklouf 3 mois
Mekki Amar 5 mois
Medjane 3 mois
Ouali Saïd 1 mois
Gulni Lakdar 40 jours
Ourachi Omar 1 mois
Saoune Ahmed relaxé
Tiloua Boufjena 5 mois
Zechlache Brahim 40 jours
Nechak 4 mois
Morain Pierre 5 mois
Guellal Said acquitté
La thèse de la police apparaissait curieuse dans la mesure où elle affirmait avoir démantelé une cellule communiste libertaire implantée chez les migrants algériens. En fait la réalité était tout autre. Les manifestants arrêtés proclamaient leur appartenance au Mouvement National Algérien et se réclamaient de la filiation du M.T.L.D. Les avocats soulignèrent que la manifestation du premier mai 1955 était légalement autorisée et que les incidents avaient été provoqués par les charges de la police.
Jusque là, la présence d’un ouvrier métropolitain sur les bancs des prévenus n’avait pas vraiment attiré l’attention. Tout devait changer à partir de septembre. L’affaire Pierre Morain commençait.
La mobilisation des anticolonialistes radicaux : l’affaire Pierre Morain.
Le parquet de Lille fit appel de certaines condamnations de juillet. Parallèlement, on apprenait que Pierre Morain devait être transféré à Paris pour être présenté à un juge d’instruction de la Seine.
À la fin du mois de septembre, la cour d’Appel de Douai aggravait les condamnations
Nom Métier Résidence Âge 1ère peine Appel
Aït Ahia Maçon Roubaix 5 mois 10 mois
Benaïssa Roubaix 28 ans 1 mois 2 mois
Bouzar Plisseur Tourcoing 22 ans 1 mois 2 mois
Dellias Ali Emballeur Tourcoing acquitté 2 mois
Morain Pierre Terrassier Roubaix 25 ans 5 mois 1 an
Nechac Journalier Lille 21 ans 4 mois 10 mois
Le cas de Pierre Morain commençait à attirer l’attention. Le procureur lui avait réservé un sort particulier dans son réquisitoire : “pour Morain, le cas est plus grave, car, Messieurs, Morain est français…”
Devant la lourdeur de la peine et les autres procédures qui s’annonçaient, un comité se constitua à Paris, regroupant les différents milieux anticolonialistes emmenés par Jean Cassou, l’historien d’art résistant, Claude Bourdet, ancien responsable du mouvement Combat, Daniel Guérin, qui était alors très proche de la Fédération Anarchiste et l’avocat Yves Déchezelles. En fait, le comité était surtout animé par deux militants anarchistes, Jacques Danos et Armand Robin.
Le comité pour la libération de Pierre Morain devint un des premiers lieux de regroupement des anticolonialistes radicaux. Il permit de mener une campagne de popularisation de la cause des nationalistes algériens et notamment de ceux du M.N.A. Le 27 octobre 1955, « le Libertaire » annonçait l’adhésion au comité de Messali hadj. Le 17 novembre « L’Express » publiait une note en soutien à Pierre Morain signée d’un nom prestigieux Albert Camus. Au sujet de ce dernier, il convient de rappeler que le triomphe du F.L.N. et la mise en exergue des soutiens dont il bénéficia dans les milieux intellectuels français, ainsi que les échos d’une querelle mise en scène autour de citations placées hors de leur contexte (la mère ou la justice) ont complètement occulté le fait que Camus avait suivi avec beaucoup d’attention le combat nationaliste, et qu’il conservait des contacts avec des militants dont il avait été parfois proche.
Le 8 décembre Pierre Morain était transféré à la prison de la Santé en application d’un mandat d’amener délivré par un juge d’instruction de la Seine pour atteinte à la sûreté de l’État. En février 1956, le comité publia une brochure intitulée « un homme, une cause : Pierre Morain, un prisonnier d’État ». L’instruction traînait en longueur et finalement, Pierre Morain retrouvait la liberté en mars 1956.
Sur le plan local, la manifestation organisée le premier mai 1955 par le MNA avait montré deux choses, la force militante de l’organisation dans la région du nord, ainsi que son isolement politique qu’attestait l’affaire Morain. L’émeute de Lille avait desservi l’image du mouvement et permis à la police d’actualiser ses fichiers et de démanteler une partie de l’appareil.
Pages 130 à 137. Jean-René Genty. Le mouvement nationaliste algérien dans le nord (1947-1957)