La calentita au coin des yeux !
(pour les petites croûtes au coin des yeux)
À la mi-juillet. Dans un sous-bois. Dans les environs de Montpellier. Tout autour, dans les collines, où le maquis de broussailles grésille sous la chaleur de midi, les cigales stridulent. Un peu en contrebas le mouton du méchoui tourne lentement sur ses braises, géré par les hommes, aux fronts de sueur et qui rient en buvant l’anisette.
Nous sommes dans un pique-nique organisé par une association d’amitié franco maghrébine, surtout culturelle. Elle a la particularité de rassembler des amoureux de l’Afrique du Nord, qu’ils soient Arabes, Pieds-noirs, Berbères, Juifs ou anciens coopérants. C’est une longue histoire, marquée par la colonisation, le racisme, l’antisémitisme, la guerre, l’exode, l’exil et le mépris. C’est une histoire douloureuse aussi. Mais là, dans ce sous-bois de petits chênes, il ne s’agit plus de déchirures ou de repli sur sa propre communauté. Les participants viennent y chercher autre chose.
Si l’association prend en charge le mouton du méchoui, il est de tradition que chacun, et surtout chacune, prépare un plat pour la kémia, cet assortiment de petites choses que l’on mange avec l’apéritif, ou pour les hors d’oeuvre, pour ses grandes assiettes de salades aux mille parfums, pour les desserts aussi…
Les raconter un à un serait trop long et fastidieux. Mais c’est sur de longues tables à tréteaux que s’alignent, au fil des arrivées, les petits plats en grès remplis de moules, de sardines à l’escabèche, de petits poulpes dans leur encre, les coupelles d’olives, les tramousses (que les Français appellent lupins), les bols remplis de pistaches, les purées de pois chiches…
On en est aux discours. Il en faut bien. Et tous les invités, assis sur des pliants ou debout, les bras croisés, sont en cercle, tandis que la présidente de l’association remercie les gens qui nous ont offert l’accès à leur terrain, au-dessus de la maison blanche à terrasse que l’on devine entre les arbres. On a faim. La fumée du méchoui dont la graisse bouillotte en tombant sur les charbons ardents nous fait frissonner des papilles.
Et puis, les remerciements terminés, tout le monde se retourne et on se dirige vers les tables dressées. Au milieu des hors d’oeuvres, dans un grand plat en verre, il y a un flan, blanc et croustillant, qu’une dame âgée découpe en petites parts avec une pelle à tarte. Elle sert chaque assiette que les convives lui tendent. Un attroupement tourne autour d’elle, essentiellement féminin. Toutes les dames présentes se pressent autour de ce plat. Et elles se mettent à le commenter. C’est la calentita. À base de farine de pois chiches avec des oeufs, mis au four et parfumé au cumin, cette tranche odorante, arrosée d’un filet d’huile d’olive, semble très simple. Les gens la mangent avec du pain et de la harissa. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Mais c’est dans les conversations que cette dégustation enchaîne que je découvre bien plus ce plat que dans mon assiette en carton. D’ailleurs il n’y en a déjà plus.
Tous les convives, autour de la table, racontent leurs rapports à la calentita. Ce plat, d’origine andalouse, était vendu dans les rues d’Oran, puis de toute l’Algérie, par de petits marchands arabes et les passants le dégustaient dans une tranche de pain. Une vielle dame, certainement d’origine pied-noir, se met à imiter le cri de ces marchands : « calentiiiiiiiiita » et tout le monde rit. Une autre, aux traits typiquement mauresques, n’est pas du tout d’accord sur la façon dont cette autre jeune femme, manifestement plus européenne prépare la calentita.
Les hommes eux ne disent rien sur la calentita mais… ils la mangent, arrosée d’un verre de blanc.
Qu’on l’appelle socca, farinata, calentita, qu’elle vienne de Nice ou de Gibraltar, qu’on la mange à Tanger ou à Bône… C’est toujours plus ou moins la même chose.
Aujourd’hui, dans ce sous-bois, autour de ce petit plat sans importance, c’est toute la culture méditerranéenne qui se raconte et se transmet. Tout à l’heure, nous aurons d’autres sujets de discussion et de divorces. On fera des choses importantes en faisant la promotion des poètes algériens dont personne ou presque en France ne se soucie. On construira un monde plus fraternel, plus ouvert aux cultures des autres, mais, finalement, ce brassage culturel ce sera vraiment réalisé dans la dégustation commune d’un plat qui rappelle le pays de l’enfance, l’insouciance (certainement mythifiée), et l’unité perdue et pourtant culturellement toujours vivante des petits peuples du Maghreb.
Caillou, 16 décembre 2011
L’association c’est Coup de Soleil
La recette de la calentita