À l’heure où tout le monde y va de son cinquantenaire, je me permets de ressortir de mes cartons ce souvenir. C’est mon Mai 68 à moi…
C’est une salle très large, très haute, compartimentée en boxes de deux lits. Il y a un couloir qui la traverse tout entière, de la porte d’entrée à la grande verrière de l’autre côté. Et puis des armoires en ferraille qui isolent, mais pas vraiment, des espaces éclairés par les immenses fenêtres à petits carreaux.
Tu es dans le premier lit à droite.
À côté de toi, il y a une vieille femme qui dort ou somnole, la bouche ouverte, elle a des poils sur le menton et des yeux enfoncés. Est-ce qu’elle souffre encore ? Est-ce qu’elle le sait? Est-ce qu’elle sent la douceur du soleil, un peu voilé, qui repose sur la couverture blanche des Hôpitaux de Paris? Tu me regardes m’approcher doucement vers le pied de ton lit.
Dehors, on entend les cris de la manif qui passe. Quelqu’un a ouvert une fenêtre. On entend hurler: « Libérez nos camarades ! Libérez nos camarades!». Ce n’est pas encore de l’histoire, cela le deviendra. C’est pour l’instant du temps présent, un bouleversement que je crois permanent, qui ne sera que fugitif.
Tu me regardes et tu me souris. Tu es sans forces, tu n’es plus qu’un objet que l’administration a posé là, en attendant de savoir ce qu’on peut faire. Je te croyais indestructible, et c’est la pleurésie, revenue de Suisse, qui t’arrache à ton emploi du temps pour t’obliger à l’immobilité et à l’attente.
Tu me regardes et tu te marres, mais juste un peu, sans faire trop bouger ce qui t’élance, ce qui te tire et que tu mets toute ton énergie à assoupir. Tu es allongée et je ne te vois même pas de livre, toi qui lis tout le temps. «Je savais bien que tu y serais » Tu parles doucement, dans un souffle. Je me penche. «Je me doutais bien que tu allais revenir à toute vitesse….» Tu m’embrasses en me tenant par les épaules. Moi je suis gauche, maladroit, d’un pied sur l’autre. « Pourquoi tu ne m’as pas écrit? J’ai appris en rentrant qu’ils t’avaient emmenée à l’hôpital… »
Ton appartement minuscule avec Bata, ton père et son chien, et ton absence, incroyable un matin à 6 heures 30 ! Les voilà seuls tous les trois pour aller faire les courses et la tambouille, la lessive et le ménage. Nous voilà seuls sans toi qui faisais le pivot, le rancard, le point fixe, mais aussi tout le reste, courant entre le bureau et l’Uniprix de la rue Réaumur, les factures à payer, les lettres à terminer, les amies perdues de vue, les passions sans temps morts.
Cela fait 2 jours que je n’ai dormi qu’à la sauvette, sur une banquette de bagnole prise en stop en Auvergne, à l’arrière d’un camion qui remontait sur Paris et qui m’a laissé Porte d’Orléans, près du périphérique. Quelques heures volées dans l’arrière-salle du café de la rue des Fossés Saint- Jacques avant qu’on ne s’élance dans la masse compacte et noire des flics à pèlerine caoutchoutée.
«Cela n’aurait servi à rien, tu étais loin, et qu’aurais-tu pu faire de plus ?» Et c’est vrai que Bata a dû téléphoner, ne pas s’affoler, s’occuper des papiers, prévenir le patron. Qu’est-ce que j’aurais fait de plus moi qui ne suis plus que de passage à la rue Saint-Sauveur. Moi qui peine à grandir… Tu es tellement consciente de mon inconscience. Tu te mets toujours à la place des autres, jusqu’à ce qu’ils te bouffent. Et puis, pour une fois, c’est toi qui craques.
Les valides se sont agglutinées sur le rebord de la fenêtre. C’est dehors que cela se passe. La vie, la vraie vie, elle est en train de défiler sous leurs fenêtres. Elles se sont toutes retournées quand je suis entré. Leurs regards sont armés. Et moi qui suis beau – quand je me revois sur les photos je ne me reconnais plus depuis si longtemps – et sérieux, moi qui me prends au sérieux, moi qui suis du dehors, de la foule, des espoirs insensés et pourtant croyables, à portée de main, «Ce n’est qu’un début, continuons le combat !», moi qui suis en train de tendre l’oreille pour suivre la manif, moi qui sais qu’il faut que je reparte, et toi qui me souris et qui me souffles: «Allez, vas-y, fous le camp, ils ne t’attendront pas !»
Je ne crois même pas m’être assis. J’ai filé. J’ai refermé la porte de la salle de l’Hôtel-Dieu et cet instant de quelques minutes, volé à l’affrontement historique entre le futur et le monde ancien – « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! » – m’est reste coincé dans la gorge, au point qu’il est toujours vivant, alors que le temps de l’utopie est mort depuis des décennies.
Plus tard, en août, dans un sanatorium des Alpes, tu me diras que le silence qui avait suivi mon départ t’avait vengé des remarques et des commentaires de ces vieilles femmes haineuses à leurs fenêtres. Tu me diras que tu étais avec moi, partout. Que nous avions bien raison de ne pas nous satisfaire de cet ennui sans fin du gaullisme et des politiciens.
Plus tard, bien plus tard, tu iras rejoindre le camp des disparus et me laisseras seul avec le regret de Mai 68, de ma jeunesse et de ma mère.
Caillou
Texte paru dans l’Agenda 2005 des Passés Simples