Brice vient nous chercher et nous partons pour Tipasa, en passant par Staoueli. Continuer la lecture de Sidi-Ferruch, Tipasa, le tombeau de la Chrétienne, Bou-Haroun. le 14 avril 2012
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Retour à Alger. 13 avril 2012
Brice nous retrouve devant la mosquée de Birmandreis (Bir Mourad Reïs) et nous allons chez lui.
Brice, c’est un ami qui vit en France, en Ariège, mais travaille ici depuis des années. Il adore l’Algérie et les Algériens, s’est pris de passion pour la culture berbère et ses poteries, a pris des milliers de photographies dans les déserts, où l’amène son travail, ou dans les ports, où il va très souvent se promener. Brice a une grande et belle maison qu’il loue dans ce quartier, plutôt résidentiel, des hauteurs d’Alger. Ce soir il y a sa fille, Lucie, de passage à Alger pour un stage de quelques mois, et une femme, souriante et silencieuse, appelons-la Antigone, qui lui tient la maison. Elle a préparé un très bon repas, et, pour une fois, nous buvons du vin. Nous mangeons donc tous ensemble puis ils nous emmènent en voiture dans un autre quartier pour dormir dans l’appartement d’Antigone qu’elle nous prête pour quelques jours.
Le vendredi 13 avril, je me réveille dans cet appartement inconnu. Il a plu toute la nuit. Je ne sais pas où nous sommes, dans quelle rue, dans quel quartier de la banlieue d’Alger. Aquilina, qui ne veut pas manger les petits gâteaux de la réserve d’Antigone, part chercher du pain dans le quartier. À son retour, devant nos bols de café noir, nous discutons de la condition des femmes algériennes. Cet appartement, occupé, apparemment, par une femme seule, est une rareté dans ce pays, où les femmes ne peuvent normalement pas vivre seules mais doivent habiter chez un père, un frère ou un mari. Aquilina me raconte l’histoire de sa cousine, brillante élève, habitant dans une chambre de cité universitaire, mais qui, à la fin de ses études, se retrouve à la rue, ne pouvant plus rentrer dans sa famille, à la suite du divorce de ses parents. Cette cousine a dû se résoudre à épouser un Algérien vivant en Allemagne, donc à quitter le pays…
Aujourd’hui c’est le jour de la prière, tout s’arrête dans le pays. Surtout entre midi et deux heures. Aquilina va passer la journée avec son tonton. Donc quand Brice passe nous récupérer à l’appartement nous allons retrouver cet homme dans une gare routière voisine. C’est un petit monsieur charmant, à l’accent parisien, aux yeux vifs, toujours en train de plaisanter. Aquilina part avec lui et Brice, après avoir apporté de la graine de couscous à sa maison pour le repas, m’embarque alors dans une longue promenade en voiture dans Alger.
Nous allons tout d’abord, profitant d’une accalmie de la météo, jusqu’au monument des martyrs qui domine le sud de la ville.
En-dessous de nous, tout le port et la côte jusqu’au Cap Matifou. Beaucoup de visiteurs, des jeunes surtout, qui se photographient en riant. Ce pays est jeune. J’ai été très surpris d’apprendre, par Omphale, que le taux de fécondité des femmes algériennes s’était, ces dernières années, effondré, car l’Algérie me semble, dans ses rues tout au moins, un pays fondamentalement jeune. Le monument me paraît, en lui-même, plutôt laid. Il est très haut, et à chaque pied, une statue symbolise le peuple algérien, dans une posture héroïque. Bref, nous avons la même chose à la maison !
En contrebas nous allons voir un très grand centre commercial bâti en souterrain. Celui-ci est désert, prière oblige. De grands téléviseurs, accrochés aux piliers, montrent la cérémonie d’enterrement de l’ancien dirigeant Ben Bella à El Aliah, le cimetière d’Alger. Tous les chefs d’États du Maghreb sont réunis autour de l’actuel président algérien. C’est en direct et le commentaire, en français, est murmuré d’une voix compassée, pour témoigner du recueillement de la nation toute entière.
En fait Brice voulait surtout me montrer des tableaux de Baya, une artiste algérienne contemporaine et amie de Picasso, dans une galerie d’Art. Mais celle-ci est fermée. Son peintre préféré c’est Stambouli. C’est très coloré, naïf et gai… Mais je n’y connais rien.
En ressortant je m’approche des immeubles construits par Pouillon juste après l’indépendance. C’est le quartier de Diar El Mahçoul (cité de la promesse tenue). Ils sont déjà bien abîmés et sales mais surtout ce qui m’intrigue c’est la foule des paraboles qui en envahit les terrasses. Et au milieu de toutes ces antennes une cabane habitée par une famille. Le bidonville s’installe sur les toits…
Puis, en voiture, nous nous promenons dans Alger en longeant le bord de mer et en remontant par Bab El Oued. Il pleut maintenant à torrent. Brice a peur que l’eau ne soulève les plaques d’égout et que nous tombions dans un de ces trous invisibles sous le déluge boueux qui dévale les rues. C’est dans ce même quartier que, dans les mêmes circonstances, il y a eu plus de 1000 morts en 2001. Cette ville, dont beaucoup de quartiers pauvres sont accrochés à de fortes pentes, n’est pas faite pour la pluie.
Après le repas, un très bon couscous au grain très fin, ni Lucie (qui doit bûcher) ni Antigone ne voulant nous accompagner, nous repartons mais cette fois-ci vers le cap Matifou.
Ce qui était à l’époque coloniale un lieu de villégiature, un petit port au bord de l’eau, de l’autre côté de la baie, est devenu une banlieue d’Alger. Des barres d’immeubles en construction remplacent les cités d’urgences qui abritent depuis des années les victimes du tremblement de terre de Boumerdess.
La pluie incessante ne fait qu’en rajouter le caractère sinistre. Je retrouve, à travers le pare-brise, le petit port, une maison européenne, et curieusement une ancienne église enchâssée à l’intérieur d’une caserne militaire.
Brice me fait remarquer que c’est à la présence d’arbres le long des trottoirs que l’on reconnaît les anciens centres-villes de l’époque coloniale. Comme si les Algériens, construisant après, avaient oublié de rajouter de l’ombre devant leurs maisons.
On rejoint Aquilina et son oncle à Rouiba, une ville de la Mitidja et on rentre sur Alger. Nous passons récupérer Lucie, et il nous invite à manger des brochettes dans un quartier excentré d’Alger à Draria. Cette ville semble n’avoir comme seule fonction que les restaurants de brochettes. Il y en a sur toute l’avenue centrale et ils ont l’air tous bondés. Il faut dire que c’est vraiment très bon. Et puis nous rentrons. Demain, nous partons visiter Tipaza.
Caillou, 5 mai 2012
Tizi-Ouzou et le Djurdjura. 11 et 12 avril 2012.
Nous partons donc en voiture, de bonne heure, pour aller en Kabylie. Il y a beaucoup d’embouteillages sur l’autoroute mais, à vrai dire plutôt dans l’autre sens, en direction d’Alger. Le nombre de voitures a, en quelques années, explosé. L’essence n’est pas chère, la voirie épouvantable, et la pollution fait, au dessus d’Alger, un voile permanent.
Aquilina se documente pour un projet de bande dessinée qui racontera des événements survenus dans la cité universitaire de Tizi-Ouzou dans les années 90. (Je n’en dis pas plus). Elle doit donc rencontrer plusieurs témoins de cette époque et photographier les lieux, même si, à l’époque, ils étaient en construction. Elle aimerait aussi aller voir la tombe de Karim, un copain mort à Toulouse en novembre dernier. Nous arrivons donc à Tizi et on visite un peu la ville. J’ai l’idée saugrenue de photographier une cigogne juchée pile… au dessus d’un commissariat de police! Du coup nous visitons aussi le commissariat! Le commissaire me dit en rigolant: “Mais ces oiseaux il y en a partout! Pourquoi celui là?” Autant dire que je ne peux pas vous montrer la photo de cette cigogne car il m’a fallu la détruire sous ses yeux.
Le rendez-vous est pris mais c’est dans la ville nouvelle. Nous prenons donc un taxi collectif et dans un embouteillage absolument infernal nous arrivons à bon port. L’anarchitecture y est complètement folle. Tout pousse dans tous les sens et n’importe comment. Comme en plus tout le monde est dehors et que cela va dans toutes les directions je n’y comprends plus rien. On dirait une fin de manifestation ou de rencontres sportives. Il y a plus de 40 000 étudiants dans cette ville.
Notre contact est un photographe de quartier (studio, portrait, mariage, circoncision). Il nous invite au restaurant avec un de ses copains étudiants que doit rencontrer Aquilina et on y est rejoint par Hector et Cassandre, le frère et la sœur de Karim. Cassandre est voilée. De ce voile tout à fait ostentatoire que mettent les jeunes femmes modernes: le hidjab. Pendant ce repas très sympathique où tous ces jeunes gens parlent beaucoup des luttes étudiantes, de la langue berbère, de l’abandon de la Kabylie par le pouvoir central d’Alger, je comprends que se met en place tout un réseau d’amitié pour nous faire entrer dans la fac et nous faire visiter les lieux qu’Aquilina veut voir.
Nous allons donc à l’université et là le choc est énorme. C’est ainsi que l’on fait vivre et manger des étudiants? Comme des chiens? Le tas d’ordure derrière le restau U sur des dizaines de mètres, les plateaux repas dégueulasses, les poubelles qui débordent… et de penser que des étudiants qui n’ont pas d’autre choix doivent venir manger ici, cela fait peur. La sœur de Karim nous dit qu’elle n’y mange pas car elle a heureusement une tante qui habite en ville, mais tous les autres? Celles et ceux qui viennent de loin? Il y a des poubelles partout… Voici quelques photos:
Aquilina va aussi visiter la Cité U des filles tandis que nous l’attendons devant car c’est interdit aux garçons. Avec eux la sympathie et la curiosité sont évidentes.
Ils répondent à toutes mes questions. J’ai aussi beaucoup sympathisé avec Cassandre, malgré ce voile qui me déroute… Elle est étudiante en Droit mais n’est pas certaine d’en faire un métier.
L’après-midi passe vite et voici que nous retrouvons le frère de Karim, qui vient nous chercher. Il a trouvé une voiture et nous emmène dans la montagne, dans la famille. Nous longeons un grand lac.
Dans chaque virage, quand il y a un terre plein, un petit parking avec des voitures et, derrière, des étals et des hommes qui discutent. Ils vendent de l’alcool, nous dit Hector. C’est strictement interdit mais je crois comprendre que tout le monde ferme les yeux. De la vallée, de plus en plus encaissée, nous pouvons voir les villages berbères juchés en haut des montagnes. L’un d’eux est célèbre c’est Beni Yenni, le village des bijoutiers et le lieu de naissance de Mouloud Mammeri et du chanteur Idir.
Le village de Karim est situé juste en face de la chaîne du Djurdjura.
De là-haut on voit deux sommets en particulier: “La main du Juif” et “la tête de l’éléphant”. Pour la tête de l’éléphant, c’est évident, par contre “la main du Juif”, personne n’a pu m’expliquer pourquoi. La richesse du pays, ce sont les oliviers, son huile d’olive est réputée dans toute l’Algérie, ainsi que les troupeaux de chèvres et les figuiers. C’est beaucoup trop pentu pour y faire vraiment de l’agriculture, même si chaque maison a son potager. Les villages de ce pays peuvent être très étendus, tout en longueur, dominant. Les vallées sont étroites. C’est une terre d’émigration ce qui explique les maisons grandes mais aussi la relative absence des hommes partis travailler ailleurs dans le pays ou à l’étranger.
Nous sommes reçus dans la famille de Karim comme des hôtes de marque et l’immense gentillesse de cette famille je ne suis pas prêt de l’oublier. Cassandre me présente à sa famille comme “Sa maman était algérienne, il est donc un peu notre cousin…”
Leur père, Priam, travaille dans la ville voisine comme écrivain public, la maman, Hécube, s’occupe de la maison, et si l’aînée, Laodicée, l’aide à la maison, tous les autres enfants vont l’école ou à la fac. Priam a été à l’école en France, à Maubeuge, là ou son père travaillait.
Toute la famille se réunit dans une grande chambre. La télévision ronronne sur des émissions culinaires. Il y a beaucoup d’émotion, bien sûr, à cause de ce fils mort brutalement d’une crise cardiaque, en exil, en France. C’est surtout le père, qui parle, dans un français parfait. Il explique son travail: il écrit des lettres pour des démarches auprès des administrations. Il a un ordinateur, une imprimante, il gère aussi la boutique de téléphonie. Ses filles sont toutes les trois absolument adorables. Cassandre a enlevé son voile, je ne la reconnaissais pas. Laodicée, l’ainée, Polyxène, la toute blonde aux longs cheveux… Elles sourient, rigolent, sont unies, complémentaires, aucune ne fait la gueule… Tout indique une famille heureuse où seul le père semble sérieux. Le dernier fils revient du foot. Un peu plus tard on passe à table. Le frère de Priam est arrivé. Dans le salon il y a donc la fille aînée, Aquilina, les hommes et moi et ailleurs les autres filles. Mais je pense que cette séparation est juste dûe au fait que nous sommes trop nombreux et pas pour une autre raison.
Le couscous a un grain fin et il est plutôt blanc. Il est vraiment très bon. Les filles se taquinent entre elles en disant de Laodicée, la sœur aînée, qui est fiancée et se marie en juillet, ne sait pas faire le couscous. Elle en convient et tout le monde rit. Il y a aussi des grands silences avec ces sourires de complicité et de compréhension mutuelle. Priam explique la spécificité culturelle des kabyles, leur refus de l’islamisme et du terrorisme. Pourtant c’est ici qu’il a perduré le plus longtemps? Oui, mais c’est la topographie, la montagne. Je ne pose pas plus de questions, étant très ignorant, et ne voulant surtout pas heurter des sensibilités. Mais en arrivant ici j’ai remarqué qu’à chaque carrefour, dans la vallée, il y a des barrages de l’armée, de la gendarmerie ou de la police, avec des chicanes, des guérites en ciment et des barbelés.
La soirée se passe en discussions, en découvertes mutuelles puis Aquilina part dormir avec les filles, les garçons partent vers une autre chambre, et je m’endors sur un matelas, dans le salon.
Le lendemain matin, quand je me réveille dans cette maison silencieuse où tout le monde dort encore, j’écris, face à la montagne. J’aurais aimé mieux décrire ces rapports humains si forts, la chaleur de cette famille, mais où plane la disparition de notre ami Karim. J’entends du bruit: sa maman prépare un gâteau de semoule sur le balcon. Priam part à son travail. J’entends les filles qui papotent dans leur chambre…
Ce matin Cassandre nous emmène à la tombe de son frère. Aquilina est très émue. Le cimetière n’est pas enclos, il descend sur une pente, tout en longueur un peu comme le village au-dessus. En remontant je rencontre la maman de Karim, elle a mis son costume traditionnel, et très vite elle se met à pleurer. Elle est usée par cette vie dure, la montagne, l’hiver et le chagrin. Je la serre contre moi. Je l’embrasse. Je ne sais pas quoi dire…
Nous remontons vers la route. Cassandre n’a plus son voile et elle nous le fait remarquer en rigolant. Je crois comprendre que la pression des regards masculins, le harcèlement, est trop fort à Tizi-Ouzou et que son voile est une armure. Qu’ici où elle connaît tout le monde elle n’en a plus besoin.
Plus tard Hector nous emmène faire une ballade en bagnole et nous montons jusqu’à une piste abandonnée. Il y a des vautours dans le ciel, et des maisons incongrues construites par des emmigrés… Et les tombes sont dispersées un peu devant chaque maison comme si l’on gardait les siens près de chez soi.
Puis nous passons à table. Les filles ont encore préparé tout un repas de fête, une purée de piments secs (très très fort) une salade de poivrons (très fort), un tajin de pommes de terre aux olives, des morceaux de poulet… et des oranges.
On se prend une dernière photo. Et puis c’est le départ. Il faut nous arracher tout en promettant de revenir. Hector nous ramène en ville et nous dépose à la gare routière. Il pleut de plus en plus. Nous rentrons à Alger sous une pluie battante.
Un taxi, on repasse à Hussein Dey chercher le sac à dos d’Aquilina puis le neveu d’Omphale nous emmène à Bir Mourad Raïss (en français Birmandreiss) où nous avons rendez-vous avec un ami toulousain qui travaille en Algérie depuis plusieurs années.
À suivre: Alger, le Cap Matifou, le tonton d’Aquilina…
Caillou, le 27 avril 2012
Alger. 10 avril 2012, Belcourt, « le 20 août 1955 », et la suite…
Nous repartons par la rue Didouche et passons devant l’Université. C’est là aussi la foule. Cette ville semble décidemment très active. Aquilina rentre au centre culturel. Il y a là des stands représentant différentes initiatives culturelles dans des villes d’Algérie. Elle me dit, en sortant, que c’est très intéressant car dans beaucoup d’endroits, en Algérie, la culture était jusqu’à maintenant la dernière roue du carrosse. Elle a déjà visité plusieurs fois l’Algérie, elle y a de la famille, son blog (une blonde au bled) en parle beaucoup et bien, j’entends donc ce qu’elle me dit. Nous visiterons d’ailleurs un centre culturel (Mouloud Mammeri) à Tizi-Ouzou, bondé. L’attrait pour la culture de la part d’une grande partie de la jeunesse algérienne, qui en est habituellement privé, est un immense espoir. On ne se rend peut-être pas compte qu’ici, en France, où aller dans une bibliothèque, une librairie, un musée, au cinéma ou au théâtre est facile et banal, la culture est un acquis. En Algérie, c’est une autre histoire et la période du terrorisme islamiste a encore plus désertifié l’offre culturelle.
Le ciel est traversé de fils. Comme si tous les voisins se branchaient sur un seul et même cable de télévision, par dessus les rues et les places…
Après avoir été boire un verre avec un copain d’Aquilina, journaliste à Algérie news et un de ses collègues, nous repartons en métro, vers un quartier périphérique d’Alger : Belcourt. En effet, une amie de Madeleine m’a demandé d’aller, si je la retrouve, photographier la maison de son père. Nous descendons à la station Hama. Belcourt est un quartier tout en longueur, en contrebas d’une haute colline, dominé par l’immense monument des Martyrs.
Je retrouve très facilement l’avenue Victor Hugo, mais pour l’allée des Muriers cela s’avère plus compliqué. Nous interrogeons des petits vieux, assis sur un banc, mais ils ne semblent pas bien comprendre le français. En tout cas ils ne connaissent pas l’allée des Muriers. Heureusement un commerçant du quartier se souvient et nous en indique la direction. En repassant devant le banc, un des vieux messieurs se lève et nous appelle. Il nous dit qu’il n’a pas bien compris notre question. En fait il est très sourd. Puis en comprenant ce que nous cherchons, son visage s’éclaire et il nous explique où se trouve cette rue. Il est tout content et nous le remercions chaleureusement.
Nous passons devant des rues, à gauche, qui montent très fortement dans les pentes de la colline. Il y a beaucoup de monde mais c’est très pauvre, une sorte d’immense marché au puces où les gens vendent tout et n’importe quoi à même le trottoir. Quelques jours plus tard nous rencontrons un jeune auteur de B.D. qui nous dit qu’il a été dévalisé, en plein jour, il y a quelques semaines à Belcourt. Quatres jeunes l’on emmené dans une arrière-cour et lui ont piqué papiers, fric et téléphone portable. Nous avons une peur rétrospective… Sur la place que nous cherchons le café est noir de monde. Il n’y a que des hommes.
Enfin nous remontons cette rue et nous arrivons devant le n°19. Ce n’est pas une maison mais une sorte de garage. Sur le seuil de la maison d’à côté, trois vieux messieurs me regardent, intrigués. Je leur demande s’il s’agit bien du 19 allée des Muriers et tous les trois me répondent en même temps que c’est bien l’endroit. Je fais donc ma photo puis je retourne leur expliquer que c’est pour une dame, qui vit à Poitiers, mais je n’ai pas le temps de terminer ma phrase que l’un d’entre eux me répond qu’ils avaient bien compris. Il me précise qu’avant c’était une école coranique. Il doit y avoir une erreur… On se sourit. Décidément la guerre est bien finie.
Que la guerre soit bien finie, ce n’est pas si sûr, car en rentrant à Hussein Dey nous longeons un grand stade et j’en déchiffre le nom : « Stade du 20 août 1955 ». C’est la date de ce que ma famille appelait, dans mon enfance, le massacre de Philippeville. De retour en France je fais des recherches. Peut-être, me suis-je trompé ? Ce serait le 20 août 1956, donc le congrès de la Soumam, qui est honoré à cet endroit ? Non, le 20 août 55, c’est bien les « événements du Nord constantinois ». Je viens justement de lire le livre magnifique de Mme Mauss-Copeaux, de revoir le film de Jean Pierre Lledo. Et puis je lis aussi ce qu’en dit El Moudjahid. Et j’ai cette histoire en tête.
Je sais bien que je fais de la morale ! Mais c’est un crime contre l’humanité qui a été fait à Philippeville. Que les Algériens aient eux-mêmes souffert épouvantablement des crimes contre l’humanité effectués par l’Armée française depuis 1830 (enfumades, massacres de douars, déportations, napalm, viols, tortures), ne justifie pas qu’ils donnent à un stade la date d’un crime que le FLN a lui même commis contre l’humanité… J’ai un peu l‘impression d’avoir longé un stade en l’honneur d’Oradour-sur-Glane !
Et nous rentrons très fatigués à Hussein Dey. Nous avons marché toute la journée. Omphale et sa sœur Lysistrata sont à la maison. Il y a même notre amie Flora, qui vit à Toulouse et travaille en Algérie. Ce sont des militantes, féministes, syndicalistes. Autant dire que nous passons une très bonne soirée à discuter de nos premières impressions de voyage, mais aussi de la condition des femmes en Algérie, de politique, des élections. Tout le monde fume. La télévision est allumée en permanence. Demain Omphale part en Kabylie avec son neveu. Elle propose de nous déposer à Tizi-Ouzou… Je vais me coucher, très fatigué mais aussi très content.
Caillou, le 26 avril 2012
Alger. 10 avril 2012. Le 13 rue Denfert Rochereau
Nous redescendons de la Kasbah et retournons à la place Abd El Kader pour aller prendre un café dans un salon familial.
Il y a là des toilettes bien propres. Aquilina pense qu’elle finira par écrire un guide toutistique des toilettes pour femmes à Alger! Un salon familial c’est une sorte de salon de thé où sont admis les femmes ainsi que les couples mais où sont refusés les hommes seuls. Peut -être qu’un étranger sera toléré mais certainement pas un Algérien. L’ambiance y est calme si du moins on supporte la musique RnB américaine. Il n’y a bien sur ni bière ni alcool mais aussi quelques couples d’amoureux bien sages.
Je recherche donc le pensionnat de jeunes filles où Madeleine, orpheline de mère, a passé toute son enfance, élevée par sa tante. Je trouve donc au 13 de la rue Kélifa Boukhalfa la résidence de l’archevêque d’Alger qui y réside depuis l’indépendance.
C’est juste en face de la cinémathèque d’Alger (abandonnée).
(Lire a ce sujet le commentaire en dessous).
Le monsieur qui nous reçoit croit savoir qu’avant il s’agissait d’une école maternelle. Je pense qu’il n’en sait rien mais ce n’est pas très important. Au rez-de-chaussée un grande pièce avec un escalier qui monte… Par contre il m’assure que les deux photos que je lui montre n’ont pas été prises dans cette école.
En faisant le tour du pâté de maison je trouve, en haut de l’immeuble le balcon où devait peut-être se trouver ce que ma mère appelait son gourbi. Mais je n’en sais rien.
Voilà. Il me reste à trouver le patio et la fontaine.
La suite se passe à Belcourt…
Caillou, le 26 avril 2012
Alger. 10 avril 2012, la Kasbah
Nous allons jusqu’au port et longeons la corniche jusqu’à l’entrée de l’Amirauté, mais il se met à pleuvoir. Nous revenons donc vers la place des Martyrs. Le centre de la place est occupé par un chantier de fouilles. Les ouvriers qui creusaient là pour la future station de métro ont trouvé des restes de maisons très anciennes, c’est ce que nous dit un monsieur, employé de la Poste, qui nous offre un café dans un petit bistrot de la place de Port Saïd. Il nous a abordé par curiosité car il n’y a pas beaucoup de tourisme à Alger et nous détonnons dans cette masse de passants pressés. “Pourquoi visitez-vous Alger? Qu’est-ce qui vous a amené ici? ” Et la discussion est intéresssante: Toulouse, les crimes qui viennent de s’y dérouler, les élections présidentielles, la situation en Algérie… Je retiens de notre échange cette phrase amusante: “l’Algérie est un pays habité par des berbères et par quelques intrus”. Voilà qui me met bien en face du problème toujours vivant de la division entre Arabes et Kabyles! Je retrouverais tout au long de la semaine cette curiosité des gens rencontrés sur notre voyage, une curiosité pleine de gentillesse et d’hospitalité.
Ce petit bistrot où l’on boit des expressos très serrés et où les habitués mangent des gateaux debout devant le comptoir est très agréable. Mais ce n’est pas le cas de la plupart des cafés que nous avons apercus. En effet ils ne sont occupés que par des hommes et l’entrée d’une femme y est très fortement déconseillée. Trouver des toilettes devient très compliqué pour une femme. Il n’y a pas ou très peu de toilette publique et les seuls cafés ouverts aux femmes appelés “salons familaux” sont assez rares. Je m’aperçois assez vite qu’il règne ici une ségrégation de fait. La rue et les cafés, tous les espace publics sont réservés aux hommes. Les femmes, presque toutes voilées, y rasent les murs ou y circulent à plusieurs. J’apprendrais plus tard que ce sont les espaces privés, la maison, l’appartement qui leur sont reservés. Et cette ségrégation va jusqu’à l’absurde: ces hommes qui restent dehors sous une pluie battante, à tenir les murs, à peine abrités sous les auvents plutôt que rentrer chez eux…
Et puis nous montons dans la Kasbah d’Alger par de toutes petites rues de plus en plus étroites. Je suis frappé par la saleté des lieux. Ici chacun jette ses poubelles bien enveloppées dans un sac plastique, sur le tas, entre les étais des maisons effondrées. Nous montons à travers une décharge publique aux milieu des enfants joyeux qui sortent de l’école. Je suis révolté par la vétusté, par l’abandon total de tout service public, par le manque de réfection, de travaux, de ce qui fut “un des plus beaux sites maritimes de la Méditerranée” et qui est classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1992! Si des travaux ont quand même été effectués, je m’en excuse par avance, ce n’est pas cette petite promenade qui m’a permis d’en voir les résultats.
Tout en haut nous rencontrons une équipe de futurs cinéastes de la toute nouvelle école du cinéma d’Alger.
Les étudiants nous interviewent puis, sous un porche nous sommes invités par un ébéniste à venir visiter son atelier et à monter sur sa terrasse. Ses meubles sont magnifiques mais là il a envie de papoter. Il me raconte que sa maison servait, lorsqu’il était encore enfant, de boîte aux lettres pour le FLN et qu’ils ont été dénoncés par un traître encagoulé pendant “la bataille d’Alger”. Son oncle a disparu, son corps n’a jamais été retrouvé, son père a fait plus de 3 ans de prison… C’est un homme chaleureux, un artiste. Je lui parle de mon grand’père lui aussi ébéniste à Alger dans les années 30
et il admire d’ailleurs son travail, sur une petite carte de visite ancienne que je lui montre. Pour lui l’effondrement de la Kasbah d’Alger est aussi dû à l’inconscience des habitants qui rajoutent sur les terrasses des murets, de la tôle, de la ferraille, des parpaings, des briques alors que ces maisons sont déjà fragiles. Il est passionné par son quartier. Il n’a rien à vendre, rien à demander, mais il offre tout simplement, pour le plaisir de montrer son pays, pour échanger quelques phrases… Pour mon esprit méfiant de Français où tout s’achète et tout se vend, c’est un peu surprenant. Il a un livre d’or qu’ils fait signer à tout ses visiteurs.
Du haut de sa maison tout Alger est sous nos pieds. C’est fascinant, d’autant que le soleil se met de la partie. C’est donc bien Alger la blanche! Nous sommes émerveillés.
La suite plus tard…
Caillou le 25 avril 2012
Alger. 10 avril 2012.
Nous prenons donc le métro, le tout nouveau métro d’Alger et descendons à la station Khelifa Boukhalfa. C’est le bout de la ligne, mais c’est un terminus provisoire car ce métro, inauguré en octobre 2011, devrait se continuer jusqu’à la Place des Martyrs. Dès que je sors du métro je reconnais la grande poste d’Alger, toute blanche.
Devant nous c’est l’avenue qui monte vers le palais du gouvernement, donc le lieu de toutes les grandes manifestations de l’Algérie Française, et en particulier de celle de la journée des tomates. Au dessus, à gauche, le palais du gouvernement où de Gaulle a dit le fameux «je vous ai compris». J’essaierai plus tard d’y accéder mais tout est bouclé. Il y a des policiers partout, sur tous les accès. C’est un moyen simple d’éviter des manifestations hostiles sous les balcons des gouvernants.
La grande poste, je revois cette photo de Madeleine, prise en 1946 ou 47, avec cette coupe de cheveux très particulière. Et puis, en regardant bien, cette photo n’a peut-être pas été prise devant la grande poste d’Alger…
Nous remontons la rue Larbi Ben M’Hidi, donc l’ex rue d’Isly, le lieu de cette terrible fusillade du 26 mars 1962, et arrivons sur la place Abd El Kader. Sur le côté de la place il y a encore un lieu célèbre c’est le Milk-bar, lieu de l’attentat du 30 septembre 1956. À ce sujet un livre vient de paraître : Lettre à Zohra D. de Danielle Michel-Chich aux Éditions Flammarion,
(http://blogs.mediapart.fr/blog/berjac/080312/lettre-zohra-d)
mais je ne l’ai pas lu, donc je n’en parlerai pas. Je sais aussi que l’on peut voir Zohra Drif, qui a posé la bombe du Milk-Bar, répondre à Danielle Michel-Chich lors d’un colloque à Marseille. C’est sur « YouTub… » (avec des commentaires haineux et des injures anti-sémites en dessous, donc je ne donne pas le lien !)
Nous continuons par la rue Ben M’Hidi puis par la rue Patrice Lumumba. On passe devant le marché de la Lyre. Les beaux immeubles ravalés du quartier de la Grande Poste ont ici laissé la place à une architecture de la misère. Ce sont bien les mêmes édifices haussmanniens mais dans de bien tristes états. Des plantes s’accrochent aux façades sales aux crépis cloqués. Tout le quartier sent la misère et plus nous nous approchons de la Casbah plus cette misère surpeuplée devient énorme. Nous descendons par des rues commerçantes., par la rue Bouzrina, qui devait s’appeler rue de la Lyre.
Sous les galeries, devant les magasins, des centaines d’échoppes ont envahi le trottoir et la plus grande partie de la chaussé. On y vend tout un tas de babioles et de tissus, de vêtements, d’électroménager, de jouets… Et beaucoup de ces vendeurs sont les intégristes barbus et à calottes qui nous regardent passer d’un regard torve et en particulier la blonde Aquilina. Elle me rappelle qu’avec les lois d’amnistie beaucoup de ces anciens maquisards de la décennie terroriste se sont ensuite reconvertis dans le petit commerce… les mains pleines de sang.
Nous arrivons devant l’ancienne synagogue, (lire le commentaire en dessous) transformée en mosquée. La foule est immense, énorme, et elle va dans tous les sens, ce qui ralentit d’autant la circulation des passants. Bientôt nous nous retrouvons à la place des martyrs, cette place où vivait mon arrière grand’mère, la place du gouvernement, et que les français appelaient place du cheval, à cause de la statue équestre qui trônait au milieu.
Je suis très ému en cherchant ses fenêtres, d’autant que je n’ai jamais compris où se trouvait exactement son appartement. Sur les photos de la place faites par mon père, je remarque bien qu’elles devaient être en décrochement de la galerie, mais où ?
Quelques jours plus tard, revenant sur les lieux, j’oserais poser la question à des vendeurs du n°1 de la rue que je pensais être la bonne et ils m’indiquent, avec cette curiosité et cette gentillesse formidable que je suis au n°1 de la vue Vialar et non à celui de la rue Sainte.
La rue Sainte
Voilà, c’est la première étape. J’ai retrouvé la maison de la mamie Wattebled.
Je fais une pause. La suite demain.
Caillou, le 24 avril 2012
Alger. 9 avril 2012.
Nous partons.
L’avion tremble, s’ébroue, décolle, s’envole, et droit devant c’est Alger qui m’attend. Ce voyage j’en ai rêvé longtemps. Et c’est aujourd’hui, enfin, le grand départ. Vers le pays inconnu de Madeleine, le pays d’enfance de ma mère, celui dont elle parlait souvent et que je ne connais que par les lettres, les cartes postales, les photos anciennes des albums de familles. La cabine est totalement remplie. Beaucoup d’Algériens bien sûr, qui retournent au pays, et comme c’est le début des vacances scolaire on entend beaucoup de cris d’enfants.
Aquilina, ma compagne de voyage, m’a laissé le côté du hublot. Elle sympathise très vite avec son voisin, un jeune infirmier habitant de Tournefeuille, qui part en vacances dans sa famille, quelque part dans le Sud algérien, vers Ghardaïa. Ils se sont trouvé un ami commun. Quelques instants plus tard, il nous invite déjà, à venir dans son village, visiter son pays. Il lit «La guerre d’Algérie » le pavé de Mohammed Hardi et Benjamin Stora.
À l’arrivée, à l’aéroport Houari Boumediene, (Maison Blanche) nous faisons presque une heure de file d’attente pour valider nos passeports. Dans cette queue interminable, je vois les premiers travailleurs chinois, en groupe, des fidèles revenant de la Mecque, donc tout de blanc vêtus, et surtout les premiers intégristes, barbus, en quamis, dont une femme totalement habillée de noir, dont même les yeux sont cachés, comme une sorte de Belphégor. Nous attendons presque autant que la durée du vol de Toulouse à Alger. Mais il n’y a pas de cohue, juste une sorte de patience.
Un peu plus loin, nos sacs à dos récupérés, nous sommes accueillis par Y. et T., qui nous emmènent en voiture jusqu’à Hussein Dey. T. est en licence de «management». C’est un voisin d’Omphale. Y. son neveu, est lui au chômage, mais il m’assure que ce n’est pas grave, qu’il y a beaucoup de travail en Algérie, que c’est en plein boom, même s’il s’agit d’emplois précaires et mal payés. Il travaille habituellement dans des entreprises de téléphonie. Le SMIC algérien est à 180€ par mois, soit 27 000 dinars (au cours non officiel de 148%).
La circulation est très dense et la conduite se fait un peu à l’intimidation, en changeant brusquement de file. Y. fait le guide. Il nous désigne un quartier d’immeubles modernes, Fort-de-l’eau, (Bordj El Kiffan) dont le nom m’évoque immédiatement l’immigration minorquine en Algérie coloniale. Ce qui devait être, à l’époque, une terre de maraîchers est maintenant, dans cette interminable banlieue d’Alger, devenue une grande cité moderne, entourée d’autoroutes. Nous entrons, d’après ce que je vois, dans une grande métropole grouillante de vie.
À Hussein Dey l’immeuble où habite notre amie Omphale est très curieux. Il date de l’époque coloniale. C’est un grand rectangle de plusieurs étages qui abrite une vaste cour intérieure. Les balcons courent à chaque étage. Au rez-de-chaussée, sous la cour, on trouve un marché couvert. Dans l’entrée correspondant à l’escalier qui mène chez notre hôte, je découvre une mosaïque qui doit dater des années trente et qui prône l’ordre et la concorde. Tout est vieux et décati. L’ascenseur ne fonctionne pas, l’escalier sent la pisse de chat…
Omphale est enseignante à la fac d’Alger. Elle est prof de physique. Son appartement qui était un logement de fonction à été vendu, pour une somme modique et elle en est donc propriétaire.
Après les embrassades, nous repartons pour faire quelques courses et visiter le quartier.
Dans le soleil couchant les vieux immeubles européens de l’avenue de Tripoli, qui n’ont manifestement jamais été entretenus ou ravalés, sont magnifiques, tragiquement magnifiques. Le tram qui vient d’être installé est encore à l’essai. Cette très longue avenue, avec d’un côté Kouba et de l’autre le centre ville d’Alger vient de perdre ses arbres. Les Moulins-Narbonne, qui longent les voies du chemin de fer et vont bientôt être détruits, sont occupés par des familles entières. Des immeubles neufs surgissent également, avec des panneaux en chinois.
Plus haut, dans le quartier nous découvrons les jets d’eau de la petite place devant le palais du Dey, les fresques à la gloire des Algériens illustres, les arbres chaulés et surtout, la grande nouveauté : l’entrée du métro.
Le soir avec nos ami(e)s, nous refaisons le monde en mangeant du poulet et moi je suis très impatient d’aller, demain, découvrir Alger.
Caillou, 23 avril 2012
Lettre à Mme Mauss-Copeaux
Bonjour Madame
Je n’ai pas pour habitude d’écrire à des auteurs.
Mais là je veux vous dire toute mon admiration pour votre travail.
Dans l’histoire de ma famille le “massacre de Philippeville” a été un événement fondateur dans la construction de la “perception” de ce qui arrivait en Algérie. Je veux dire qu’il y a un avant “Philippeville” et un après. Les lettres de mon arrière grand-mère, qui vivait à Alger, et qui écrivait à ma mère, en France, en témoignent. Avant, cette très vieille dame pense lucidement que la colonisation ne pourra pas continuer, que : “Personne n’est heureux ici. Une angoisse pèse sur le monde et tous les matins on se demande ce qui a pu se produire au cours de la nuit. Il n’y a pas plus d’Algérie que de Maroc ou de Tunisie. C’est le soulèvement du peuple arabe tout entier qui commence.” (18 décembre 1954).
Cette correspondance (des extraits) est lisible sur mon blog.
Après c’est la peur et elle brouille toute réflexions. Gamin, j’ai toujours entendu, dans les repas de famille “le massacre de Philippeville” (et les attentats d’Alger) comme la preuve de la barbarie des indigènes et du FLN. Et l’opinion “anti-colonialiste” de ma maman n’empêchait nullemment son père, son frère et tous les autres de marteler cette “opinion”.
Aussi, quand j’ai vu le film de Llédo: Algérie, histoires à ne pas dire, je me suis retrouvé de nouveau dans cette “terreur” et cette incompréhension. C’est un film émouvant, pour moi éprouvant, mais il n’est pas clair… Pas en tout cas sur la responsabilité du FLN dans le déclenchement de l’émeute. Et puis c’est un film qui s’oppose à un silence algérien sur cette question, et j’entendais trop les critiques qui, froidement, estimaient que “lever ce tabou” s’était critiquer la lutte d’Indépendance.
J’avais donc plusieurs questions:
– Pourquoi le FLN a lancé cette opération ?
– Comment peut on en arriver à massacrer des femmes et des petits enfants ?
– Comment peut on faire passer ces “crimes contre l’humanité” comme peu importants et honorer les commanditaires, les égorgeurs ou les poseurs de bombes?
Or votre livre m’ouvre les yeux.
– Il met en perspective le massacre de Philippeville dans l’histoire plus globale de la répression et des crimes de la colonisation, la haine, le racisme et la peur constante des indigènes…
– Il rectifie les erreurs, les manipulations et les fantasmes.
– Il précise le rôle et les responsabilités du FLN dans ce massacre. Le fait qu’il a été débordé par l’ivresse émeutiere des “sétifiens”, des habitants des gourbis des bidonvilles… Par cette bouffée de haine ressassée par des années de mépris.
– Il compare avec raison ce qui s’est passé le 20 août 55 et la répression qui a suivie.
Et ce faisant vous n’oubliez pas de témoigner de la compassion pour les victimes européennes. Donc vous ne vous réfugiez pas derrière des comptabilité ou des comparaisons froides. Vous dites, en tant qu’Historienne, voilà les faits et vous le faite avec sensibilité. C’est ce que je pense qu’il faut faire. Surtout cette année! Ne pas nier l’horreur, ne pas s’en repaître comme le font les nost’algériques et pouvoir enfin regarder ce passé en face, en respectant toutes les douleurs.
Il me reste juste à vous demander qui a fait, à votre connaissance, le même travail sur les attentats d’Alger, sur les massacres d’Oran?
Un dernier point d’admiration c’est comment vous vous en sortez avec l’éternel débat entre Mémoire et Histoire. Vous n’avez pas rejeté les mémoires des témoins mais vous les avez confirmées ou infirmées avec des faits historiques recoupés. C’est vraiment un très beau livre et un livre utile! Je ne suis pas du tout un historien, je n’en ai pas la rigueur.
Avec tous mes remerciements
Cordialement
Caillou
La calentita
La calentita au coin des yeux !
(pour les petites croûtes au coin des yeux)
À la mi-juillet. Dans un sous-bois. Dans les environs de Montpellier. Tout autour, dans les collines, où le maquis de broussailles grésille sous la chaleur de midi, les cigales stridulent. Un peu en contrebas le mouton du méchoui tourne lentement sur ses braises, géré par les hommes, aux fronts de sueur et qui rient en buvant l’anisette.
Nous sommes dans un pique-nique organisé par une association d’amitié franco maghrébine, surtout culturelle. Elle a la particularité de rassembler des amoureux de l’Afrique du Nord, qu’ils soient Arabes, Pieds-noirs, Berbères, Juifs ou anciens coopérants. C’est une longue histoire, marquée par la colonisation, le racisme, l’antisémitisme, la guerre, l’exode, l’exil et le mépris. C’est une histoire douloureuse aussi. Mais là, dans ce sous-bois de petits chênes, il ne s’agit plus de déchirures ou de repli sur sa propre communauté. Les participants viennent y chercher autre chose.
Si l’association prend en charge le mouton du méchoui, il est de tradition que chacun, et surtout chacune, prépare un plat pour la kémia, cet assortiment de petites choses que l’on mange avec l’apéritif, ou pour les hors d’oeuvre, pour ses grandes assiettes de salades aux mille parfums, pour les desserts aussi…
Les raconter un à un serait trop long et fastidieux. Mais c’est sur de longues tables à tréteaux que s’alignent, au fil des arrivées, les petits plats en grès remplis de moules, de sardines à l’escabèche, de petits poulpes dans leur encre, les coupelles d’olives, les tramousses (que les Français appellent lupins), les bols remplis de pistaches, les purées de pois chiches…
On en est aux discours. Il en faut bien. Et tous les invités, assis sur des pliants ou debout, les bras croisés, sont en cercle, tandis que la présidente de l’association remercie les gens qui nous ont offert l’accès à leur terrain, au-dessus de la maison blanche à terrasse que l’on devine entre les arbres. On a faim. La fumée du méchoui dont la graisse bouillotte en tombant sur les charbons ardents nous fait frissonner des papilles.
Et puis, les remerciements terminés, tout le monde se retourne et on se dirige vers les tables dressées. Au milieu des hors d’oeuvres, dans un grand plat en verre, il y a un flan, blanc et croustillant, qu’une dame âgée découpe en petites parts avec une pelle à tarte. Elle sert chaque assiette que les convives lui tendent. Un attroupement tourne autour d’elle, essentiellement féminin. Toutes les dames présentes se pressent autour de ce plat. Et elles se mettent à le commenter. C’est la calentita. À base de farine de pois chiches avec des oeufs, mis au four et parfumé au cumin, cette tranche odorante, arrosée d’un filet d’huile d’olive, semble très simple. Les gens la mangent avec du pain et de la harissa. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Mais c’est dans les conversations que cette dégustation enchaîne que je découvre bien plus ce plat que dans mon assiette en carton. D’ailleurs il n’y en a déjà plus.
Tous les convives, autour de la table, racontent leurs rapports à la calentita. Ce plat, d’origine andalouse, était vendu dans les rues d’Oran, puis de toute l’Algérie, par de petits marchands arabes et les passants le dégustaient dans une tranche de pain. Une vielle dame, certainement d’origine pied-noir, se met à imiter le cri de ces marchands : « calentiiiiiiiiita » et tout le monde rit. Une autre, aux traits typiquement mauresques, n’est pas du tout d’accord sur la façon dont cette autre jeune femme, manifestement plus européenne prépare la calentita.
Les hommes eux ne disent rien sur la calentita mais… ils la mangent, arrosée d’un verre de blanc.
Qu’on l’appelle socca, farinata, calentita, qu’elle vienne de Nice ou de Gibraltar, qu’on la mange à Tanger ou à Bône… C’est toujours plus ou moins la même chose.
Aujourd’hui, dans ce sous-bois, autour de ce petit plat sans importance, c’est toute la culture méditerranéenne qui se raconte et se transmet. Tout à l’heure, nous aurons d’autres sujets de discussion et de divorces. On fera des choses importantes en faisant la promotion des poètes algériens dont personne ou presque en France ne se soucie. On construira un monde plus fraternel, plus ouvert aux cultures des autres, mais, finalement, ce brassage culturel ce sera vraiment réalisé dans la dégustation commune d’un plat qui rappelle le pays de l’enfance, l’insouciance (certainement mythifiée), et l’unité perdue et pourtant culturellement toujours vivante des petits peuples du Maghreb.
Caillou, 16 décembre 2011
L’association c’est Coup de Soleil
La recette de la calentita