Archives de catégorie : Contes et Nouvelles

Disparaître en Indochine – 16

Chapitre 16

Après quelques jours, une fois rentré chez lui, Thierry reçut une lettre du notaire, maître Viannet, lui annonçant la bonne réception d’un courrier de M. Wang Kien Feng, confirmant, devant un agent assermenté, les termes de sa première lettre. Puisqu’il s’agissait donc d’une reconnaissance officielle sur cette rencontre du 23 novembre 1946, le notaire  était obligé d’ouvrir une « recherche de descendance » d’Adrien Lecourt, ce qui retarderait considérablement le règlement de la succession. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 16

Disparaître en Indochine – 14

Chapitre 14

À Lyon Thierry dùt attendre un peu dans le couloir pour pouvoir descendre du train.
Le quai, étroit, venteux et long, était envahi par les voyageurs et il mit beaucoup de temps pour atteindre l’escalator qui permettait d’atteindre l’immense sous-sol de la gare. Mais, lorsqu’il arriva il remarqua tout de suite la silhouette de Blanchard qui l’attendait en bas, juste au débouché du trottoir roulant. L’ex-commissaire le regardait, droit dans les yeux. Il y avait encore quelques mètres et Thierry levait la main pour lui faire signe lorsqu’il remarqua, très étonné, le petit mouvement de dénégation que lui faisait le vieux flic. C’était imperceptible. Mais le jeune homme comprit qu’il ne fallait pas le saluer. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 14

Disparaître en Indochine – 13

Chapitre 13

Le vendredi soir, quand Thierry sortit du cinéma d’art et d’essai de la place Castellane, où il venait de revoir Le troisième homme de Carol Reed, il ne remarqua pas le petit bonhomme en parka sombre qui le suivit jusqu’à son hôtel. Dans la nuit il rentra directement. Il y avait peu de monde sur les trottoirs du centre ville de Marseille, c’était un soir de match, il faisait un peu froid. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 13

Sur le thème du bleu…

Il est venu par le chemin un peu poussiéreux qui monte dans les coteaux.
Au loin, il y a la forêt qui devient toute bleue dans l’humidité du matin. Moi je le voyais venir déjà depuis longtemps. Je passe très souvent la matinée derrière la baie du couloir du premier étage, assise dans mon fauteuil, en regardant au loin, par-delà la forêt, vers la plaine, vers la ville. Alors quand cette silhouette est apparue, je m’en suis tout de suite aperçu. Personne ne monte jamais à pied jusqu’à la maison de retraite. Des voitures, des camionnettes de livraison, des visiteurs, souvent le samedi, mais jamais quelqu’un ne vient ici en marchant sur ce chemin qui ne mène nulle part ailleurs. Ici tout est peint en ocre jusqu’à l’épaule, puis, au-dessus, en jaune, un ton pastel. C’est la directrice qui a choisi ces couleurs, moins salissantes, paraît-il…
Il avait une vingtaine d’années, les cheveux longs, une courte barbe, un sac à dos. Rien de particulier mais rien non plus qui ressemblait à un employé susceptible de venir travailler ici. D’ailleurs, en arrivant, il ne s’est pas dirigé vers les portes de l’administration, qui sont un peu plus loin à droite, non, il a ouvert la grande porte, à deux battants, qui permet d’entrer dans le grand hall du rez-de-chaussée.
C’était juste l’heure de la réunion/café du personnel de la maison. Ils disparaissent tous les jours vers l’aile droite. Oh pas très longtemps, une demi-heure peut-être. Une fois les lits faits, les pensionnaires lavées et habillées, ils ont ainsi un petit moment pour faire le point avec la directrice. Je suppose qu’ils parlent de nous ? Pour nous autres c’est un moment de creux, après la fin des feuilletons télévisés, ceux qui parlent d’amour, de gloire et de beauté et juste avant les jeux, nous pouvons lire un peu, ou tricoter, ou rêvasser ou somnoler…
Mais moi j’étais intriguée. Je voulais savoir quelle personne âgée allait recevoir une visite, car ce jeune homme ne pouvait être qu’un visiteur. J’ai retourné mon fauteuil et me suis dirigée vers l’ascenseur. Je me suis demandé pourquoi, dans cette heure creuse du milieu de la matinée, Mesdames Sanson et Chanal étaient sorties de leurs chambres et venaient, comme moi, attendre l’ascenseur ? J’entendais un bourdonnement de pas dans les étages, des pantoufles qui raclent un peu sur le lino, des cannes qui se heurtent dans les coins des couloirs, mais tout cela sans bruit de voix, sans palabres inutiles. Quand l’ascenseur est arrivé, avec ce couinement qui se termine en grave, la cabine contenait déjà 6 pensionnaires, dont deux, comme moi, en fauteuil roulant. Il a fallu se pousser pour arriver à rentrer toutes.
Désolé de le dire mais Madame Sanson ne sent pas bon, une vague odeur d’urine, de vieux vomi et de médicaments… Je ne me permettrai pas de le lui faire remarquer. Mais quand on avait, comme moi, le nez à la hauteur de son derrière et que nous étions toutes tassées dans cet espace exigu, juste devant moi, cela sentait très fort. Fort heureusement il n’y avait qu’un étage. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui claironner « tu pues du cul » quand nous avons été expulsées par la pression des autres, dans le grand hall de la réception/ télé. Elle s’est retournée et m’a soufflé, dans un halètement : « j’temmerde vieille peau ». Je ne répondis rien. Car il se passait quelque chose de très étonnant. Inutile de perdre son temps en chamailleries.
Tous les pensionnaires s’étaient réunies. Quelques retardataires arrivaient encore. Certaines étaient assises dans les fauteuils fatigués poussés face à l’écran de la télévision, d’autres sur les bancs qui font le tour du hall, ou debout s’appuyant sur leurs cannes… Le jeune homme avait posé son sac. Il était là, bien droit, comme on se tient à son âge, juste sous cet écran de télévision suspendu au plafond. Nous n’entendions plus que le bruit d’une émission de télé-achat qui vantait un appareil de musculation capable de faire perdre cinq kg en deux semaines.
Le téléviseur est situé en hauteur, c’est peut-être pour que nous puissions toutes le voir mais c’est aussi pour qu’il n’y ait que les grands qui puissent l’allumer, choisir la chaîne et l’éteindre. Mais cela n’arrive jamais car, des grandes, avec l’ostéoporose, il n’y en a plus parmi nous. Quant à la télécommande, cela nous fait bien rire quand une nouvelle pensionnaire en fait la demande, car nous connaissons tous la réponse de la directrice : « Elles l’ont cassée ! ».
Le doux jésus, comme il nous regardait toutes.
Il a levé le bras, pointé son doigt sur le bouton et d’un coup il a éteint le poste. L’écran est devenu tout bleu. Il y eut enfin le silence.
Puis il a sorti de sa poche une petite flûte et devant nous il l’a porté à ses lèvres. Mon dieu qu’elles étaient belles ! Et le son qu’il a tiré de son instrument était si aigu mais si délicieusement pur que je sentis toute ma détresse fondre en quelques instants. Plus d’amertume, plus d’ennui, plus de regrets, plus de tristesse, juste une flûte qui s’empare de tout l’espace, celui de ce hall impersonnel bien sûr, mais surtout celui de mon cœur. Je ne sais pas ce qu’il a joué, si c’était un morceau de musique classique ou un air d’un folklore lointain, venu d’une steppe couverte de moutons, mais connu ou inconnu, ce qu’il jouait coulait en moi comme une source d’eau vive et pure. Je dus fermer les yeux.

Et puis j’ai entendu, juste en sourdine, caché derrière la flûte, le bruit de pas retenus, le choc très doux des cannes qui reprenaient leurs marches et, en ouvrant les yeux, j’ai vu que notre petite troupe commençait à marcher cahin-caha en suivant le jeune homme. D’une main, il avait pris son sac et l’avait jeté sur son épaule puis il ouvrit toutes grandes les doubles portes du hall. Alors bien sûr que j’ai suivi le mouvement, avec mon fauteuil, moi aussi je ne voulais pas rompre cet enchantement. Je voulais en finir avec l’odeur du pipi et des repas à 17 heures, en finir avec les jérémiades de Madame Chanal sur son état de santé, les couches-culottes, les cris des aides-soignantes, le mépris, la honte… En finir avec l’absence de mon fils et de sa femme, qui ne viennent me voir qu’une fois par an, sans leurs enfants, vers la mi-mai.
Ne plus jamais rompre avec le regard du jeune homme, ses lèvres frémissantes et sa musique étrange, alors je suis sortie, comme les autres, et nous sommes toutes parties, sur le chemin, vers les coteaux, vers la forêt toute bleue, vers le néant.

Sur le panneau d’information de la maison de retraite, une note annonçait :
Suite à des restrictions budgétaires, l’institution ne pourra pas, exceptionnellement,
organiser la dératisation annuelle de février. La direction a prévenu Monsieur Hamelin.
Nous rappelons à chacune des pensionnaires qu’il ne faut surtout
pas laisser traîner des restes de repas dans les chambres.

Caillou, 5 mars 2009

Disparaître en Indochine – 11

Chapitre 11

Augustin Chavez se taisait, il avait allumé sa cigarette, les yeux dans le vague, face à la mer. Au loin, un grand bateau disparaissait dans la lumière rouge du couchant.
– Écoutez-moi bien jeune homme. Moi je vous comprends, vous cherchez votre oncle disparu, je veux bien répondre à toutes vos questions, mais il y a quand même un problème. Bien que tout ce que je vous raconte soit de l’histoire ancienne, vous remarquerez que je ne vous ai donné aucun nom. Oui il y a prescription, mais il vous faut bien comprendre que d’une certaine façon nous trahissions. Nous aidions l’ennemi. La France c’est mon pays d’adoption, elle n’a pas vraiment voulu de moi, je m’y suis réfugié sans avoir pour elle la moindre amitié. Nous avions même du mépris pour ce pays, ce pays des droits de l’homme, qui nous avait abandonnés en 1936, mais la France est devenue mon pays, quand même. Nous soutenions un idéal de libération des peuples colonisés, mais aux yeux de la police nous étions des traîtres. Nous étions passibles de la cour de sûreté de l’État. Quand je vois tout ce qu’ils ont essayé de faire à cet universitaire parisien qui, dans sa jeunesse, avait été dans les maquis vietnamiens, je me dis que les plaies, dans l’armée française, ne sont toujours pas refermées. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 11

Disparaître en Indochine – 10°

Chapitre 10

– Monsieur Chavez ?
Le jeune homme qui venait d’ouvrir la porte en ferraille de l’atelier lui répondit, après un temps d’hésitation :
– Oui, mais lequel.
Thierry lui tendit la main et lui sourit.
– Bonjour. Je voudrais parler à Augustin Chavez.
Le jeune en bleu de travail maculé de graisse ouvrit largement le battant de la porte du hangar et la poussa dans la rainure. Cela fit un bruit aigre de métal vibrant puis elle alla cogner sur l’autre portant. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 10°

Disparaître en Indochine – 9

Chapitre 9

Il attendit une heure raisonnable en se promenant sur les quais de la Seine. Une belle fin d’après-midi sur Paris. Les deux tours de Notre Dame se réfléchissaient dans ce bras étroit du fleuve coincé entre le quartier latin et l’île de la cité. La circulation ininterrompue des voitures faisait un tel vacarme qu’il se dit qu’il lui valait mieux trouver une cabine téléphonique dans un endroit plus calme. Il remonta le boulevard Saint-Michel et, finalement, se résolut à revenir à son hôtel de la rue Monsieur le Prince. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 9

Disparaître en Indochine – 8

Chapitre 8

Le lendemain matin dans un petit hôtel de la rue Monsieur le Prince, Thierry tartinait d’une excellente confiture de mûres une fine tranche de baguette parisienne craquante et dorée. Le café était délicieux. La journée s’annonçait belle et tout en prenant cet excellent petit déjeuner il réfléchissait  à ce qu’il pouvait bien faire maintenant. Comment sauver son héritage ? M. Wang ne s’était pas trompé en reconnaissant Adrien sur la photo de 1939 ! Son oncle était à Haiphong en 46 ! Qu’était-il devenu ? Il n’y avait plus qu’une toute petite piste, celle de ce commissaire qui, en 1948, recherchait peut-être Adrien sous un autre nom, sous une autre identité, celle d’un certain Jérôme. Que lui voulait-il ? Marché noir ? Banditisme ? Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 8