Archives de catégorie : Contes et Nouvelles

BLUES

D’abord, dans un profond silence, les 3 chuintements glissés sur la cymbale et le claquement dur sur le rebord de la caisse claire, une fois, deux fois, trois fois, c’est Jean qui tape, tout seul.

Vient le baoum-bam-baoum, la grosse corde de basse qui donne juste l’écart, l’espace évident entre les tac tac tac et le gros son épais et mat de la caisse, et la basse c’est Pierre.

Enfin, la vibration de la locomotive qui petit à petit mais sans changer de rythme se charge de notes glissées sur les manches des 2 guitares d’Hafid et de Jacques, qui entrent dans la danse.

Puis le premier cri de Marie, les yeux fermées, le corps tendu dans le fourreau noir et sobre, le premier cri de désespoir de celle qui s’est réveillée un matin de déprime, sans boulot, sans drogue, sans espoir, dans un lit de draps sales, dans un lit déserté.

Elle souffle et geint et pleure, elle n’est plus que cette voix portée sur les lignes de son qui montent et montent encore, de plus en plus aigues, qui ne sont pas des notes mais des plaintes accordées. Elle roule dans des éboulis de tristesse ou elle se casse tandis que derrière elle…

Les voix de Claudie et de Jacques, les voix qui l’accompagnent, reprennent les derniers mots, les répètent et les scandent, en font un martèlement, comme un trottoir de plaques noires sous la pluie maintenant évidente des notes qui s’affolent de plus en plus nombreuses. Mais il y a toujours, derrière, le claquement noir et froid de la caisse métallique et des coups de cymbale.

Elle regarde alors le moment clair et net ou la vie va partir, elle a froid dans le dos de l’angoisse éternelle que donne le blues, le vrai, celui de la peur de mourir et de tout voir finir un soir au coin du ghetto des junkies. Elle laisse sur ce temps le solo de guitare, qui donne à cet instant le peu de retenue, les quelques moments juste avant, ce qu’il faudrait pouvoir encore, juste un instant saisir.

Le chœur est là, tout près, il la caresse, la tient, l’accompagne et la laisse partir vers un long monologue de voix brisée, de secret, de soupirs. Elle donne pour ce moment de pure grâce, tout ce qui reste en elle des temps anciens, des temps de soleil et de rires, où elle faisait l’amour où elle avait à ses côtés la vie.

Mais derrière, dans le fond, il y aussi le bruit du métro aérien et les sirènes des voitures de polices. Il y a l’horreur du chômage généralisé et des vieux qui cherchent leur nourriture dans les cageots de légumes pourris à la fin du marché. Elle pleure sur les paumés, elle crie pour les ratés.

Et puis toujours le roulement de la basse, les claques de la batterie, les battements des pieds sur le plancher, les cris, les mains qui battent l’air, les cordes qui se tendent, le bruit noir des amplis. Le son tourne, autonome, sans plus de précision, qu’un vautour dans le ciel. Y’a pas d’oiseaux la nuit.

Tout cela qui la tient, ne la laisse plus partir, enfermée dans une histoire à douze mesures, répétées, relancées, mais qui montent douloureusement vers une fin qui se termine mal. Elle ne domine rien, elle se laisse aller. Les deux voix derrière elle la portent jusqu’au bout.

Marie, maintenant debout sur la pointe des pieds, le doigt qui montre enfin l’ultime, le destin, et pour la dernière fois elle chante, immensément, une dernière note qu’elle tient à bout de souffle tandis que un à un les instruments se taisent et que l’on entend plus que les 3 chuintements glissés sur la cymbale et le claquement dur sur le rebord de la caisse claire.

Caillou. 2007

  • (Texte écrit en pensant beaucoup à Camille chantant La vie la nuit dans le film Les morsures de l’aube. Film de Antoine de Caunes sortie en mars 2001.)

LE PORTABLE

– Où ais-je encore foutu mon portable ? À chaque fois que je me barre je passe une heure à le chercher partout ! Comme si je ne pouvais pas le ranger à chaque fois sur la commode… Mais quel con je suis!
Il tournait en rond dans le salon, cherchant du regard sur les étagères, sur la tablette, puis fit tout le tour de l’appartement, mais rien ! Le boitier était introuvable.
– Si je ne l’avais pas éteint je vais me téléphoner pour l’entendre sonner et je saurais où il est!

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Le trou dans le mur


Après le rond-point de L., la 4 voies s’enfonce entre deux murs de briques rouges. Elle est bordée ainsi sur plusieurs centaines de mètres, après un long virage, et ce n’est qu’à l’entrée de M., quand je passe sous le pont, que le mur qui file à droite s’interrompt brusquement puisqu’il tourne alors et longe la route de M. Il en est ainsi sur presque tout le pourtour de la ville. Derrière ces parois « antibruit » on voit parfois les hauts d’immeubles sales où s’entassent plus de 25 000 personnes.

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LE CAUCHEMAR

Devant l’école de mon quartier il y avait une échoppe, celle d’une marchande de bonbons. C’était une petite boutique pimpante tenue par une charmante vieille demoiselle, mademoiselle Line, Courte de son nom de famille. Elle y vendait, dans toutes les couleurs et les goûts deux sortes de bonbons: des pois à rayures et des pois à pois. A chaque sortie de l’école les enfants heureux envahissait le magasin en riant.

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LA NUIT DES TEMPS

Une masse immense de gens de toutes sortes et de tous âges se dépêtrait dans les hautes herbes et le sable, éclairée par des torches vacillantes tenues à bout de bras. Je n’y voyais presque rien dans ces éclats de lumière brusques et ces sauts dans le noir. Des cris dans le lointain nous poursuivaient au milieu du silence oppressé de nos respirations haletantes. Je crois bien que nous courions ainsi depuis 2000 ans.
À l’aurore il y eut un arrêt auprès d’une grange abandonnée, en ruine. Affalés un peu partout mes compagnons de fuite tentaient de reprendre un peu de souffle. Certains s’assoupissaient déjà.
Sur la crête de la colline, au-dessus de nous, l’armée de nos poursuivants se profilait dans le ciel d’encre sale. Lorsque le soleil apparut, leurs armures brillèrent alors que nous étions toujours dans l’ombre.
«Ils ne nous attaquent pas ?» demandais-je au jeune homme en toge blanche allongé auprès de moi dans l’herbe. «Jamais à l’aube, ils prient». Il était très beau, une couronne de fleurs dans les cheveux. Il me demanda mon nom. «Caillou, reporter du Coquelicot, de Toulouse» lui dis-je «et toi, qui es-tu ?». «Je suis Épiphane, fils de Carpocrate. Je vivais à Alexandrie au début du deuxième siècle». «Et pourquoi cours-tu comme ça ?» Il me désigna un des cavaliers, au centre de l’immense armée immobile. «Tu vois celui-là, c’est Irénée ! Il veut me faire la peau.»

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FUGITIFS

Le long de la nationale, on marche en rang, deux par deux.
J’ai semé mes copains, ils me gonflent parfois : « Mouloud par-ci, Mouloud par-là ». Je me suis approché et je lui ai souri.
Laura me tient par la main. Je souris béatement, les pieds dans les hautes herbes, et je dois faire gaffe aux tentacules des ronces qui essayent de me griffer mon bob aux couleurs de Sarcelles.
Laura me tient par la main.

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L’ECHELLE

Non ! Alexandre tu ne vas pas dans l’eau juste après avoir mangé !
J’ai les yeux fermés, je me concentre, mais cette petite plage est là, tout autour de moi, et même un peu trop près de moi. Plus un seul espace de sable sous les serviettes multicolores. Des seins flasques et des fesses avachies, du rose, du blanc, du couvert de pommade luisante et du bruit, beaucoup de bruit. Comment me suis-je retrouvé là?

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La cave

La porte de la cave s’est ouverte lentement, pour ne pas grincer. Il est entré et a posé l’attaché-case sur un carton. Il a plié son pardessus et il s’est assis dans l’angle du mur et il a fermé les yeux. Par le soupirail, il n’y a que la lumière du réverbère de la rue, le jour n’est pas encore levé. Au loin, le train de 7h29 fait crisser ses freins dans la gare. Les voitures qui tournent l’angle de l’avenue se font de plus en plus fréquentes et l’immeuble s’ébroue. Il entend les bruits des pas qui descendent l’escalier commun, la porte d’entrée qui claque, les réveils qui sonnent, les radios qui s’allument dans les cuisines, les enfants qui déjeunent et les voix sourdes des parents qui les pressent.

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