Archives de catégorie : Contes et Nouvelles

Rapido

Vendredi dans la matinée.

Une grande salle plutôt large et peu profonde avec une baie sur toute la devanture.

Dehors la place du marché et les ruines de l’ex-supermarché qui n’a pas réouvert après l’explosion de l’usine AZF.
Le quartier HLM d’Empalot était un des plus pauvres et des plus sinistres de Toulouse ; situé dans une sorte d’impasse, au sud de la ville, coincé entre une rocade et la Garonne. Mais une Garonne à cet endroit particulièrement sale puisqu’elle vient de traverser toute la zone industrielle et ses usines dépotoirs. Le quartier, construit dans les années cinquante, s’était peuplé au fur et à mesure des vagues migratoires, d’abords espagnoles, italiennes, portugaises puis, dans les années soixante, maghrébines, africaines et maintenant turques, asiatiques…

La pauvreté, le chômage battant tous les records, une délinquance très forte, interne au quartier, due à des petites bandes adolescentes enrichies par les trafics en tout genre mais surtout ceux de shit et de la coke, un espace abîmé par la saleté, les tags, les poubelles partout et l’abandon des services publics, des feux parfois, allumés dans des caves, qui enfument et qui tuent les voisins au-dessus, tout cela rendait la vie impossible. Les blancs s’étaient enfuis n’y laissant que leurs vieux, leurs infirmes et tous ceux incapables de payer les loyers du secteur privé. Il y avait aussi quelques lieux essayant de survivre, une bibliothèque, un centre social, des éducateurs de rues, des bénévoles d’associations…

Il y a là les habitués du quartier, mais très peu de maghrébins. Eux n’y vont pas au bistrot. Ou du moins pas dans celui-là. On peut les voir plutôt en face au salon de thé à la menthe qui fait aussi les gâteaux orientaux. Et puis eux ne jouent pas, ou pas de ça et surtout pas ici. Les habitués sont des chômeurs qui viennent trouver ici un peu de lien social. C’est ceux qui rient trop fort, c’est ceux qui s’apostrophent. Les habitués ce sont aussi ces deux femmes qui reviennent du marché sur la place, ces quelques types aux trognes d’ivrognes, et ces 3 ou 4 personnes âgées assises aux tables.

Tout le monde, chômeurs, femmes, vieux, regarde l’écran du RAPIDO.
Dans les mains le coupon magique qui va rendre riche, pour 1 euro.
Dans les mains tout l’espoir des pauvres.
Ils le triturent ce petit bout de papier coloré que la bonne femme rigolarde derrière le comptoir vient de leur vendre, il y a quelques instants.
L’écran du RAPIDO, comme un oracle, comme une des drogues du quartier, mais licite, mais approuvée par le gouvernement, va bientôt se mettre à bouger.
Toutes les cinq minutes, les chiffres s’affolent et s’immobilisent un par un… et les espoirs s’envolent.
Alors les pauvres se retournent, vont au guichet du comptoir et reprennent une dose d’espérance en même temps qu’un verre de rouge.

Caillou. Février 2007

Combien vaut x dans 2(3x-1)2 =18?

Il fait tellement gris dehors que j’ai dû allumer la lampe sur le bureau. C’est un bureau moderne que papa a acheté, il y a 2 ans, dans une grande surface de la route d’Espagne. Pas cher. Pas très solide non plus. Et comme je l’ai déjà taché maman m’engueule à chaque fois qu’elle passe dans ma chambre. Il est dans le coin, avec les étagères au-dessus et l’ordinateur bien rangé, en dessous, à ma droite. Et moi je regarde par la fenêtre, le front collé contre la vitre, le vent et le ciel si bas, avec les nuages plats et sales, qui s’en vont, bordant la crête des coteaux de l’autre côté du fleuve. Sinistre.

J’ai beau essayer de m’accrocher à ce devoir d’algèbre que je veux terminer pour onze heures, rien n’y fait. Je suis collé à combien vaut x dans 2(3x-1)2 =18?

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Ne soyez plus une mouche dans votre vie !

Pour Michel

J’avais trouvé du boulot! Enfin!

Depuis cinq mois que je pointais au chômage et que je me cassais les dents sur des entretiens un peu partout dans la ville. Cinq mois de tristesse d’angoisse, d’ennui…

Enfin, j’étais embauché. Certes ce n’était pas un emploi formidable, rien à voir avec ce que j’avais fait les années précédentes, mais vues mes «inaptitudes», comme disait la jeune femme de l’ANPE et surtout vu le montant de mon allocation, j’étais déjà bien content. Comme mon pécule se raplatissait de semaines en semaines, lorsqu’elle m’avait donné cette adresse en me disant que c’était un emploi ferme et qu’il s’agissait d’être dehors toute la journée, j’avais accepté avec reconnaissance.

Ce jour-là, je me suis donc rendu à l’adresse indiquée sur la lettre. C’était dans le quartier haut, dans une rue en pente, bordée d’arbres maigrichons. Je montais péniblement la côte en cherchant le bon numéro. Il faisait chaud. Et oui, je ne suis plus si jeune, et monter ce raidillon m’était dur. Je fus bien content de le trouver.

Il s’agissait d’une maison bourgeoise avec un jardinet devant, avec une haie de pyracanthas, très haute, très sombre, et juste au milieu une porte en fer un peu rouillée. C’était là. La plaque indiquait bien « Madame Irma, voyante ». Je repris mon souffle, vérifiais ma tenue puis appuyais sur le bouton rond et blanc de la sonnette et j’entendis au loin un tintement résonner dans le fond d’un couloir. Un vieux monsieur en salopette grise m’ouvrit la porte du jardinet. Il ne dit pas un mot, mais referma la porte derrière moi, nous traversâmes le jardin puis il me fit pénétrer dans la maison. Au fond d’un long couloir très sombre il y avait, en face de nous une porte avec des carreaux de verres en losanges de couleur et derrière cette porte une lueur orangée oscillante.
– Jeannette, c’est le monsieur de l’ANPE.
– Fais-le entrez !

Elle était énorme. De toute évidence je ne vis que cela. Elle débordait de partout. Derrière une petite tablette, elle me dévisageait et son regard pénétrait dans mon âme. J’étais stupéfait et je ne bougeais pas. Et c’est elle qui me suggéra de m’asseoir devant elle sur une petite chaise de bois.
– Bonjour. Vous avez la convocation ?

Je la lui donnais. Elle lut la feuille que m’avait donnée le service de placement. Cette femme, un peu âgée, mais guère plus que moi, avait sur la tête un turban violet. Je me dis qu’elle devait peser plus de cent cinquante kilos. Penchée sur ma lettre, je voyais le dessus de ses seins monstrueux qui tremblotaient un peu. Il ne fallait plus que je les regarde comme ça ! Pour rompre le charme détestable qui obnubilait mon regard je me forçais à le détourner de son poitrail et regardais autour de moi. C’était un salon, très sombre, tendu de tapisseries, avec quelques cadres au mur. Je vis des diplômes, des lettres de remerciements, une affichette de Sainte-Rita… La lumière provenait d’une petite ampoule cachée derrière un foulard suspendu dans un coin, au plafond et comme il bougeait dans le souffle d’un ventilateur, la lumière en était tremblotante. Il n’y avait aucune fenêtre. Peut-être était-elle cachée derrière une tenture?

– Quel âge avez-vous ? Monsieur… Gale.
– 58 ans Madame.
– Irma, appelez-moi Madame Irma ! Vous n’êtes pas tout jeune ! J’avais demandé un jeune homme !
Je ne sus quoi dire. Je haussais un peu les épaules.
– Il n’y en a plus des jeunes qui cherchent à travailler ! Bon, vous ferez l’affaire. Enfin j’espère.
Lorsqu’elle me regardait, je ne savais plus quelle contenance prendre. Ses yeux, totalement fixes, étaient bordés de noir, et son gros visage un peu luisant, et disons-le, affreux, était maquillé mais avec des plaques de couleurs fausses, rouge aux joues, crémeux sur le cou et les tempes. Elle n’avait pas de sourcils et sa bouche, toute petite, était outrageusement fardée de vermillon.

– Je vais vous expliquer ce dont j’ai besoin. Vous m’écoutez ?
– Oui Madame.
– Irma ! Madame Irma ! Vous comprenez le français ou quoi ! Mon nom c’est Legrand. C’est ce qu’il y a sur les fiches de paie mais appelez-moi Madame Irma !
– Oui Madame Irma.
– Voilà ! C’est mieux. Vous allez donc faire le tour du quartier de la gare et me distribuer les prospectus que voici. Elle me désigna un carton sur le canapé. Vous serez en costume. Mon mari va s’occuper de cela. Et vous reviendrez ici le soir. Je veux que vous reveniez avec le reste des prospectus. Cela me coûte très cher à imprimer et je ne vous payerais que si vous me les ramenez… Et puis de toute façon il faudra vous changer. Les jours de pluie, vous resterez ici et je vous montrerai comment vous servir de l’ordinateur, répondre à mon courrier, et du répondeur téléphonique. Cela Edmond n’arrive plus à le faire. Vous commencez demain matin à 8H. Cela vous convient ?
– Très bien Madame…Irma.

Elle se mit à crier : Edmond, et me fit signe de sortir
Le vieux était derrière la porte et il m’emmena dans un garage, au fond d’une cour. Il me tendit une chaise et un cintre :
– Déshabillez-vous, je vais vous chercher l’uniforme… Je dois avoir à peu près votre taille.
Et il ouvrit des cartons, sur une étagère du fond, dans la pénombre.
Lorsqu’il revint j’étais en slip et en chaussette et il me tendit une combinaison bizarre, en plastique et latex, avec des poils.
– Je vais vous chercher les ailes.
J’eus du mal à entrer les jambes dans le maillage serré, puis les bras, et il me fallut me tortiller dans tous les sens.
– Au début c’est un peu difficile, mais cela semble vous convenir, me dit le vieux en remontant une fermeture éclair dans mon dos. Mettez ce bonnet sur la tête moi je vous accroche les ailes.
Quelques instants plus tard il me fit sortir dans la cour.
– Il y a une glace derrière la porte. Vous voulez vous voir ?
J’étais déguisé en mouche. Une grosse mouche grise avec des reflets verts sur un ventre rond et quatre grandes ailes translucides qui pendouillaient derrière.

Le lendemain matin, je remontais donc chez les Legrand.
Lorsque je ressortis, en mouche, je fis semblant de ne pas remarquer les sourires des adultes et les cris des enfants. Ce qui me gênait le plus c’était les 2 grands yeux de chaque côté de la tête, deux globes de verres emmaillotés de laine grise, qui glissaient sur mon front, à chaque pas. En plus ils étaient lourds et les ailes dans mon dos me tiraient vers l’arrière. Vous vous y ferez, m’avait dit le vieux bonhomme. Je ne pus bien sur pas prendre l’autobus. Et je mis plus de 30 minutes pour redescendre vers le quartier de la gare.

Là je pus enfin m’asseoir sur un petit banc et, au milieu des éclats de rires et des quolibets, souffler un peu puis sortir de la poche, sur mon abdomen, le paquet de prospectus à distribuer. Tout le monde me les prenait.
Un clodo vint à ma rencontre et me demanda des nouvelles de Julien, mon prédécesseur. Mais je ne sus pas quoi lui dire car bien sûr que je ne le connaissais pas.
Le tract que je tendais parlait de la plus grande cartomancienne d’Europe, disciple de la Mostra Damus des Carphates, consultée par les plus grands chefs d’États du Monde Libre. Et puis surtout le titre attira mon attention: Ne soyez plus une mouche dans votre vie, consultez Madame Irma !

À midi je ne pouvais pas aller manger chez moi dans cet accoutrement, et encore moins aller au restaurant. Je demandais donc au clochard comment faisait ce Julien, dont il m’avait demandé des nouvelles :
– C’est simple. J’allais lui chercher un sandwich et une bière au buffet de la gare. Tu me payes une bière ?
– D’accord, et je lui tendis un peu de monnaie.
– Garde mes chiens, je reviens.
À son retour, nous avons discuté. Je lui ai demandé si ce Julien était resté longtemps. Il me répondit qu’il ne lui semblait pas. Deux ou trois semaines pas plus. Mais avant lui il n’y avait personne qui faisait la mouche dans le quartier, peut être ailleurs en ville…

Je repris ma distribution. Beaucoup de gens intrigués me tendaient la main pour saisir mon bout de papier et vers 16h je n’en avais plus et je pus remonter à la maison en haut de la côte.
Edmond m’aida à me débarrasser du costume et il me laissa prendre une douche dans un petit cabinet de toilette attenant au garage. J’étais vraiment content de me retrouver, propre et sec, dans mes vêtements. Je me peignais dans le miroir, derrière la porte, lorsque je vis derrière moi des vêtements accrochés à une patère. Un pantalon et une veste de jean, avec un tee-shirt blanc et un foulard rouge. Edmond était parti. J’étais seul. Je me dis que ces vêtements ne pouvaient pas être les siens et, par une curiosité stupide, je fouillais les poches de la chemise. J’y trouvais une enveloppe vide, avec un nom: Monsieur Argiope, suivi d’une adresse en banlieue sud. Comme j’entendais les pas d’Edmond qui revenait, je mis rapidement l’enveloppe dans ma poche et retournais me coiffer. Et je pus rentrer chez moi.

Le lendemain, ce fut pareil. Et dans les jours suivants, je m’habituais au costume. Il me pesait moins. Tant qu’il fit beau je passais toutes mes journées à tourner le long des voies de chemin de fer, vers les parkings, le long des 2 brasseries et des 3 hôtels qui font face à la gare. Mais au matin du vendredi, il se mit à pleuvoir tandis que j’arrivais chez les Legrand.

Edmond me dit d’aller voir sa femme qui avait du travail pour moi. Je toquais donc à la porte aux petits carreaux de couleur.

Monsieur Galle ? Entrez. Je suis content de vous. Il y a eu en quatre jours 22 personnes qui sont venus me voir avec le prospectus. Vous avez bien travaillé. Avant de vous donner du travail je vous dois bien une petite gratification : je vous offre une séance de divination gratuite. Vous êtes d’accord ?
Elle avait déjà un jeu de tarot dans les mains et elle commença à en disposer les cartes sur la tablette.
– Vous habitez seul ?
– Oui madame.
– Madame Irma, mon petit, Madame Irma, je vous l’ai déjà dit. Vous n’êtes pas marié alors ?
– Non.
– Concentrez vous et posez le doigt sur une des 5 cartes devant vous !
Ce que je fis. Elle me dit alors que ma vie avait été chaotique et triste, que j’avais fait de la prison, que mes parents étaient morts très jeunes… Bref elle me raconta ce qu’elle pouvait déduire du CV que lui avait fourni l’ANPE. Mais elle le faisait lentement. En me regardant intensément de ses gros yeux globuleux cerclés de noirs et j’avoue que j’étais de plus en plus mal à l’aise.
– Est-ce que vous dormez bien ?
– Pas trop.
Elle me fit encore choisir des cartes puis me déclara qu’une femme aimante et riche m’attendait dans un futur très proche et que j’allais bientôt découvrir un amour fulgurant et dévastateur. Et même qu’elle pouvait, avec mon aide, me la décrire.
– Racontez-moi votre dernier rêve.
– C’est un cauchemar. Et il revient très souvent.
– Racontez.
– Je rêve que je suis couvert de toiles d’araignées. Mes bras, mon torse, mon front. Et plus je tente de les enlever plus des petites araignées avancent et reconstituent de plus en plus vite ces toiles qui m’enserrent et qui m’empêchent de respirer. Et quand il y en a trop… Je me réveille !
– Et bien ces mauvais rêves vont bientôt se terminer, j’en suis certaine. Ce sont les cartes qui le disent. Vous allez enfin être heureux mon ami !

Je passais ensuite toute la journée à répondre à son abondant courrier. Edmond m’avait attribué un bureau dans un cagibi à droite de l’entrée, le sien étant de l’autre côté du couloir. Je lus beaucoup de lettres : des jeunes femmes seules, des messieurs d’âges déjà mûrs, des parents éplorés par la perte d’êtres chers remerciaient Madame Irma de son soutien et à chaque fois, leurs missives étaient accompagnées de chèques comportant des sommes assez importantes. J’entendis aussi, très souvent, la sonnette résonner dans le couloir et les bruits de pas des clients qui venaient consulter la voyante. D’autres bruits de portes m’indiquaient aussi leurs départs, vers l’arrière de la maison.

Le lendemain, je pus ressortir car le soleil avait réapparu. Vers midi je pus retrouver le clochard et ses chiens. Je lui demandais s’il savait comment s’appelait Julien ? Dans quel quartier il habitait…
– Tu sais nous n’étions pas très copains. C’était juste un arrangement entre nous. Et puis il n’est pas resté longtemps. Je crois qu’il s’appelait Ar…quelque chose, car une fois j’ai vu son nom sur sa carte vitale, mais je n’en sais pas plus.

Le dimanche matin, je ne sais pas pourquoi, par curiosité ou par désœuvrement, je m’en allais faire un tour dans la banlieue sud et je me mis à chercher l’adresse indiquée sur l’enveloppe. C’était un immeuble HLM, en brique rouge. Il n’y avait que trois entrées. Un voisin me demanda ce que je cherchais…
– Monsieur Argyope ? Qui ? Ah Julien ? Il a disparu, il y a plus de 15 jours. Aucune nouvelle. Son appartement est toujours fermé. Vous êtes un copain à lui ?
Je ne savais pas quoi dire. Je fis oui, pour avoir le temps de réfléchir et puis je dis que je repasserai plus tard et je rentrais chez moi.

Toute la semaine suivante je continuais mon travail de distributeur de prospectus déguisé en mouche. Je fus payé le jeudi, plutôt bien d’ailleurs, et je pus même m’offrir un bon repas chez un traiteur.
Mais le lendemain, comme il pleuvait, Edmond me dit que je devais reprendre le travail de secrétariat.
Ce que je fis.
Vers 17 heures, il revint me voir dans le petit bureau :
– Je dois aller faire des courses et il n’y a qu’un seul client qui doit passer. Mon épouse ne pouvant pas se déplacer seule pourriez-vous ouvrir la porte à ce monsieur et l’emmener au fond du couloir ?
– Pas de problème.
Il sortit et j’entendis la porte du jardin se refermer quelques instants plus tard.

Malheureusement je n’avais plus d’enveloppes et de timbres. La patronne recevait quelqu’un et je ne devais pas la déranger. Aussi je me résolus à pénétrer dans l’autre bureau, celui d’Edmond, pour en chercher. Je n’en trouvais pas, sur son bureau mais une porte entrouverte, dans le fond de la pièce m’intriguait. Je me dis que je n’avais que quelques pas à faire pour ressortir au cas où le client arriverait et que je voulais savoir ce qui se cachait derrière cette porte. De toute façon les clients ressortant toujours par-derrière je ne pouvais pas être surpris. J’entendis d’ailleurs la cliente précédente qui repartait.

Je jetais donc un coup d’œil. C’était un cabinet noir et je vis une forme blanchâtre qui paraissait pendue au fond. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Je m’approchais et découvris une sorte de cocon de fils de soie qui emmaillotait de toute part un corps humain pendu.
Des fils de toiles d’araignées m’empêchèrent alors de me retourner vers la porte et j’entendis Madame Irma qui pénétrait de l’autre côté.
Des millions d’araignées couraient sur ma peau. La femme s’approchait de moi et me murmurait que j’étais son ami. Que nous allions vivre un grand moment de bonheur. Je ne pouvais plus bouger du tout, même plus parler. Elle avait entrouvert son corsage et ses seins monstrueux plaqués contre ma joue, elle se pencha vers moi, visant mon cou
– Ne pleurez pas mon ami Gale. Je vais enfin vous rendre heureux.

Caillou 4 octobre 2007

Dans le coton

Dans le coton tout blanc… je n’y vois plus rien et j’entends à peine.
Juste un vague écho d’aspirateur dans un couloir au loin.

Dans le coton tout blanc, je ne me sens plus, plus de bras, plus de jambes, plus de peau… Je ne sens même pas le drap ou la toile qui me touche. Je ne sens rien.
Ai-je mal ? Faudrait faire le compte. Un par un voir ce qui va et ce qui ne va pas. Mais comment faire un inventaire sans voir et sans ressentir. Dans le blanc du coton, il y a comme une lueur plus forte, un peu, sur le côté. Peut-être une fenêtre? Dans une vague, très vague coloration du blanc, un peu plus froide peut-être, c’est certainement une fenêtre, vers la droite, mais comment le savoir ?

Et si je parlais ? Pourrais-je m’entendre ? Mais je n’en ai pas la force. Je crois que c’est bloqué. Il y a un poids sur ma mâchoire. Je sens tout le bas du visage écrasé, tenu, par un étau. Et bien tu vois bien que tu sens quelque chose ! Et ma langue, dans ma bouche ? Non je ne sens plus rien?

L’aspirateur s’est éteint ! J’entends une porte s’ouvrir et des pas nerveux qui s’approchent. Il y a quelqu’un, tout près de moi. Je me fais la réflexion (toute intérieure mais je ne peux pas rire) que finalement j’entends quand même. C’est rassurant ! Et j’entends une voix de femme qui me parle tout près. Elle a dû se baisser. Je dois être allongé. Va savoir. Monsieur, Monsieur, vous m’entendez ? Si vous m’entendez serrez un peu ma main… Il y a une main ? Où ça ? Et la serrer comment ? Et puis je sens, mais cela vient de loin, de très loin, comme quand mon père remontait de la cave avec les deux casiers de bouteilles qui bringuebalaient, un mouvement quelque part du côté gauche, en bas. Elle doit avoir pris ma main dans la sienne et attendre que je me manifeste…


C’est très bien, très bien, Monsieur. Je reviens tout de suite.

Et je l’entends partir en courant vers la gauche.
Elle sort de la chambre sans refermer la porte.
Dans le coton tout blanc où je gis en silence.
Elle appelle un interne, revient immédiatement.
Ne bougez pas, Monsieur. Ne vous affolez pas.
Je suis là près de vous.

Et elle reprend ma main.
Moi je m’appelle Alice.
Où donc est le miroir, le pays des merveilles ?
Je suis une infirmière.
Il faut vous retenir, m’écoutez, ne pas vous endormir.
Vous êtes aux urgences de l’hôpital Rangueil.
Ne vous endormez pas !

Et voilà le docteur. Je ne vois rien. J’entends autour de moi des gens qui s’agitent.
Préparez le cumulo, dégagez les nimbus !
Il a une voix ce type !
On l’embarque tout de suite ! Les stratos, on se grouille !
On me soulève d’un coup. Je suis dans une coquille.
Nettoyez-moi ce sang ! Le cirrus est-il prêt ? Oui monsieur…
Cela roule, j’entends des claques aux portes et dans mon coton blanc
la voix d’Alice à mon oreille :
Un moment d’équilibre,
C’est maintenant ou jamais,
mais nous allons ensemble
Vous sortir de là !

Caillou le 26 septembre 2007

Au temps perdu

Pour Virginie

C’est une boutique un peu bizarre que j’ai découverte un jour où je me promenais tout en haut de la côte, vers le cimetière. Dans cette avenue qui grimpe toute droite, la vue sur la ville est toujours aussi belle et j’y vais parfois passer quelques instants sur un banc que je connais, sur une place bordée de magasins de pompes funèbres.

Mais cette boutique n’était pas comme les autres. Il n’y avait ni fleurs ni tombes en devanture mais sous son enseigne, Au temps perdu, une vitrine où l’on pouvait voir l’intérieur. Et elle n’était pas grande. Elle avait dû ouvrir quelques semaines plus tôt car je ne l’avais pas remarquée auparavant.

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Le miroir

Les volets sont fermés devant la fenêtre ouverte.

Des volets en fer, qui se plient, avec, tout en haut 4 fentes, de chaque côté, qui laissent passer des rayons de lumière empoussiérés dans la pénombre de la salle à manger. Un haut fauteuil recouvert d’un drap fait face à la cheminée surmontée d’un immense miroir, caché derrière un voilage de tulle noir, montant jusqu’au plafond.

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Les casinos sont d’étranges cathédrales hors du temps, sans pendules ni fenêtres…

À Toulouse, en amont de la ville, de part et d’autre de la Garonne, deux bâtiments en construction vont bientôt être mis au service du public.
Du côté Empalot, une mosquée. Bonjour aux enfants que l’on dresse à apprendre des inepties par cœur en oscillant du tronc, des heures durant, les yeux fermés. Qu’ils soient musulmans, juifs, chrétiens ou bouddhistes ne changent rien à l’affaire… C’est le mouvement des autistes, les TICS, qui fait se ressembler les apprentis de toutes les religions!
Curieuse coïncidence, de l’autre côté de ce bras du fleuve, sur un terrain dévasté par l’explosion d’AZF, se termine aussi la construction d’un gigantesque casino. Le jeu d’argent est interdit en France sauf dérogations, aussi nombreuses que variées et dont “le groupe Lucien Barrière” (un ami de notre Président qui n’a que des amis) profite allègrement.
On apprend à y faire les mêmes mouvements répétés…

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BLUES

D’abord, dans un profond silence, les 3 chuintements glissés sur la cymbale et le claquement dur sur le rebord de la caisse claire, une fois, deux fois, trois fois, c’est Jean qui tape, tout seul.

Vient le baoum-bam-baoum, la grosse corde de basse qui donne juste l’écart, l’espace évident entre les tac tac tac et le gros son épais et mat de la caisse, et la basse c’est Pierre.

Enfin, la vibration de la locomotive qui petit à petit mais sans changer de rythme se charge de notes glissées sur les manches des 2 guitares d’Hafid et de Jacques, qui entrent dans la danse.

Puis le premier cri de Marie, les yeux fermées, le corps tendu dans le fourreau noir et sobre, le premier cri de désespoir de celle qui s’est réveillée un matin de déprime, sans boulot, sans drogue, sans espoir, dans un lit de draps sales, dans un lit déserté.

Elle souffle et geint et pleure, elle n’est plus que cette voix portée sur les lignes de son qui montent et montent encore, de plus en plus aigues, qui ne sont pas des notes mais des plaintes accordées. Elle roule dans des éboulis de tristesse ou elle se casse tandis que derrière elle…

Les voix de Claudie et de Jacques, les voix qui l’accompagnent, reprennent les derniers mots, les répètent et les scandent, en font un martèlement, comme un trottoir de plaques noires sous la pluie maintenant évidente des notes qui s’affolent de plus en plus nombreuses. Mais il y a toujours, derrière, le claquement noir et froid de la caisse métallique et des coups de cymbale.

Elle regarde alors le moment clair et net ou la vie va partir, elle a froid dans le dos de l’angoisse éternelle que donne le blues, le vrai, celui de la peur de mourir et de tout voir finir un soir au coin du ghetto des junkies. Elle laisse sur ce temps le solo de guitare, qui donne à cet instant le peu de retenue, les quelques moments juste avant, ce qu’il faudrait pouvoir encore, juste un instant saisir.

Le chœur est là, tout près, il la caresse, la tient, l’accompagne et la laisse partir vers un long monologue de voix brisée, de secret, de soupirs. Elle donne pour ce moment de pure grâce, tout ce qui reste en elle des temps anciens, des temps de soleil et de rires, où elle faisait l’amour où elle avait à ses côtés la vie.

Mais derrière, dans le fond, il y aussi le bruit du métro aérien et les sirènes des voitures de polices. Il y a l’horreur du chômage généralisé et des vieux qui cherchent leur nourriture dans les cageots de légumes pourris à la fin du marché. Elle pleure sur les paumés, elle crie pour les ratés.

Et puis toujours le roulement de la basse, les claques de la batterie, les battements des pieds sur le plancher, les cris, les mains qui battent l’air, les cordes qui se tendent, le bruit noir des amplis. Le son tourne, autonome, sans plus de précision, qu’un vautour dans le ciel. Y’a pas d’oiseaux la nuit.

Tout cela qui la tient, ne la laisse plus partir, enfermée dans une histoire à douze mesures, répétées, relancées, mais qui montent douloureusement vers une fin qui se termine mal. Elle ne domine rien, elle se laisse aller. Les deux voix derrière elle la portent jusqu’au bout.

Marie, maintenant debout sur la pointe des pieds, le doigt qui montre enfin l’ultime, le destin, et pour la dernière fois elle chante, immensément, une dernière note qu’elle tient à bout de souffle tandis que un à un les instruments se taisent et que l’on entend plus que les 3 chuintements glissés sur la cymbale et le claquement dur sur le rebord de la caisse claire.

Caillou. 2007

  • (Texte écrit en pensant beaucoup à Camille chantant La vie la nuit dans le film Les morsures de l’aube. Film de Antoine de Caunes sortie en mars 2001.)