Archives de catégorie : Contes et Nouvelles

Résistance

J’ai glissé dans la pente. J’ai glissé sur des feuilles mouillées dans le sous-bois. La forêt descend brusquement quand tu quittes la crête, un peu en dessous du col. Mais c’est beaucoup plus court pour atteindre le chemin dans la vallée. Sinon, si tu passes par le sentier, c’est 15 kilomètres pour passer par le village du haut avant de bifurquer. Et cette nuit-là je n’avais pas le temps. Le message reçu la veille était impératif. Ils ne pourraient pas arriver avant six heures et nous devions repasser le col avant le lever du soleil, vers huit heures en février. Alors en pleine nuit, avec ce ciel de matelas au-dessus de ma tête, pas un coin de lune, et seul le petit rayon lumineux de la frontale, c’était vraiment casse gueule.

Je me suis ramassé quelques mètres plus loin, contre un tronc d’arbre. J’étais trempé et le genou très douloureux. Je me suis relevé et j’ai continué en boitant. Merde ! Le chemin du retour allait être difficile. Je n’avais pas le moral. C’est alors que j’ai entendu le moteur du camion qui remontait le chemin, en contrebas. Lampe éteinte, j’ai continué à descendre d’arbre en arbre, en tâtonnant et sans faire de bruit.  Je suis enfin arrivé sur le bas-côté et me suis glissé derrière le mur de la grange.

J’ai observé le camion frigorifique qui gravissait la pente. Il haletait péniblement puis s’est garé de l’autre côté du bâtiment. Attendre sans se montrer. Il vaut mieux être prudent. Mon prédécesseur s’est fait prendre par la PAF, il y a déjà 2 mois et je n’ai pas du tout l’intention de le suivre dans les prisons de la République. La porte de la cabine s’est ouverte, doucement et des pas ont fait crisser le gravier vers l’arrière. Le claquement de la porte arrière du camion et puis il y a eu la voix qui murmurait Descendez, on est arrivé. Et cette voix, je l’ai reconnue tout de suite! C’était celle de Mathieu, un copain de rugby de l’équipe de M. J’ai rigolé et fait le tour de la grange. J’avais toujours ce genou qui me tirait mais j’étais très content d’entendre une voix connue.
Il s’est retourné et m’a foutu la lumière de sa torche dans la tronche. On est tombé dans les bras l’un de l’autre dans un éclat de rire.
– Où tu as mis le ballon ?
– Je n’ai plus le temps de jouer, mais je suis bien content de te retrouver dans cette galère !
– Et moi donc ! Maintenant on joue à autre chose, pas vrai, vieux macho !

Derrière lui il y avait maintenant trois ombres silencieuses. Les gens descendus du camion. Mathieu m’as serré le bras puis il s’est retourné et m’a présenté.
– C’est votre passeur. Vous pouvez compter sur lui, c’est un vieux copain.
C’était un homme d’une quarantaine d’années accompagné d’une femme plus jeune et d’une jeune fille. Celle-ci a soufflé aux deux autres quelques mots dans une langue que je ne connaissais pas. Puis elle nous a demandé, dans un français un peu hésitant :
– Parents ne parlent pas langue. Moi peu. Vous parler anglais ?
J’ai répondu lentement et en articulant que nous n’aurions de toute façon ni le temps ni le souffle pour faire de grands discours.

Mathieu a sorti une gourde de peau et l’on a bu tous les cinq, debout, un peu de ce vin noir d’Aragon en mangeant du pain et des œufs durs.
– Ce sont des évadés de Pithiviers, des clandestins, une famille Azéris.
La jeune fille a dit, tout doucement :
– Plus compliqué ! Papa Azeri mais maman Arménienne. Chassés partout !
Nous ne savions pas quoi dire. Il y a eu un long silence puis elle a chuchoté :
– Moi, aujourd’hui…  17 ans !
Mathieu et moi avons chantonné : Joyeux anniversaire… Et l’on a rigolé, tous ensemble, de cette incompréhension et de ce contraste entre un anniversaire et une évasion.

Le vent s’est levé, tranquillement, apportant les odeurs du champ labouré d’en face. Les feuilles des arbres bruissaient doucement. Le ciel commençait déjà à pâlir vers l’Est. Alors j’ai fait signe qu’il fallait partir, ils ont pris leurs sacs à dos et les deux valises et j’ai serré mon copain dans mes bras.
– Tu pars tout de suite ?
– Et comment ! J’ai deux heures pour les passer de l’autre côté, et avec deux valises et mon genou, cela ne va pas être de la tarte !

Mathieu souriait, enfin je crois car je ne voyais pas son visage, mais des fois les sourires, on les entend.
– À bientôt sur le terrain alors ?
– Ce régime n’en a plus pour très longtemps, et dès qu’il est tombé, on se remet au rugby ?

Mathieu et moi on s’est embrassé.
– Tu peux prévenir le réseau pour qu’on nous attende de l’autre côté, vers 10 heures ?
– Bien sûr. Bonne route.
– Merci Camarade !

Caillou. 13 février 2008.

Merci à Claire pour les consignes : Un chemin, à gauche un champ, à droite la forêt; garé sur le bord un camion comme posé là au milieu de nulle part. (Ou la cour d’une ferme, ou les deux).  6 mots: mur / vin / clandestin / ballon de rugby / anniversaire / observer.

La passerelle

jules-et-jim

Pierre sortait chaque matin de la bouche de métro et remontait la rue pavée qui longeait les voies ferrées, jusqu’à la passerelle. Chaque matin, depuis treize ans, le même chemin : de son appartement de la rue Roger Salengro à l’immeuble de la Weit où il travaillait comme archiviste. Qu’il pleuve ou qu’il vente, l’hiver dans la nuit ou l’été sous les frondaisons, le même parcours, à la minute près, jamais en retard, pour aller s’enterrer la plus grande partie de la journée dans le sous-sol des archives où il passait toute la journée seul, classant interminablement les courriers et les dossiers arrivants.

À midi il se faisait réchauffer son repas au micro-onde, il écoutait la radio, puis il reprenait son activité jusqu’au soir. Il ne voyait jamais personne. Puis, le soir venu, il repartait vers le deux-pièces cuisine où personne ne l’attendait plus depuis le décès de Catherine. Allant de nulle part vers nulle part ce n’était pour lui qu’un déplacement. Le même trajet, la passerelle, les voies ferrées, la bouche de métro… Au passage il prenait le journal gratuit dans le distributeur. Pour sa soirée sans surprise, dans la rame du métro, il ne lisait, sans illusion, que la page télévision.

Les enfants, partis depuis plusieurs années, avaient construit leurs vies. Il revoyait parfois l’aîné, Michel, à l’occasion, des dimanches d’été. Par contre sa fille, Virginie, vivait aux États-Unis, à San Francisco et ne lui envoyait que de rares cartes postales. De son voyage du matin Pierre espérait chaque jour un changement, une variation, même minime, qui ferait de sa journée une journée pas comme les autres. Essayer, encore une fois, de rentrer en contact avec le monde. Pourtant chaque élément en était marqué dans son esprit. Il ne le voyait plus. Seule la passerelle, longue de plusieurs centaines de mètres, et qui ressemblait à celle où Jeanne Moreau court devant « Jules et Jim », éveillait encore sa curiosité. Chaque matin il prenait plaisir, tout en marchant sans s’arrêter, à regarder les trains qui roulaient en dessous, les quais, les lignes qui fuyaient vers l’horizon, vers l’Est, vers la province, vers l’inconnu. Des trains qu’il ne prendrait sans doute jamais. Le front buté du quotidien.

Pierre était un grand dormeur. Ses nuits, peuplées de rêves, étaient plus grandes et plus belles que ses jours. Il y revoyait très souvent Catherine, les enfants, mais aussi sa mère… Et, depuis plusieurs mois, il faisait très souvent le même rêve :

Je m’engage sur la passerelle de fer, mais ce n’est la même. Seul le chemin tout droit passant par-dessus les rails est identique. La passerelle de fer, rouillée, grise et triste de la réalité se couvre de fleurs de toutes les couleurs, elle se transforme en un paradis de verdure. Des jeunes gens arrivent à ma rencontre. Ils viennent des deux escaliers qui desservent les quais mais ne sont pas pressés comme le sont les voyageurs matinaux et surtout ils me regardent en souriant. Habillés comme leurs doubles réels ils ont une démarche bien différente, nonchalante et pleine de grâce qui les fait ressembler à des danseurs interprétant des rôles. Et puis ils sont beaux. Ils ne me disent rien mais ils m’entourent et me suivent comme si j’étais un des leurs. Vers la moitié de mon trajet sur cette passerelle, coupée du monde, surplombant les fumées blanches des trains à vapeur de mon enfance, nous sommes maintenant plusieurs dizaines à marcher, à danser, vers l’autre rive. Et je vois apparaître là-bas, montant l’escalier d’abord les visages puis les bras, puis entièrement mon épouse qui me regarde, heureuse en me tendant les bras, les enfants, mes parents, tous de l’autre côté m’attendant… Mais c’est alors qu’un train passe en dessous très rapidement et son cri me réveille et je sors de la nuit et mon rêve s’évanouit.

Pierre, à la fin de l’hiver, se mit à tousser. Il essaya bien pendant deux jours de continuer à travailler, mais la fièvre était telle qu’il allât consulter le médecin de son quartier, qui lui fit prendre quelques jours de congé maladie. Pierre rentra chez lui avec des médicaments et il se coucha, attendant que cette maladie le laisse tranquille. Il avait de la fièvre. Il ne parvenait plus à lire. Mais ce qui ne devait durer que quelques jours devint plus grave. Il continua à tousser et à trembler de froid sous l’énorme couette, son pyjama trempé de sueur. Il ne pouvait plus se débrouiller tout seul. Le médecin revint. L’air inquiet il proposa l’hospitalisation. Pierre refusa. Il ne voulait en aucun cas quitter son appartement. Le toubib passa plusieurs coups de téléphone et une femme d’une association de quartier vint alors deux fois par jour lui préparer ses repas.

Allongé dans sa chambre un peu sombre, il regardait souvent la pluie tomber de l’autre côté des vitres. Le ciel gris, par-dessus les toits, était plombé et bas. Seule la radio en sourdine, sur le meuble de chevet, peuplait sa solitude. Heureusement qu’il n’avait pas mal. Il devint de plus en plus faible, ne parvenant presque plus à se lever pour aller pisser. Dix jours passèrent ainsi sans amélioration de son état.

Je revois, sur le quai, en dessous de moi, le visage de mon aimée. Elle me suit du regard, le visage tourné vers la lumière. Elle me reconnaît. Elle rit en me faisant ce petit geste de la main, une sorte de signe qui veut dire «je suis là !». Je veux la rejoindre, mais la foule m’entraîne vers l’autre bout de la passerelle.

Lors de sa troisième visite, le docteur ne lui laissa plus le choix et Pierre fut transporté dans une clinique, de l’autre côté du fleuve. Il fut installé dans une chambre, seul, avec son petit transistor. Pierre dormait beaucoup, ne sachant plus quelle était l’heure de la journée lorsqu’il se réveillait. La pluie toujours, le ciel qui n’en finissait pas de tomber sur la ville. Les infirmières le réveillaient pour changer le goutte-à-goutte, vérifier son état. Celui-ci s’aggravait de jour en jour. On lui demanda les coordonnées de ses enfants. Il demanda d’une voix tremblante son calepin, dans la poche de sa veste, suspendue dans le placard… Elles appelèrent son fils. Celui-ci alerta sa sœur américaine…

Il y a tellement de fleurs écloses partout, sur les montants de fer, que ce n’est même plus possible de voir le chemin que dessine la passerelle. Elle est devenue elle-même végétale. Tout autour de moi les rires et les chants de mes compagnons m’entraînent et nous passons par-dessus les prairies, par-dessus la rivière argentée.

Dans un dernier réveil, entre de longues périodes de sommeil, il reconnut, pelotonnée dans un fauteuil à côté de son lit, sa fille qu’il n’avait pas revue depuis trois ans. Elle dormait. Son fils entra doucement dans la chambre. C’était la nuit. Tout lui parut calme et reposé, réconcilié, normal. Il sourit tout doucement à Michel, et lui murmura à l’oreille «ne réveilles pas ta sœur» puis il se rendormit.

Je suis enfin parvenu à l’autre bout du monde et Catherine m’enlace. Je la serre dans mes bras comme nous le faisions quand nous avions vingt ans. Nous nous retournons vers la passerelle de fer qui redevient telle qu’elle a toujours été. Puis Catherine m’entraîne et je descends l’escalier de pierre recouvert de mousses. Nous pénétrons dans le jardin.

Caillou. 26 janvier 2008

Je ne sais pas lire les cartes routières.

D’ailleurs je ne sais lire aucune carte, touristique, maritime, ou terrestre, je n’y peux rien, je ne sais pas lire les cartes. Il y a dessus des traits, des taches et des méandres, mais je n’y comprends rien et même, je les tiens très souvent à l’envers. Si le Nord est en bas lorsque j’ouvre l’accordéon des plis et que je retourne la carte pour qu’il soit au Nord, si j’ouvre ensuite l’autre pan, le Nord repasse au Sud! Aussi je me méfie des cartes, mais lorsqu’elle m’a demandé, tout en conduisant, de lui indiquer la route à suivre à l’aide d’une carte pliée dans le vide-poche de la voiture, je n’ai pas voulu la décevoir et j’ai fait semblant. Mal m’en a pris. J’ai suivi de la patte les méandres d’une route bleue. Je trouvais qu’elle indiquait bien des lacets pour ce pays de plaines, mais, après tout, pourquoi pas. C’était certainement une route buissonnière. Aussi lorsque nous nous sommes égarés sur la berge de la rivière et qu’elle m’a demandé si nous devions tourner à droite ou à gauche je n’ai pas su quoi dire. Elle a ri : « Et bien mon lapin ! Tu as voulu nous accorder quelques instants de sieste » Et là j’ai fait mon sourire entendu, un peu naïf, l’air étonné, l’air de celui qui a bien joué.

Caillou 17 janvier 2008

Avec les mots de Marie-Lise: bleu / route / lapin

marielise

 

Los Sueltos

9 mars 1972
Entre la Vézulie et le Coduras, c’est la forêt vierge, 1200 kilomètres de forêt vierge, épaisse comme une éponge mouillée dans un évier sale.
En ligne droite c’est 1200 kilomètres, sans un village digne de ce nom, sans un aérodrome, sans une cabine téléphonique… 1200 kilomètres c’est une frontière un peu large ! C’est même la frontière la plus profonde du monde.
Quand je suis parti de Logota, le chauffeur du 4×4, qui m’avait amené sur le quai et aidé à charger mes 2 sacs sur la pirogue, m’a salué d’un air dubitatif, en disant « par là vous quittez la Vézulie » et il me montrait l’amont du fleuve, puissant, boueux et calme. Je suis sûr que quand j’aborderai Maracas, émergeant de la jungle des pentes du Lato Brosso, son collègue me souhaitera la bienvenue au Coduras. Entre les deux, il y aura eu quatre mois de lutte à la machette, quatre mois de bagarre contre les moustiques et les sangsues, les araignées grosses comme des pommes et les petits serpents verts qui tuent en moins de dix secondes ceux qui, le matin, enfilent leurs bottes sans en avoir préalablement vidé le contenu. Et je ne sais même pas si je rencontrerai les Calchèques !

17 mars
Depuis mon départ, je remonte El Logro. D’après la carte de Chavez, il me faudra encore 10 jours pour en atteindre la partie non navigable. Après, pendant 250 kilomètres, une série de sauts de puce, en traînant la pirogue sur les bords caillouteux, m’amèneront sur les pentes de la Cordillère. Et puis, encore plus haut ce sera l’abandon de la pirogue, et l’ascension des hauts plateaux, la marche. Mais j’atteindrai alors, j’en suis sûr, le pays des Calchèques. C’est du moins ce que racontent les deux indiens rencontrés par Chavez en 70, lorsqu’il écrit dans son journal à la date du 5 mars « Vu 2 indiens Chacos, qui baragouinaient un peu le karani. Ils descendaient le fleuve. Nous avons mangé ensemble des poissons bleus et verts, qu’ils appellent des chincas. Ils m’ont dit qu’ils avaient échangé des peaux avec des chasseurs, plus haut sur le plateau, à 17 jours de marche et que c’étaient des types grands, blancs, aux yeux bleus… Des Calchèques ? »

3 avril
Je n’en peux plus. C’est une jungle monstrueuse. Je n’ai jamais traversé une telle densité et pourtant j’y suis bien obligé depuis que j’ai dû quitter la rivière. Je n’avance, très péniblement que de 4 à 6 kilomètres par jour. Jour dont d’ailleurs je ne vois pas grand-chose puisque, ici, la forêt est impénétrable, pas un rayon de lumière, juste une vague luminosité d’eau qui ne permet pas d’y voir très loin, ce qui serait de toute façon inutile puisque la végétation est tellement dense qu’elle bouche toute vue. Je ne me dirige qu’à la boussole. Et avec ce sol spongieux dans lequel je m’enfonce à chaque pas, avec ces lianes en tous sens, avec la prudence qui ralentit tous mes gestes, avec la sueur qui dégouline, la chemise sur mon dos qui colle, je n’avance pas, je n’avance plus du tout. Je dois tout le temps m’arrêter pour reprendre ma respiration. Dire que tout ce voyage, je l’ai commencé à Paris, tranquillement installé dans la salle de lecture de la bibliothèque d’Ethnographie de la rue Causse ! Ce carnet retrouvé il y a deux ans par l’expédition de Muller et Gordon. Ce carnet et les quelques affaires du professeur Chavez, ramenés au bord du fleuve par les indiens Chacos. Mais je veux absolument avant Gordon et Muller retrouver les Calchèques !

2 mai
Ça y est. J’ai été contacté ! Hier soir, fourbu, je me traînais, dans les fougères géantes, sortes de scolopendres mauves, sur un parterre d’épais pourrissements moites et gluants. Brusquement un cri humain m’a fait lever la tête. Dans les frondaisons, qui me semblent d’ailleurs moins hautes depuis quelques jours, une cabane se dessinait, accrochée aux branches d’un Copaïba, plus haut et fort que les autres. Une femme me dévisageait, semblant me désigner du doigt à d’autres, que je ne pouvais voir. Elle disparut immédiatement de l’autre côté d’une sorte de rambarde de lianes entrecroisées. J’entendis de nouveau son cri, un hululement très aigu, bref mais puissant, suivi d’une aspiration sifflée, plus longue. J’aurais pu, dix fois passer en cet endroit et ne rien voir, habitué que je suis depuis presque deux mois à ne regarder que mes pieds et là où je les pose ! Mais maintenant qu’ils m’ont signalé leur présence, je ne veux plus bouger. J’ai donc monté mon hamac et la moustiquaire, fais un petit feu, fais chauffer un peu d’eau pour mon blé dur, et maintenant, j’attends. J’ai trouvé, j’en suis sûr, les Calchèques

3 mai.
Le lendemain matin.
Ils sont venus. C’est une famille de 6 individus. Un homme, une femme plus âgée, peut-être sa mère, une autre plus jeune, certainement son épouse, manifestement enceinte, et deux enfants, une fille de quatorze ans peut-être, un garçon de 8 ans pas plus. Ils sont venus, hier, à la nuit tombante. J’étais assis auprès de mon feu. J’écoutais les bruits de la forêt. Les singes et les cacatoès, toutes ces galopades d’avant l’obscurité. J’étais heureux car je le savais bien qu’ils étaient là, autour de moi, attendant l’heure propice, l’heure de la rencontre. Puis les fougères s’écartèrent et la femme apparut suivie des autres membres de la famille. Je les invitais du geste à s’asseoir. Ils n’avaient aucune arme, ni arc, ni flèche, ni sarbacane. Ils sont nus et effectivement d’une taille plus grande que les indiens Chacos. Malgré le hâle dû à cette vie dans la jungle, ils sont manifestement blancs avec les cheveux châtains et les yeux bleus. Nous avons mis longtemps avant d’essayer d’échanger quelques mots. De longs regards d’observation. Ils me fixaient dans les yeux, ce qui est surprenant, car les indiens de la forêt n’ont pas du tout cette habitude. Rien d’ailleurs dans leurs façons d’être et dans leurs coutumes ne semble être d’origine indienne.
Enfin, la jeune femme a parlé.Elle a essayé un peu de dialecte chacos, que je parle mal, mais que je reconnais, puis quelques mots de karani, qui m’est plus familier. Je lui répondais un peu laborieusement. Nous échangeâmes surtout des informations sur le fleuve el Logro que j’avais quitté depuis déjà plusieurs semaines. Elle me dit qu’ils allaient une fois par an à sa source, pour une rencontre avec d’autres familles. Et c’est à cet instant précis, alors qu’elle se retournait vers l’homme assis derrière elle, pour lui demander une précision concernant la distance, c’est là que je l’entendis distinctement parler en espagnol ! Je n’en crus pas mes oreilles. Je lui répondis dans cette langue. Elle se retourna d’un coup et tous se mirent à parler et à rire. Les Calchèque parlaient castillan! Une langue archaïque, très pure, avec des tournures de phrases pour moi étonnantes.

27 mai
La nuit dernière une petite fille est née dans cette cabane suspendue dans les arbres. Je suis très ému d’avoir pu assister à une nativité chez les Calchèques. Tout s’est d’ailleurs très bien passé. Toute la famille a assisté la jeune femme, Juliana. Ce fut un moment très beau et fort et ce matin, assis sur cette branche à 35 mètres du sol, je ne peux m’empêcher d’être heureux.

18 mai
J’ai été admis, en quelques jours, dans cette famille Calchèque. Du moins c’est le nom que je continue à leur donner mais ils s’appellent entre eux Los Sueltos. J’ai un peu compris comment ils vivent dans cette jungle impénétrable. Leur mode de vie est assez semblable à celui des indiens environnants, qu’ils ne rencontrent pourtant pas, ou très peu. Chasse, pêche cueillette, très peu de culture sur brûlis forment l’essentiel de leur subsistance. La forêt est riche pour celui qui la connaît bien. Et ils la connaissent parfaitement. Ils vivent, totalement nus, dans les arbres et changent régulièrement de terrain de chasse et d’habitation. Ils déménagent une fois par an. Et j’ai cru comprendre que ce changement d’aire se faisait en revenant de la grande réunion de la source du fleuve.
L’unité de base est la famille. Elle se divise dès que les enfants prennent leur essor et se mariant, fondent une nouvelle famille dont la femme détient le pouvoir. Il y a une forme de séparation des tâches, les hommes et les jeunes, garçons et filles allant à la chasse, tandis que les femmes et les parents plus âgés gèrent le campement.
C’est donc une société matriarcale où le pouvoir est plutôt léger, et librement consenti par le mari. Le pouvoir est léger car les Calchèques ne font pas la guerre et ignorent superbement leurs voisins. En cas de conflit, ils se retirent et leur laissent le terrain. La jungle est grande.
Ils fuient tout contact avec le monde extérieur, se cachant dès que des militaires ou des explorateurs traversent leur territoire. Pourquoi m’avaient-ils fait signe ? Parce que j’étais seul ? Inoffensif ? Alors que je sais que l’expédition Gordon-Muller c’est, pour 2 explorateurs, 20 porteurs, 8 soldats, et plus de 500 kilos de matériel.
Les Calchèques n’ont ni prêtres ni église. La croyance religieuse semble varier selon le système de valeurs de chaque individu. J’ai cru reconnaître chez certains des comportements animistes, comme l’adoration de certains arbres par Léo, le mari, par exemple, mais j’ai vu aussi une croix, très simple, accrochée sur une branche, près du lit de Juliana, l’épouse et jeune mère de la petite fille.

4 juin
Je viens de traverser les deux jours les plus importants de ma vie. J’avais sur mon dos, dans un sac de fibres le petit bébé de Juliana et de Léo. Nous avons marché 3 jours dans la jungle avant d’arriver sur une sorte de cirque de montagne, un peu dégagé, dont nous avons gravi une des pentes. Cela faisait comme un amphithéâtre et au milieu de cette vallée, tout en bas, le mince filet de la source sourdait de la montagne et brillait comme de l’argent en s’écoulant vers l’horizon vert de l’immense foret. Dans l’après-midi et la soirée sont arrivés, d’un peu partout, des familles entières, plus de 600 Calchèques. Il y avait des chants et des rires, et après les retrouvailles des familles, les embrassades et les tapes dans le dos, la grande fête a commencé. Deux jours de danse, de musiques, de repas interminables, de libations, de spectacles de marionnettes… J’ai dansé, au rythme des tambours, entraîné par une jeune fille aux longs cheveux, à la grâce mais aussi à la fureur latine. Elle semblait vouloir me dire quelque chose que je ne comprenais pas.
Et puis, ce matin, des femmes sont venues et m’ont proposé de rencontrer un homme qui avait entendu parler de moi et désirait me voir. Je les ai suivis et de l’autre côté de la vallée, j’ai vu, sur une litière de palmes, un vieil homme qui était étendu et qui, appuyé sur le coude, me regardait arriver. Je ne le connaissais pas. Mais lui, il avait dû entendre parler de moi, s’est présenté comme le docteur Chavez. Je le croyais mort. J’étais totalement bouleversé et je lui dis que je venais ici en lisant son carnet retrouvé par une autre expédition.
– Muller-Gordon ?
– C’est exact.
– Il ne faut surtout pas qu’ils trouvent les Calchèques.
– Mais pourquoi.
– S’ils arrivent jusqu’ici et prennent contact avec Los Sueltos, cela sera la fin d’une expérience humaine totalement bouleversante et qui remonte au dix-septième siècle !
– Mais je ne comprends pas.
Le vieil homme se redressa et s’assit péniblement.
– Ces gens que vous voyez autour de nous ne sont pas des indiens. Vous n’avez pas compris qui ils sont et d’où ils viennent ?
– Ils parlent l’espagnol, mais j’ai cru que cela venait d’un contact avec des missionnaires jésuites, peut être d’anciennes écoles de mission…
– Vous n’y êtes pas du tout mon jeune ami. Los Sueltos ne sont pas des indiens. Mes recherches, depuis maintenant 2 ans que je vis parmi eux, m’ont prouvé que ce sont des paysans d’Estrémadure, arrivés sur la côte Pacifique au dix-septième siècle et qui ont tout fait pour se retirer du monde, s’enfuyant toujours plus profondément dans la forêt vierge.
Ils ne peuvent plus maintenant revenir vers une civilisation qu’ils ont totalement rejetée.
– Mais ils ne savent plus ni lire ni écrire. Comment pourrait-ils rejeter notre monde s’ils ne le connaissent pas ?
– Ils ne connaissent certes pas l’époque moderne, mais la tradition orale leur permet de se souvenir très bien de celle qu’ils ont quittée. Le monde des conquistadors, du servage, de l’inquisition, des bûchers, des famines, des guerres et des pestes, de la papauté et des rois… Cet univers qu’ils ont fui, et dont ils méprisaient les valeurs, a-t-il tellement changé qu’ils en accepteraient aujourd’hui les bienfaits : les mégalopoles et l’exode rural, la pollution et la consommation, le pillage du tiers-monde et l’expulsion des étrangers, la mondialisation de l’exploitation, les guerres d’État et le terrorisme, le chômage et la technocratie ?
– Mais vous ne pouvez pas décider pour eux !
– Faux ! C’est eux qui ont décidé pour moi. Et pour être exact c’est elles. D’ailleurs elles ont quelque chose à vous dire.
Chavez me fit signe de me retourner et s’étendit de nouveau.
Je tournais la tête et je vis la jeune fille qui m’avait fait danser la veille. Elle me tendait la main. Le ciel enfin dégagé des nuages, l’horizon à perte de vue vert de la forêt, formait comme un décor entourant sa beauté. Tout autour d’elle un groupe de femmes où je reconnus Juliana et sa mère me souriait avec affection…
– quieres casarte conmigo ?
Elle me demandait en mariage !
Je me vis encore sale, imbu de civilisation, pourtant choisi parmi les hommes. Et après tout qu’avais-je à perdre du monde ancien ! Je résolus de rester parmi eux, d’être moi aussi un Suelto.

Caillou. 15 janvier 2008

En plein cœur de l’hiver

Le repas de fête s’éternisait. Les adultes aiment rester à table, se raconter mille choses, se disputer parfois. Ils boivent des cafés et des liqueurs. Les mères posent leurs pieds sur les chaises…
Et l’après-midi se passe ainsi.
Il faisait, dehors un temps de chien. La télévision, dans la salle à manger, n’était pas accessible. Les parents n’auraient pas aimé que son bruit se superpose au leur. Alors nous, nous sommes partis tous les 6 dans la chambre au fond du couloir, dans la chambre de Sébastien.
Six adolescents, allongés sur le lit, assis sur le fauteuil, le pouf, sur le tapis… Il y avait Sébastien, le plus jeune, son frère Olivier, les cousines Julie et Sarah, mon frère Bryan et moi. Je n’étais jamais rentré dans sa chambre, une chambre de garçon, au fond pas si différente de la mienne. Les posters aux murs parlaient de motos et de handballeurs, les miens montrent plutôt des petits chats et des chanteuses de soul, mais pour le reste entre le bureau neuf, l’étagère avec ses livres et la penderie, elles se ressemblent.
On ne se connaît pas très bien. Je suis proche de mes cousines bien sûr… Mais on ne se voit qu’une ou deux fois par an, à Labenne, et les garçons encore plus rarement. Nous ne savions pas quoi nous dire. Alors pour détendre l’atmosphère Sébastien a proposé un jeu.
– C’est le jeu de l’histoire à deviner. Vous le connaissez ?
Nous avons accepté. Nous étions même enchantés à l’idée de jouer.
– Il faut d’abord tirer au sort.
Il a sorti un dé et c’est moi qui fus désignée. Sébastien me demanda de sortir.
– Nous t’appelons dès que cela commence.
De l’autre côté de l’appartement, j’entendais les rires des parents, tous au salon, autour de la grande table de ce repas du premier de l’An. Après quelques instants dans ce couloir, Julie vint me chercher. Ils étaient tous assis et m’avaient laissé le pouf de libre.
– Alors voilà, Amandine, tu dois deviner une histoire en nous posant des questions auxquelles nous ne pouvons répondre que par oui ou non. Tu peux prendre tout le temps que tu veux.
Moi je réfléchissais.
– C’est une histoire vraie ?
Ils se regardèrent tous… Ils souriaient, mais ne savaient pas trop quoi répondre. Puis finalement Sébastien me dit
– Oui.
– Elle est arrivée à l’un d’entre vous ?

Il y eut un silence, avec des petits rires, puis plusieurs me répondirent que non.
– Elle m’est arrivée à moi ?
Je ne compris pas pourquoi ils se sont tous pliés de rire ! Et tous ensemble me dire que oui !
– L’année dernière ?
C’était une question un peu bête ,vu que nous étions le premier de l’an…
– Oui.
– L’automne dernier ?
– Non
– Cet été ?
– Oui !
Et là de nouveau, ils s’esclaffèrent.
L’été dernier j’étais en vacances dans les Landes, à Labenne, chez mes cousines. Si c’était une histoire vraie et qu’ils la connaissaient tous c’est que c’était Julie et Sarah qui l’avait racontée.
– Pendant les vacances, chez Sarah et Julie ?
Alors là ce fut l’explosion de rire ! Ils me firent signe que oui mais aucun ne pouvait plus me répondre tellement ils rigolaient. J’étais vexée ! Enfin Sébastien reprit un peu son calme…
– Oui !
Du coup je ne m’adressais plus qu’à lui. Les autres étaient incapables de me répondre.
– C’était à la plage ?
– Oui !
– Avec mon petit frère, avec Bryan ?
– Non !
Mon frangin, (c’est un crétin !), se marrait encore plus fort que les autres.
– Alors j’étais seule ?
– Oui !
– Comment tu le sais ?
– On ne peut te répondre que par oui ou non donc je ne peux pas répondre à cette question.
– Mais il y avait Julie ?
– Oui.
– J’étais seule et il y avait les cousines ?
– Non
– Seulement Julie ?
– Oui
Je n’y comprenais plus rien. Julie était là, mais j’étais seule ? Cette histoire n’avait ni queue ni tête. L’été dernier, sur cette plage des Landes, j’étais souvent avec un garçon, Arnaud, qui habite leur ville, un copain de collège de Sarah… En fait j’étais très amoureuse de lui ! Je le trouvais très beau, intelligent. Nous avions flirté. Il m’avait embrassée… Pas si souvent car il y avait toujours mon petit frère ou mes cousines pour nous accompagner ! Et puis à la fin des vacances, nous avions été séparés, et j’étais très triste de repartir. Heureusement qu’il avait, depuis, souvent téléphoné à la maison et qu’il m’écrivait par mails des lettres très sympathiques. Ce qui prolongeait en plein cœur de l’hiver les moments si beau de l’été dernier… Alors si j’étais sur cette plage… C’était avec lui ?
– J’étais avec Arnaud ?
– Non

Je ne comprenais plus rien. Ils se moquaient tous de moi. J’avais un peu envie de pleurer de leur jeu à la con ! Il n’y avait pas d’histoire du tout ! Et puis brusquement je crus deviner.
– Donc Julie était avec lui ?
Sébastien et tous les autres me regardèrent en riant.
– Oui.
Julie était toute rouge et elle pouffait de rire.
– Ils se baignaient ?
– Non
Mais s’ils ne se baignaient pas et qu’ils n’étaient pas avec moi, où pouvaient-ils être ?
– Sur la dune ?
– Oui
Et là, c’est tous les cinq qui me répondirent en hurlant de rire. Je les voyais tous en train de se foutre de ma gueule… Je réfléchissais… Julie est plus grande et plus belle que moi. Et puis elle vit à Labenne toute l’année…
– Il t’a embrassée ?
Julie ne pouvait plus me répondre tellement elle rigolait… Mais tous me dirent
– Oui
– Arnaud l’a embrassée ?
– Oui
– Pendant que j’étais sur la plage ?
– Oui
Sarah se leva d’un seul coup et dit
– Bon ça va là. On arrête ! Sébastien, tu lui expliques.
Mais moi je voulais savoir. Maintenant je voulais tout savoir !
– Tu as fait l’amour avec lui ?
Julie ne me répondit pas, Sarah ne riait plus du tout… Mais les garçons répondirent tous en chœur :
– Oui !
– Et depuis cet été ?
– Oui !
Il y eut des bruits de pas dans le couloir.
La porte s’ouvrit. C’était mes parents.
– Allez les enfants. On s’en va. Cela fait au moins une heure qu’on vous appelle !
Bryan me dit qu’il m’expliquerait tout plus tard. J’étais au bord des larmes, mais il me fallut le cacher à mes parents, rester digne devant les autres, devant cette garce de Julie !
Et ensuite tout alla très vite. On s’embrassa. Je me suis retrouvée à l’arrière de la voiture. Mon frère m’expliqua quand même la règle de ce jeu. Nous avions au moins deux heures de route pour rentrer à la maison. Et pendant tout le trajet, sous une pluie battante, derrière les vitres de la bagnole, je pleurais à cause d’un jeu si bête et qui m’avait rendue jalouse.

Caillou. 11 janvier 2007

Vous voulez connaître la règle de ce jeu ?

Quand la question se termine par une voyelle les joueurs répondent oui, quand elle se termine par une consonne, ils répondent non !

Franchise médicale (en 2012!)

Le jeune homme était très pâle.

Il avait, sur l’œil droit un gros morceau de coton qui tenait avec du sparadrap. Il est entré dans la pharmacie du quartier. On a entendu l’aigre petit bruit de la clochette. Il n’y avait personne. Le soleil rasant de fin d’après-midi faisait dorer les fioles sur les rayonnages. Le silence revint sur l’écho des dernières notes aigues qui se figeaient doucement. Il s’est avancé vers le comptoir. Il a toussoté et demandé :
– Il y a quelqu’un ?
De l’arrière-boutique la patronne apparut. C’était une grosse dame en blouse blanche qui donnait toujours le visage de celle que l’on dérange, bien coiffée, bien poudrée, bien parfumée, mais avec un cou flasque qui ondulait quand elle disait non, un regard sévère, des grosses poches sous les yeux.
– Bonjour.
– Bonjour, madame. C’est pour des médicaments.
Le jeune homme présenta son ordonnance.
Elle lut lentement les pattes de mouches du praticien.
– Et, pour le prélèvement, vous avez l’ordonnance de votre médecin ?
– Je vous l’ai donnée c’est en dessous.
– Oh, pardon excusez-moi.

Elle ne lisait pas vite. Elle avait le doigt qui suivait la ligne. Puis elle partit chercher les 2 boîtes de Sponsfan et le tube de Glinicol. Enfin elle se mit à taper sur le clavier de l’ordinateur.
– Carte vitale ? Vous avez une mutuelle ?
Il lui tendit le rectangle de plastique vert, mais il ne répondit pas. Elle leva le nez qu’elle avait puissant.
– Vous n’avez pas de mutuelle ?
– Non, pas encore. Je suis en CTP à la Scofadec. J’espère qu’ils me donneront la mutuelle en janvier mais d’ici là je n’ai pas de mutuelle.

Elle le regarda, dubitative.
– C’est quoi le CTP ?
– C’est un Contrat Très Précaire qui exonère de charges l’employeur et lui permet de toucher le salaire de l’employé. Celui-ci continuant à percevoir ses allocations de chômage, s’il en avait encore, mais je n’en ai plus. Par contre un CTP cela permet d’espérer au bout de 6 mois un CPE, puis au bout de 2 ans un CDD.
Il y eut un silence.
– Mais avec un CTP, je ne peux pas avoir de mutuelle…

– Donc vous avez la CMU ? La couverture maladie universelle?
– Hélas non, car je ne suis plus au chômage, donc je n’y ai plus droit.
La pharmacienne haussa les épaules.
– Les 2 boîtes de Sponsfan et le tube de Glinicol, cela vous fait 87 € et 34 cts. La sécurité sociale vous en remboursera 17% soit 14, 84 €. Donc il reste 72,5 €. Vous réglez comment ?
Le jeune homme très pâle sortit son porte-monnaie et paya la somme demandée.
– J’avais prévu. J’économisais depuis mars. La santé, il ne faut pas rigoler avec ça.
– Vous avez bien raison cher Monsieur,
dit la pharmacienne, en encaissant la monnaie du jeune homme, puis elle lui tendit le sac en plastique.
– Bon pour le prélèvement, votre médecin indique que le sang est bon. Si vous voulez me suivre, nous allons juste au laboratoire qui est à côté. Elle ferma la porte de la pharmacie après avoir placé un petit panneau sur la porte « Je reviens dans quelques minutes ».

De l’autre côté du centre commercial, elle le fit entrer dans un hall tout blanc où une jeune femme les reçut.
– Annie, bonjour, pouvez-vous prélever ce monsieur au titre de la franchise médicale ?
– Tout à fait. Jeune homme si vous voulez me suivre…

Il s’allongea sur le divan d’examen et elle le piqua sur une veine, puis elle posa le petit tube et le prélèvement commença. La machine ronronnait. La demoiselle s’assit quelques instants à côté du jeune homme pâle et elle lui demanda si cela se passait bien,.
– Oui, oui, ne vous inquiétez pas.
– De toute façon c’est bientôt fini. Pour l’année 2012 la loi a fixé la franchise à médicale à 10%. C’est généreux car, pour vous, cela ne fait que 300 ml de sang.

Le jeune homme ne disait rien.
– Vous n’avez pas mal ? Quand je pense qu’au début de la franchise médicale, en 2008, c’était 50 centimes par ordonnance, par acte et 2 € par transport ! Cela a drôlement augmenté !
Il remua un peu la tête puis il lui dit
– Non, l’aiguille, je ne la sens pas, mais j’ai déjà eu un prélèvement pour payer le médecin et j’ai très mal à l’œil.
– Votre médecin vous a pris de la cornée ?
– Oh juste un peu. Il m’a dit que la douleur passerait très vite.
L’infirmière retira l’aiguille et lui mit un petit bout de coton sur l’intérieur du coude.
– Voilà, vous tenez serré et je vais vous mettre un sparadrap.
Elle cacheta la poche et posa dessus une étiquette.
– Remarquez que grâce à ce gouvernement de Monsieur Sarkosy et l’instauration en 2010 des prélèvements sur les malades pour boucher le trou de la sécu, celui-ci sera bientôt comblé. C’est bien. Vous ne trouvez pas ?
– Certainement. D’autant plus qu’il y a de moins en moins de malades vivants.
Et le jeune homme, pâle, avec son coton sur l’œil et 300 ml de sang en moins s’en alla, soulagé d’avoir, malgré sa maladie pulmonaire pu contribuer à combler cet horrible déficit.

Caillou. 31 décembre 2007

La messe de minuit est à 9h30

La feuille de papier blanc était punaisée sur la porte de l’église neuve.
Lucienne remonta le col de son manteau car il faisait froid ce soir. En repartant chez sa fille, ce n’était pas loin, elle achèterait le pain de seigle oublié pour les huîtres. La boulangerie de la place n’avait pas désempli de toute la journée et la petite vendeuse était complètement fripée mais il y avait, ce soir, toujours autant de monde. La vieille dame attendit son tour puis elle repartit dans le vent de cette soirée de Noël. Dans l’après-midi, elle était allée avec Juliette et les enfants faire les derniers achats dans une grande surface de la périphérie. Les deux garçons se chamaillaient à l’arrière de la voiture. Ils hurlaient, et les menaces de suppression de cadeaux n’y faisaient rien. Leurs courses faites, la mère et la fille n’avaient pas retrouvé les enfants au moment du passage aux caisses. Elle était retournée, seule, dans la cohue indescriptible du magasin et ne les avait retrouvés qu’au bout d’une demi-heure, au rayon des jouets, tapant sur les manettes des consoles en démonstration.

Elles avaient mis la table et tout préparé. Sauf les huîtres bien sûr que son gendre ouvrirait en rentrant de son travail. La maison était décorée, le sapin a ses guirlandes et les petites étoiles multicolores brillaient aux fenêtres. Cela ne ressemblait pas aux Noëls de son enfance mais c’était Noël quand même. L’important c’est qu’ils soient heureux et qu’elle s’en retourne après-demain retrouver son petit appartement de la banlieue bordelaise. Elle est rassurée sur ce qui lui reste de famille maintenant que Gérard est parti.

À table, ils se sont disputés. Les parents de son gendre soutiennent l’UMP et entendent bien le faire savoir, même pour les repas de famille. « La gauche a ruiné le pays ! » c’était déjà le refrain quand ils ont attaqué les hors d’œuvres, « tous les chômeurs sont des fainéants » à l’apparition de la poularde. Lucienne ne les écoutait pas trop et regardait Juliette, qui essayait de garder son calme. C’est quand ils ont entamé le chapitre « Les fonctionnaires sont des parasites » que sa fille, infirmière à l’hôpital de R. n’arriva plus à se maîtriser. Elle se mit à répondre de plus en plus violemment aux agressions de ses beaux-parents. Le gendre lui faisait les gros yeux. Peu habitué à être contredit, le beau-père devenait tout rouge…

Les enfants étaient partis jouer à l’ordinateur.

D’un coup tout le monde se mit à crier, le vin aidant.
Lucienne ne disait rien. Que pouvait-elle y faire ? Elle n’avait plus rien à dire et le soutien muet que lui demandait le regard de sa fille, elle ne pouvait pas le lui donner. Non pas qu’elle eut changé d’avis sur la bêtise et l’égoïsme de la droite, mais elle ne se sentait plus le droit de critiquer le présent. Après le décès de Gérard elle s’était, en permanence, tournée vers le passé. Alors leurs cris lui paraissaient bien dérisoires. Ah si son mari avait été là il aurait fait taire ce gros type congestionné et ses vérités de bon sens qui puaient le mépris des pauvres et l’arrogance de la petite bourgeoisie. Mais Lucienne n’entendait plus les autres s’engueuler.

Elle aurait aimé aller à la messe, mais comme dans son enfance, à minuit. Lorsqu’il y avait de la magie, à rester éveillée puis à aller, dans la neige crissante, jusqu’à la petite église du village, pour, après, s’en retourner bien vite se réchauffer à la maison, et tremper des langues de chat dans un grand bol de chocolat, en rêvant aux cadeaux que la nuit apporterait.

Dans son enfance beaucoup d’enfants n’avaient pour seul cadeau de Noël qu’une orange ou un chocolat en papillote. Les gens de droite auraient dit : « qu’ils n’en étaient pas plus malheureux pour autant » tandis qu’ils gavaient leurs propres enfants de jouets multicolores, de poupées, de trains électriques et de boîtes de construction. Mais c’était vrai que les enfants des pauvres s’émerveillaient devant de si pauvres cadeaux et qu’ils ne s’émerveillent plus aujourd’hui. Mais son enfance n’existait plus, depuis longtemps. Ni nostalgie, ni amertume, ni rébellion…

Dans son enfance, le peuple mangeait mal et les repas étaient peu variés. Patates, pâtes, riz, un peu de légumes et très peu de viande, sauf le dimanche à midi. Dans sa famille, ils se méfiaient des aliments car il n’y avait pas de réfrigérateur. Le lait tournait. Le beurre était rance. Les ouvriers mouraient tôt et souvent sans atteindre l’âge de la retraite. Tuberculose, alcoolisme, silicose, tétanos, poliomyélite, même les petits enfants disparaissaient. Dans son enfance on se soignait mal. Le médecin coûtait cher. La maladie était un drame car l’argent des salaires ne rentrait plus. Et les ouvriers étaient très mal payés ! Plus de la moitié du salaire payait tout juste l’alimentation.

Dans son enfance c’était dur. Tout était cher, injuste et tout se gagnait en travaillant durement. Dès quatorze ans lorsqu’elle était entrée à la filature, en 1947, elle savait déjà que sa vie serait pénible. Contre les chefs, contre les cadences, contre les patrons. Elle y avait aussi trouvé de la solidarité, le coude à coude avec les copines, le syndicat, toutes ces bagarres menées pour arracher des augmentations de salaires, un peu de confort. Elle se souvenait de son mariage avec Gérard, le secrétaire de la fédération de la métallurgie, leur emménagement dans l’appartement HLM de Talence, sa première salle de bain. Puis ce furent des années de bonheur, les enfants, les copains…

Lucienne était partie bien loin de Noël. Elle jouait machinalement avec l’étain et le muselet du bouchon de champagne bu en entrée. Juliette réalisa que sa mère n’écoutait plus personne. Ce n’était pas qu’elle soit si vieille, mais la perte de Gérard l’avait faite d’un coup basculer dans un autre monde, celui de la solitude et du repliement sur soi. Alors Juliette se leva et fit tinter sa petite cuillère contre une bouteille vide, ce qui fit revenir le silence et les enfants : « Et si on ouvrait les cadeaux ? » Les deux petits garçons applaudirent et se précipitèrent sous le sapin pour prendre les mystérieux paquets colorés et enturbannés et les offrir à chacun.

Juliette se rapprocha de sa maman et elle était derrière elle quand Lucienne, au milieu du brouhaha général, des cris de plaisir et des remerciements ouvrit tout doucement son cadeau.
C’était un livre, un vieux livre trouvé par hasard chez un bouquiniste : « L’histoire du mouvement syndical des métallurgistes de Gironde » et sur la couverture il y avait Gérard.
Il portait ce costume acheté, elle s’en souvenait, à l’occasion du sixième congrès fédéral. C’était son seul costume et il l’avait gardé toute sa vie. C’était même le costume dans lequel elle l’avait enterré l’été dernier, à la fin de cette saloperie de cancer.

Lucienne chercha des yeux sa fille. Juliette la prit dans ses bras. Lucienne se mit à pleurer, tout en s’excusant. Juliette la serrait très fort. Elle lui murmura dans l’oreille « Joyeux Noël, maman ».

Caillou. 24 décembre 2007

Le Père Noël tient bon !

Quelle horreur ces gosses !

Ils doivent être une bonne trentaine dans la file d’attente, tenant la main de leurs parents. Et comme c’est l’heure de pointe, le milieu d’après-midi du samedi, je vois du coin de l’œil la file qui s’allonge au fur et à mesure. À chaque fois quelque quatre à cinq minutes de mise en place, placer le bambin sur la cuisse droite, parler pour l’empêcher de hurler à la mort à chaque fois qu’il me regarde, lui susurrer des conneries à l’oreille… le forcer, tout en restant calme et gentil, à regarder l’objectif, rassurer du regard la maman attendrie qui nous a lâché son petit trésor, attendre que Paul ait rectifié son éclairage… puis recommencer.

Heureusement que je reste assis mais qu’est ce qu’il fait chaud sous ces lampes flashs, habillé, comme je le suis d’une vieille couverture rouge râpée, bordée d’une soi disant fourrure, en coton blanc, pas lavée depuis plus de 10 ans ! Ce n’est pas propre ce boulot, avec cette horrible barbe blanche qui gratte et qui tombe très souvent, tirée par les gamins curieux. Car certains ne sont pas du tout effarouchés. Ils veulent bien se laisser faire, mais juste pour voir si ma barbe est réelle ! Quelle horreur ces gosses !

J’ai accepté ce job que me proposait Paul juste pour gagner 500 € et pouvoir offrir quelques cadeaux à Julien quand nous irons manger au petit restaurant vietnamien le lendemain de Noël à midi. Julien, c’est mon seul espoir dans ce trou du chômage sans fin, du RMI, de la chambre de bonne à 450€ le mois, et de la solitude depuis deux ans qu’Hélène m’a quitté. J’espère au moins qu’elle me laissera mon fils pour la journée ! Juste une journée avec mon petit garçon de douze ans, pour oublier, pour faire comme si tout allait bien et que je n’en étais pas réduit à faire le père Noël pour les enfants des autres. Plus que onze jours à tirer. Et sans une goutte d’alcool ! C’est promis Pierre ? Tu tiens bon !

Tiens ! Je l’ai déjà vu celui-la ? Une bouille toute ronde avec la frange blonde bien droite sur le front. Il me dit quelque chose ? Quel âge il a ? 6 ans ? Il croit encore au père Noël ? En tout cas il ne me regarde pas et fixe bien droit l’objectif du Yashica de Paul. Du coup je cherche dans la foule qui nous entoure qui accompagne ce petit garçon. Et là, d’un coup je le vois ! Dans son manteau de loden vert, bien chaud, avec la chevelure floue qui passe sur les oreilles, la petite moustache bien taillée, les lunettes rectangulaires et fines : « cela fait plus sérieux pour donner confiance au client, mon cher Pierre ». Ce n’est pas vrai ! C’est Louis, mon ancien chef des ventes !

C’est ce type qui m’a fait licencier il y 2 ans ! Je le revois minaudant devant Monsieur Gérard : « Pierre n’est plus à la hauteur des objectifs que nous nous sommes fixés ! depuis son divorce, il n’est plus motivé. Je ne veux plus de lui dans mon équipe ». Et le patron qui me regardait d’un air sévère. Ils m’ont foutu à la porte avec 2 mois d’indemnité et tout est parti en quelques mois, livres, meubles, appartement, bagnole… J’ai tout perdu, Il ne peut pas me connaître avec la fausse barbe et la capuche. Et c’est tant mieux. Aucune envie de lui serrer la main à ce type. Sans lui je n’aurais pas tout perdu. Car j’ai, en 2 ans, tout perdu, et même l’honneur, vu que c’est là que je me suis mis à picoler sérieusement. Soit, j’avais déjà, avec le départ d’Hélène et la garde de Julien (accordé un week-end par mois), bien entamé la chute bière, apéro, pinard, digestif, petit porno en solitaire. Mais j’aurais pu remonter la pente tant que j’avais du boulot.

Alors ce gosse qui repart et dont il prend la main c’est son fils ? Louis discute avec mon photographe, prend sa carte. Il doit repasser lundi pour chercher la photo encadrée. Pendant que je hisse la fillette suivante, lui souriant comme je peux, juste avec les yeux, je me demande où j’ai bien pu voir le visage du petit blond précédent. Et brusquement je réalise. Photo ! C’est sur une photo ! Ce gamin, c’est lui qui sourit à côté de Julien sur la photo que mon fils m’a envoyé, en septembre dernier, après ses vacances à Porquerolles. Cette photo punaisée au-dessus de mon lit et que je regarde très souvent. Mon fils y est souriant et tout bronzé, tandis que son copain, ce petit de 6 ans que je viens de prendre sur mes genoux, est plus songeur et réservé. Ainsi ils se connaissent avec mon fils ?

À la pause, à 18 heures, je me suis changé dans le couloir des toilettes, dans la galerie marchande de la grande surface. J’ai été faire quelques courses. Il me fallait du pain, du fromage et des fruits. Je suis donc allé dans les rayons et c’est en me dirigeant vers les caisses, que j’ai vu, de côté, Hélène qui poussait son caddy vers sa caisse. Elle ne m’avait pas vu. Juste au moment où j’allais repartir vers le fond du magasin, j’ai aperçu mon fils qui arrivait en courant, accompagné du petit blond et aussi de Louis. Ils avaient tous les trois l’air tellement heureux et excité, tenant des grandes boîtes multicolores. Hélène, qui avait déjà placé quelques articles sur le tapis, s’est retournée vers eux. Elle semblait contente. Je ne l’entendais pas, mais je compris qu’ils étaient tous les quatre heureux d’avoir eu le temps de prendre la décoration de Noël, qu’ils avaient failli oublier.

J’étais là avec mon sac en plastique bleu. J’avais envie de pleurer.

Il ne fallait surtout pas que Pierre me voie. Je suis reparti vers l’autre sortie et je suis passé rapidement par une caisse rapide de moins de dix articles. Quelques minutes plus tard j’avais repris ma place de Père Noël. Les enfants me firent fête en applaudissant. Et le travail recommença tandis que faire semblant d’être gentil, vieux, et aimant les petits-enfants, me faisait ravaler mes larmes.
Ils passèrent tous les quatre devant le stand. Le petit me montrait du doigt à mon fils en lui racontant qu’il avait été pris en photo avec ce vieux bonhomme. Pierre souriant me jeta un coup d’œil. Bien sûr, il ne pouvait pas reconnaître son père dans ce déguisement. Et tout était bien.

Le lendemain matin, je pus dormir toute la matinée dans ma chambre glaciale. Le magasin n’ouvrirait pas ce dimanche. J’avais tenu bon la veille et ne m’étais pas arrêté au café du coin de la rue pour boire un anis comme pourtant tout mon corps le réclamait. J’avais tenu. Un jour de plus. Plus que 10 jours et je pourrai passer une journée seul avec Julien. Tenir ! Tenir bon ! Ne plus jamais sombrer dans l’insouciance de l’alcool. Tenir !

Mais le lundi midi, mon boulot ne commençant qu’à 14h, lorsque je sortis de mon immeuble, je vis qu’une lettre était dans ma boite. Hélène m’apprenait que, partant aux Seychelles pour la semaine entre Noël et Nouvel An, elle ne pourrait pas me laisser mon fils le 26 comme convenu. Qu’elle était désolée mais que cette chance exceptionnelle ne lui laissait pas le choix. J’essayais de lui téléphoner d’une cabine. La sonnerie de son combiné résonnait interminablement sans que personne ne réponde. Alors je me suis dit qu’il n’y avait pas d’autre solution ! Que je ne devais surtout pas céder, me remettre à boire, et je suis descendu chercher dans la cave de l’immeuble une vieille hache que le précédent locataire de la chambre y avait oubliée.

Horrible carnage dans la galerie marchande de Roques sur Garonne.
Il était un peu plus de 18h lorsque, pour une raison inconnue, le père Noël qui posait avec les enfants au stand de photographie situé au milieu de la galerie marchande s’est brusquement levé et précipité sur Monsieur Louis B. demeurant à Toulouse, qui venait sur le stand pour acheter une photo de son fils. Attaqué à coups de hache pendant plusieurs minutes celui-ci est décédé rapidement, mais le père Noël s’acharnait encore sur sa dépouille devant les yeux effarés des enfants et des témoins. Immédiatement intervenus les gendarmes de la brigade de Muret ont dû tirer pour stopper le meurtrier. Dans la bagarre, le père Noël a été touché au ventre et il est mort, quelques instants plus tard, dans le véhicule de police.
À l’heure ou nous mettons sous presse nous ne connaissons pas le mobile de ce crime affreux. Toutefois, vu son apparente gratuité, on ne peut s’empêcher de penser à un acte de démence, peut-être du à l’alcoolisme. C’est du moins ce que suggère Monsieur Paul, photographe présent sur les lieux et qui avait embauché ce Père Noël.

Caillou. 14 décembre 2007

Réclamation

Cher Monsieur, du moins je suppose que vous êtes un monsieur. Beaucoup d’indices me le font penser.

Je lis votre courrier avec beaucoup d’attention, et ce depuis très longtemps. En effet, jeune retraité, j’ai du temps libre, et l’isolement géographique dans lequel je me trouve, habitant dans un mas, en pleine montagne, dans le massif des Albères, et loin de toute l’agitation des villes, me permet de me plonger avec curiosité, plaisir et parfois dégoût, dans cette nouvelle littérature que je trouve sur Internet.

Mais j’ai, cher Monsieur, une réclamation à vous faire. Je vous avoue que je ne vous lis pas jusqu’au bout sur l’écran, car ce fond bleu et cette typographie blanche me fatigue la vue. Aussi, très souvent après un léger survol, j’imprime sur du papier et en noir sur blanc, les textes que je trouve les plus intéressants. Je les range ensuite dans un classeur et je les lis, dans mon fauteuil, pendant ces longues après-midi de solitude où seul le vent qui souffle dans la montagne, les craquements de la charpente et le feu qui crépite dans le poêle me tiennent compagnie. Quand mon épouse revient de son travail je lui fais partager mes découvertes.

Or, quelle ne fut pas ma stupéfaction, avant-hier soir, lorsque je voulus relire un des premiers textes que j’avais lu de vous, de découvrir, en ouvrant mon classeur à la période du mois de septembre, un torchon caviardé, aux lignes parfois barrées, aux mots rajoutés dans les espaces entre les lignes, bourré de fautes d’orthographe, de syntaxe, de grammaire ! Il y a même des taches brunes… J’étais pourtant sûr de l’avoir imprimé sur une feuille parfaitement blanche puis rangé dans mon classeur ! Je n’avais pas relu ce texte depuis l’automne, mais je me souvenais parfaitement que votre prose était justifiée, avec des marges régulières et qu’il n’y avait ni ratures, ni rajouts, ni fautes !

Dans un premier temps, j’ai pensé que ces défauts provenaient de mon imprimante, pourtant de marque japonaise, que j’avais achetée assez chère, au début de l’année au rayon informatique de la grande surface, venue s’installer dans la ville, en contrebas, et où pourtant je ne fais mes achats qu’avec prudence. (Et regret des petits commerçants du centre ville que son implantation à réduit au silence). Hier j’ai donc été dans ce hangar impersonnel et froid où le vendeur, en petit gilet bleu, après avoir regardé ma page d’un air dubitatif m’a toisé du haut de sa jeunesse, insinuant que j’avais utilisé dans mon imprimante, par mégarde, une feuille de brouillon. Nous nous sommes toisés. Il m’insultait le bougre. S’imaginant qu’avec mes cheveux blancs, ma vue basse et mes problèmes de mémoire, j’avais de surcroît mon bureau mal rangé !

Il se mit à incriminer ces vieux qui s’imaginent savoir « surfer sur le net » et ne peuvent même pas comprendre qu’une imprimante ne peut pas rajouter des mots manuscrits et des taches de … vin sur du papier. Je compris alors que je ne tirerais rien de cet imbécile et demandais à rencontrer le chef de rayon. Celui-ci, après 45 minutes d’attente vint enfin, et après avoir examiné ma feuille, me suggéra de changer non pas d’imprimante mais d’ordinateur et qu’il y en avait justement un, en promotion, qui ne me coûterait que 895€, mais payable en dix fois sans frais. Il me proposa par la même occasion une « imprimante scanner », tout à fait exceptionnelle, vendue juste ce mois, au prix de 257€. « Une affaire ! » Je me dis que l’on essayait peut-être de me faire prendre des vessies pour des lanternes, remerciais le chef de rayon et rentrais chez moi bien décidé à comprendre ce qui m’arrivait.

C’est pourquoi, cher Monsieur je me tourne vers vous. Que me conseillez-vous ? Êtes-vous responsable de cette situation qui risque de me coûter plus 1100€ ? Qu’avez-vous fait dans votre « blog » qui modifie un texte déjà imprimé plus d’un mois auparavant ?
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer……

Réponse

Bon jour Mesieur. Je vou remerci pour la letre. En fête j’ai réécrie réçament cet istoir car ceux là me semblait laiger. Mais ma conpagne est partis. Je n’ai plus persone pour corriger les fôtes. Et c’es vrè. j’avou boir un peu tro de vain rouge des Corbières pour oublié son départ. Je vous pri de m’excuser… Mè je ne conpren pas pour quoi votre feuille ossi elle change ? Je ne touches plus arien. Caillou

Roubaix-Guigamp

– Valérie !
Ils sont tous les 4 sur le canapé, face à la télévision et le match Roubaix-Guigamp. Mon mari c’est celui du côté droit. Il est en jooging et ses potes aussi.
– Valérie !
Qu’est-ce qu’il veut encore ? Tout le dimanche après-midi à rester affalés avec ses amis de bistrot, devant leur connerie de match au lieu d’aller se balader avec les gosses comme nous l’avions prévu, tout ça sous prétexte qu’il pleut, que le match Roubaix-Guigamp est hyper important pour son loto-foot, que ses potes sont venus pour le regarder ensemble.
– Valérie ! Tu nous apportes des bières !
Tu parles Charles, s’il ne les avait pas invités ces 3 connards, ils ne seraient pas venus. Et quand ils ont prévu de venir voir la rencontre sur notre télé, Alain ne savait qu’il pleuvrait. Résultat ? Je suis là comme une conne dans ma cuisine à regarder la pluie tomber tandis qu’il hurle dans le salon.
– Valérie ! Tu nous les amènes ces bières !
Les gamins sont dans leur chambre à jouer sur la station de jeu. Eux aussi, cela les arrange de ne pas aller se promener sur les coteaux de Pech-David.
J’entends qu’un but a été marqué. Enfin, c’est les hurlements des excités que j’entends. Putain, j’en ai franchement marre. Tous les dimanches c’est le même scénario. Sa télévision et ses potes et son foot c’est plus important que moi et les gosses.
Il entre dans la cuisine et ouvre le frigo. Il n’y en a plus de bières ! Ils ont bu tout le pack de 24 canettes. C’est pour cela que je ne lui répondais pas.
Il se retourne vers moi et m’envoie une gifle monumentale.
Je m’effondre contre le radiateur.
Il se penche vers moi et me murmure
– Salope, tu fermes ta gueule, arrêtes de chouiner, tu me fous pas la honte devant les potes.
Je retiens ma respiration.