9 mars 1972
Entre la Vézulie et le Coduras, c’est la forêt vierge, 1200 kilomètres de forêt vierge, épaisse comme une éponge mouillée dans un évier sale.
En ligne droite c’est 1200 kilomètres, sans un village digne de ce nom, sans un aérodrome, sans une cabine téléphonique… 1200 kilomètres c’est une frontière un peu large ! C’est même la frontière la plus profonde du monde.
Quand je suis parti de Logota, le chauffeur du 4×4, qui m’avait amené sur le quai et aidé à charger mes 2 sacs sur la pirogue, m’a salué d’un air dubitatif, en disant « par là vous quittez la Vézulie » et il me montrait l’amont du fleuve, puissant, boueux et calme. Je suis sûr que quand j’aborderai Maracas, émergeant de la jungle des pentes du Lato Brosso, son collègue me souhaitera la bienvenue au Coduras. Entre les deux, il y aura eu quatre mois de lutte à la machette, quatre mois de bagarre contre les moustiques et les sangsues, les araignées grosses comme des pommes et les petits serpents verts qui tuent en moins de dix secondes ceux qui, le matin, enfilent leurs bottes sans en avoir préalablement vidé le contenu. Et je ne sais même pas si je rencontrerai les Calchèques !
17 mars
Depuis mon départ, je remonte El Logro. D’après la carte de Chavez, il me faudra encore 10 jours pour en atteindre la partie non navigable. Après, pendant 250 kilomètres, une série de sauts de puce, en traînant la pirogue sur les bords caillouteux, m’amèneront sur les pentes de la Cordillère. Et puis, encore plus haut ce sera l’abandon de la pirogue, et l’ascension des hauts plateaux, la marche. Mais j’atteindrai alors, j’en suis sûr, le pays des Calchèques. C’est du moins ce que racontent les deux indiens rencontrés par Chavez en 70, lorsqu’il écrit dans son journal à la date du 5 mars « Vu 2 indiens Chacos, qui baragouinaient un peu le karani. Ils descendaient le fleuve. Nous avons mangé ensemble des poissons bleus et verts, qu’ils appellent des chincas. Ils m’ont dit qu’ils avaient échangé des peaux avec des chasseurs, plus haut sur le plateau, à 17 jours de marche et que c’étaient des types grands, blancs, aux yeux bleus… Des Calchèques ? »
3 avril
Je n’en peux plus. C’est une jungle monstrueuse. Je n’ai jamais traversé une telle densité et pourtant j’y suis bien obligé depuis que j’ai dû quitter la rivière. Je n’avance, très péniblement que de 4 à 6 kilomètres par jour. Jour dont d’ailleurs je ne vois pas grand-chose puisque, ici, la forêt est impénétrable, pas un rayon de lumière, juste une vague luminosité d’eau qui ne permet pas d’y voir très loin, ce qui serait de toute façon inutile puisque la végétation est tellement dense qu’elle bouche toute vue. Je ne me dirige qu’à la boussole. Et avec ce sol spongieux dans lequel je m’enfonce à chaque pas, avec ces lianes en tous sens, avec la prudence qui ralentit tous mes gestes, avec la sueur qui dégouline, la chemise sur mon dos qui colle, je n’avance pas, je n’avance plus du tout. Je dois tout le temps m’arrêter pour reprendre ma respiration. Dire que tout ce voyage, je l’ai commencé à Paris, tranquillement installé dans la salle de lecture de la bibliothèque d’Ethnographie de la rue Causse ! Ce carnet retrouvé il y a deux ans par l’expédition de Muller et Gordon. Ce carnet et les quelques affaires du professeur Chavez, ramenés au bord du fleuve par les indiens Chacos. Mais je veux absolument avant Gordon et Muller retrouver les Calchèques !
2 mai
Ça y est. J’ai été contacté ! Hier soir, fourbu, je me traînais, dans les fougères géantes, sortes de scolopendres mauves, sur un parterre d’épais pourrissements moites et gluants. Brusquement un cri humain m’a fait lever la tête. Dans les frondaisons, qui me semblent d’ailleurs moins hautes depuis quelques jours, une cabane se dessinait, accrochée aux branches d’un Copaïba, plus haut et fort que les autres. Une femme me dévisageait, semblant me désigner du doigt à d’autres, que je ne pouvais voir. Elle disparut immédiatement de l’autre côté d’une sorte de rambarde de lianes entrecroisées. J’entendis de nouveau son cri, un hululement très aigu, bref mais puissant, suivi d’une aspiration sifflée, plus longue. J’aurais pu, dix fois passer en cet endroit et ne rien voir, habitué que je suis depuis presque deux mois à ne regarder que mes pieds et là où je les pose ! Mais maintenant qu’ils m’ont signalé leur présence, je ne veux plus bouger. J’ai donc monté mon hamac et la moustiquaire, fais un petit feu, fais chauffer un peu d’eau pour mon blé dur, et maintenant, j’attends. J’ai trouvé, j’en suis sûr, les Calchèques
3 mai.
Le lendemain matin.
Ils sont venus. C’est une famille de 6 individus. Un homme, une femme plus âgée, peut-être sa mère, une autre plus jeune, certainement son épouse, manifestement enceinte, et deux enfants, une fille de quatorze ans peut-être, un garçon de 8 ans pas plus. Ils sont venus, hier, à la nuit tombante. J’étais assis auprès de mon feu. J’écoutais les bruits de la forêt. Les singes et les cacatoès, toutes ces galopades d’avant l’obscurité. J’étais heureux car je le savais bien qu’ils étaient là, autour de moi, attendant l’heure propice, l’heure de la rencontre. Puis les fougères s’écartèrent et la femme apparut suivie des autres membres de la famille. Je les invitais du geste à s’asseoir. Ils n’avaient aucune arme, ni arc, ni flèche, ni sarbacane. Ils sont nus et effectivement d’une taille plus grande que les indiens Chacos. Malgré le hâle dû à cette vie dans la jungle, ils sont manifestement blancs avec les cheveux châtains et les yeux bleus. Nous avons mis longtemps avant d’essayer d’échanger quelques mots. De longs regards d’observation. Ils me fixaient dans les yeux, ce qui est surprenant, car les indiens de la forêt n’ont pas du tout cette habitude. Rien d’ailleurs dans leurs façons d’être et dans leurs coutumes ne semble être d’origine indienne.
Enfin, la jeune femme a parlé.Elle a essayé un peu de dialecte chacos, que je parle mal, mais que je reconnais, puis quelques mots de karani, qui m’est plus familier. Je lui répondais un peu laborieusement. Nous échangeâmes surtout des informations sur le fleuve el Logro que j’avais quitté depuis déjà plusieurs semaines. Elle me dit qu’ils allaient une fois par an à sa source, pour une rencontre avec d’autres familles. Et c’est à cet instant précis, alors qu’elle se retournait vers l’homme assis derrière elle, pour lui demander une précision concernant la distance, c’est là que je l’entendis distinctement parler en espagnol ! Je n’en crus pas mes oreilles. Je lui répondis dans cette langue. Elle se retourna d’un coup et tous se mirent à parler et à rire. Les Calchèque parlaient castillan! Une langue archaïque, très pure, avec des tournures de phrases pour moi étonnantes.
27 mai
La nuit dernière une petite fille est née dans cette cabane suspendue dans les arbres. Je suis très ému d’avoir pu assister à une nativité chez les Calchèques. Tout s’est d’ailleurs très bien passé. Toute la famille a assisté la jeune femme, Juliana. Ce fut un moment très beau et fort et ce matin, assis sur cette branche à 35 mètres du sol, je ne peux m’empêcher d’être heureux.
18 mai
J’ai été admis, en quelques jours, dans cette famille Calchèque. Du moins c’est le nom que je continue à leur donner mais ils s’appellent entre eux Los Sueltos. J’ai un peu compris comment ils vivent dans cette jungle impénétrable. Leur mode de vie est assez semblable à celui des indiens environnants, qu’ils ne rencontrent pourtant pas, ou très peu. Chasse, pêche cueillette, très peu de culture sur brûlis forment l’essentiel de leur subsistance. La forêt est riche pour celui qui la connaît bien. Et ils la connaissent parfaitement. Ils vivent, totalement nus, dans les arbres et changent régulièrement de terrain de chasse et d’habitation. Ils déménagent une fois par an. Et j’ai cru comprendre que ce changement d’aire se faisait en revenant de la grande réunion de la source du fleuve.
L’unité de base est la famille. Elle se divise dès que les enfants prennent leur essor et se mariant, fondent une nouvelle famille dont la femme détient le pouvoir. Il y a une forme de séparation des tâches, les hommes et les jeunes, garçons et filles allant à la chasse, tandis que les femmes et les parents plus âgés gèrent le campement.
C’est donc une société matriarcale où le pouvoir est plutôt léger, et librement consenti par le mari. Le pouvoir est léger car les Calchèques ne font pas la guerre et ignorent superbement leurs voisins. En cas de conflit, ils se retirent et leur laissent le terrain. La jungle est grande.
Ils fuient tout contact avec le monde extérieur, se cachant dès que des militaires ou des explorateurs traversent leur territoire. Pourquoi m’avaient-ils fait signe ? Parce que j’étais seul ? Inoffensif ? Alors que je sais que l’expédition Gordon-Muller c’est, pour 2 explorateurs, 20 porteurs, 8 soldats, et plus de 500 kilos de matériel.
Les Calchèques n’ont ni prêtres ni église. La croyance religieuse semble varier selon le système de valeurs de chaque individu. J’ai cru reconnaître chez certains des comportements animistes, comme l’adoration de certains arbres par Léo, le mari, par exemple, mais j’ai vu aussi une croix, très simple, accrochée sur une branche, près du lit de Juliana, l’épouse et jeune mère de la petite fille.
4 juin
Je viens de traverser les deux jours les plus importants de ma vie. J’avais sur mon dos, dans un sac de fibres le petit bébé de Juliana et de Léo. Nous avons marché 3 jours dans la jungle avant d’arriver sur une sorte de cirque de montagne, un peu dégagé, dont nous avons gravi une des pentes. Cela faisait comme un amphithéâtre et au milieu de cette vallée, tout en bas, le mince filet de la source sourdait de la montagne et brillait comme de l’argent en s’écoulant vers l’horizon vert de l’immense foret. Dans l’après-midi et la soirée sont arrivés, d’un peu partout, des familles entières, plus de 600 Calchèques. Il y avait des chants et des rires, et après les retrouvailles des familles, les embrassades et les tapes dans le dos, la grande fête a commencé. Deux jours de danse, de musiques, de repas interminables, de libations, de spectacles de marionnettes… J’ai dansé, au rythme des tambours, entraîné par une jeune fille aux longs cheveux, à la grâce mais aussi à la fureur latine. Elle semblait vouloir me dire quelque chose que je ne comprenais pas.
Et puis, ce matin, des femmes sont venues et m’ont proposé de rencontrer un homme qui avait entendu parler de moi et désirait me voir. Je les ai suivis et de l’autre côté de la vallée, j’ai vu, sur une litière de palmes, un vieil homme qui était étendu et qui, appuyé sur le coude, me regardait arriver. Je ne le connaissais pas. Mais lui, il avait dû entendre parler de moi, s’est présenté comme le docteur Chavez. Je le croyais mort. J’étais totalement bouleversé et je lui dis que je venais ici en lisant son carnet retrouvé par une autre expédition.
– Muller-Gordon ?
– C’est exact.
– Il ne faut surtout pas qu’ils trouvent les Calchèques.
– Mais pourquoi.
– S’ils arrivent jusqu’ici et prennent contact avec Los Sueltos, cela sera la fin d’une expérience humaine totalement bouleversante et qui remonte au dix-septième siècle !
– Mais je ne comprends pas.
Le vieil homme se redressa et s’assit péniblement.
– Ces gens que vous voyez autour de nous ne sont pas des indiens. Vous n’avez pas compris qui ils sont et d’où ils viennent ?
– Ils parlent l’espagnol, mais j’ai cru que cela venait d’un contact avec des missionnaires jésuites, peut être d’anciennes écoles de mission…
– Vous n’y êtes pas du tout mon jeune ami. Los Sueltos ne sont pas des indiens. Mes recherches, depuis maintenant 2 ans que je vis parmi eux, m’ont prouvé que ce sont des paysans d’Estrémadure, arrivés sur la côte Pacifique au dix-septième siècle et qui ont tout fait pour se retirer du monde, s’enfuyant toujours plus profondément dans la forêt vierge.
Ils ne peuvent plus maintenant revenir vers une civilisation qu’ils ont totalement rejetée.
– Mais ils ne savent plus ni lire ni écrire. Comment pourrait-ils rejeter notre monde s’ils ne le connaissent pas ?
– Ils ne connaissent certes pas l’époque moderne, mais la tradition orale leur permet de se souvenir très bien de celle qu’ils ont quittée. Le monde des conquistadors, du servage, de l’inquisition, des bûchers, des famines, des guerres et des pestes, de la papauté et des rois… Cet univers qu’ils ont fui, et dont ils méprisaient les valeurs, a-t-il tellement changé qu’ils en accepteraient aujourd’hui les bienfaits : les mégalopoles et l’exode rural, la pollution et la consommation, le pillage du tiers-monde et l’expulsion des étrangers, la mondialisation de l’exploitation, les guerres d’État et le terrorisme, le chômage et la technocratie ?
– Mais vous ne pouvez pas décider pour eux !
– Faux ! C’est eux qui ont décidé pour moi. Et pour être exact c’est elles. D’ailleurs elles ont quelque chose à vous dire.
Chavez me fit signe de me retourner et s’étendit de nouveau.
Je tournais la tête et je vis la jeune fille qui m’avait fait danser la veille. Elle me tendait la main. Le ciel enfin dégagé des nuages, l’horizon à perte de vue vert de la forêt, formait comme un décor entourant sa beauté. Tout autour d’elle un groupe de femmes où je reconnus Juliana et sa mère me souriait avec affection…
– quieres casarte conmigo ?
Elle me demandait en mariage !
Je me vis encore sale, imbu de civilisation, pourtant choisi parmi les hommes. Et après tout qu’avais-je à perdre du monde ancien ! Je résolus de rester parmi eux, d’être moi aussi un Suelto.
Caillou. 15 janvier 2008