Archives de catégorie : Contes et Nouvelles

Les baskets

– Sur la route de Falgarde, celle qui suit l’Ariège, en dessous des coteaux, sur un fil électrique, une paire de baskets pendouille et se balance, au gré du vent, à huit mètres au-dessus de la chaussée. Chaque fois que je passe à cet endroit, dans l’inévitable embouteillage de huit heures trente, je la vois, tout là-haut. Et je me demande pourquoi aucun service de voirie ou de la maintenance des lignes n’a encore été la décrocher !
– Elle est là depuis combien de temps ?
– Oh, depuis plusieurs mois. Et je peux même vous dire la date exacte. C’était vers la fin avril. Pendant le week-end. Vous connaissez cette route les samedis soirs ?
– Non, je n’y passe jamais.
– La Falgarde, c’est la route des boîtes de nuit ! Sa circulation est totalement différente de celle des jours de semaines. Des centaines de jeunes gens en bandes s ‘y croisent dans toutes sortes de véhicules. Scooters ou voitures décapotables, vieilles deux-chevaux d’étudiants ou berlines des familles prêtées par les parents, personne n’y va à pied sur cette route, la nuit. Et bien, ce soir-là un homme marchait dans la nuit, se dirigeant vers la ville. Et il avait ces chaussures, celles qui sont accrochées là-haut! Enfin, c’est, du moins, ce que j’ai lu dans le journal du lundi.
– Et que s’est-il passé ?
– Il faisait peut-être du stop ? En tout cas, d’après ce qu’a déclaré le seul témoin, une jeune étudiante de Sabatier, qui conduisait une petite Clio dans l’autre sens et qui les a croisés, une voiture, une Renault Espace, vous savez ces grandes bagnoles à huit places, s’est arrêtée et il est monté à bord. À partir de là plus personne ne l’a jamais revu.
– Et l’Espace ?
– Les flics l’ont retrouvée, quatre jours plus tard, incendiée sur le bord du canal. Je ne sais pas comment ils ont fait mais, très rapidement, la police a réussi a en retrouver le conducteur et les occupants.
– C’était des voyous de banlieue ?
– Pas du tout ! Que des fils de bonne famille. Les supporters de l’équipe de Hand d’une des plus renommées écoles privées toulousaines.
– Et que s’était-il passé ?
– D’après le journaliste ces jeunes hommes avaient beaucoup bu et chahuté. Ils étaient très excités et ils s’en sont pris à cet homme qu’ils avaient invité à monter dans le véhicule. S’accusant mutuellement ces jeunes gens ont reconnu qu’ils l’avaient cogné, déshabillé, forcé à les branler puis jeté dans le fleuve. Tout cela sur une aire de parking, à l’entrée de la ville, un peu avant la bouche de métro. L’homme s’est noyé sous leurs yeux.
– Quelle honte !
– Ils ne lui ont volé qu’une somme dérisoire, quelques euros. Et le pire c’est que devant les inspecteurs qui les interrogeaient ils n’ont exprimé aucun sentiment de culpabilité. Le porte parole de la police a raconté, avec une grande lassitude, que pris d’une sorte de folie collective, les assassins hurlaient, ce soir là, une sorte de «tous ensemble» en riant de voir cet homme à genoux, sur la berge, obligé de les masturber. Après, leur crime fait, ils ont roulé encore quelques kilomètres puis ils ont mis le feu à la voiture, emprunté au père du conducteur, pour brouiller les pistes, faire croire à de la délinquance ordinaire.
– Cela fait peur ! C’est l’oisiveté de la jeunesse qui conduit à ces débordements ?
– Qui sait. Il y aura un jugement, dans quelques mois ou dans quelques années et leurs parents payeront les plus grands avocats pour les tirer de ce mauvais pas. D’ailleurs Maître Lariboisière est déjà intervenu pour minimiser les faits dans le journal télévisé de FR3.
– Et qu’est-ce qu’il a bien pu dire pour expliquer un tel crime ?
– Que cet homme, marchant dans la nuit, quelques minutes après être monté à bord, alors que ces jeunes lui demandaient en riant ce qu’il faisait là, en pleine nuit, leur avait répondu qu’il était au chômage ! Cela, ils ne l’avaient pas supporté ! Ils sortaient de discothèques, avaient bien arrosé la soirée, la victoire de leur équipe, et un type venait encore une fois se plaindre ! D’ailleurs cet avocat va aussi demander des comptes à la puissance publique car depuis que le gouvernement oblige les sans-emplois à des travaux collectifs dans les rues, comme nettoyer les trottoirs avec des brosses à dents, il est quand même normal que la future élite de ce pays ne supporte plus d’être confrontée aux sous-hommes !

Caillou, 7 août 2008.

Prisonnier

Sur la plaine déserte et qui grille au soleil, nous ne sommes plus que dix dans la compagnie noire.

Moi je marche devant. C’est le mois d’Août déjà où règne cette chaleur moite, continentale, sans un souffle de vent. Pas un oiseau ne chante. L’air vibre sur le chemin poussiéreux. Le cœur de l’été. La steppe ressemble aux crèmes brûlées de mon pays, ces crèmes catalanes sur lesquelles les cuisinières passent un fer sorti du feu.

Depuis deux mois, l’ennemi recule, laissant ses ruines derrière lui. Fermes brûlées, villages déserts, paysans hagards sortant de quelques caves, rendus sourds par les canonnades et aveuglés par la brusque clarté du soleil. Aux bords des routes, les grands chevaux morts, raidis, couverts de mouches, puants et puis, partout, les cadavres. Soldats sans tête, éventrés, noirs de terreur, dans toutes les positions possibles, souvent sans bottes, toujours sans armes… Et dont les uniformes entre sang séché et terre collée ne se reconnaissent plus. Amis ou ennemis, peu importe, les corps, sans sépultures, sont surtout ce qui n’est plus humain et pas encore végétal, mais qui ne tardera pas à le devenir.
Jamais l’ennemi ne laisse derrière lui le moindre blessé. Est-ce qu’il les emportent ? Est-ce qu’il les tue ?

Nous allons, lentement, vers la ligne sombre des arbres, très loin, là-bas devant, l’orée de la forêt où ils doivent nous attendre, tapis dans l’ombre. Je fais signe à mes hommes avant d’atteindre une portée utile à leurs fusils et nous nous allongeons dans l’herbe. Le radio envoie un message codé à mon état-major… Il suffit d’attendre un peu l’artillerie. Elle écrasera la forêt et délogera l’ennemi et nous pourrons reprendre notre route. Cela va nous donner quelques heures de repos. Peut-être même jusqu’à demain.

Alors je donne mes ordres et les hommes creusent des trous individuels dans la terre sèche. Chacun se tapit et se protège du soleil comme il peut avec un coin de capote. Seuls les fusils dépassent, allongés dans l’herbe. Je nomme aussi un homme de veille. Repos ! Mes compagnons s’écroulent dans le sommeil et moi, encore un peu, allongé sur le dos, visière rabattue, je rêvasse en attendant le soir.

Quelle belle journée. Bientôt je rentrerai chez moi, et j’oublierai, j’en suis certain. Bientôt dans quelques semaines, au pire dans quelques mois, cette guerre se terminera et j’arriverai à la gare où Mathilde m’attendra. Bientôt…

Je me suis assoupi car je sens brusquement que l’on me secoue et le veilleur me murmure à l’oreille :
« Chef, il y a du bruit juste devant »
Je me retourne sur le ventre et soulève ma visière… Le soir tombe, pas encore la chaleur…
À cent cinquante mètres, un homme s’avance. Les bras levés. Son uniforme est beige. Il a encore son casque mais pas son arme…
« Laisse venir »
On l’entend qui parle très fort. Il ne crie pas. On dirait même qu’il se parle à lui-même comme lorsque les hommes deviennent fous.
« Nic Fayeur, Nic Fayeur, Krig perdue, Soldaten, Nic Fayeur, Nic Fayeur… »
Il se rend ! Ce type se rend. On va faire notre premier prisonnier !
Tous les hommes sont maintenant tendus à l’extrême, prêts à le descendre. Les fusils sont pointés vers ce type qui avance en continuant à psalmodier :
« Nic Fayeur, Compagneros, Nic Fayeur, Nic Fayeur… »
Je mise que ce n’est pas une « bombe humaine ». Il ne ressemble pas à ces fanatiques dont nous avons été avertis par l’encadrement, depuis quelques semaines, mais il me faut prendre mes précautions. Je l’arrête donc à quelques dizaines de mètres de notre ligne d’un « Stop » main ouverte, tendue au-dessus de moi. Puis je m’accroupis et lui crie :
« Nude, nackt, nu ! »
Le type s’est arrêté, mais il semble ne rien comprendre.
Bon, tant pis, ses compagnons sont quand même trop loin pour me descendre, aussi je me lève et je lui mime un déshabillage « À poil, tu comprends ça ? »
Il me regarde, surpris, puis commence à quitter son uniforme, ses chaussures, son tricot de peau… Tous ses vêtements qu’il pose devant lui, sur l’herbe. C’est bien ce que je pensais, il n’est pas porteur d’une ceinture d’explosif. Maintenant, bras ballants, il est toujours debout dans la poussière.
Je le regarde et lui fait signe de s’approcher tout en lui demandant, en mimant des deux mains un portefeuille qu’on ouvre, de m’apporter ses papiers. « Nic Fayeur, Soldaten, Nic Fayeur ». Il se baisse et cherche l’étui de ses papiers dans le tas devant lui. Dans ce mouvement j’ai bien senti que les fusils ne le lâchaient pas d’un millimètre. Mais j’ai aussi la certitude qu’aucun des hommes tapis dans les trous autour de moi n’ira tirer sur un soldat tout nu.
Il fait encore quelques pas puis je l’arrête :
« Jeter ! »
Il me lance son porte-carte.
C’est un portefeuille en cuir qui comporte sa carte d’identité militaire avec sa photo, son permis de conduire, un ticket de métro, des photos d’enfants, deux billets de banque, une lettre pliée, mais aussi un portrait de femme.
Je regarde longuement le portrait puis referme le tout.
Je demande qu’on lui jette une pelle et je lui fais signe de creuser son trou comme tout le monde. Le veilleur fouille le tas de vêtements et on les lui rend. Le prisonnier se rhabille. Je le fais attacher avec une cordelette de nylon autour du cou elle-même fixée autour d’un pied. « Pas trop serré, s’il te plait ! Nous n’avons rien à craindre de ce type » dis-je à la sentinelle.
« Je prends ta veille jusqu’à minuit ». Le soldat va se coucher dans son trou. Et moi je m’assois à côté du prisonnier. La nuit est tombée. Nous ne pouvons allumer aucun feu.
« Avoir faim ? »
Il ne comprend pas ma langue mais mon geste et hoche vivement la tête.
Tout le monde dort autour de nous.
Je lui donne une barre de chocolat noir.
« Toi, Perpignan ? Garnison ?»
Il me regarde et tout en croquant son morceau il me fait signe qu’il a compris.
« Partir Perpignan vendredi »
Il boit de l’eau, puis je lui fait signe de dormir.
Le lendemain matin, dans l’aurore et sa rosée, l’artillerie commence son ouvrage et la forêt au loin se perd dans les explosions et la fumée.
Vers 9 heures, le radio me fait signe que nous pouvons repartir. Derrière nous d’autres escouades arrivent et je leur confie le type.
Puis nous repartons.
Je ne sais pas si bientôt je rentrerai chez moi. Je ne sais plus si j’oublierai. Et j’aurai en tout cas bien du mal à oublier Mathilde, cette femme que j’adorais et dont j’ai retrouvé le visage dans le portefeuille d’un soldat inconnu.
Mathilde, elle ne m’attendra pas.

Caillou, 29 juillet 2008

La lettre de La Paz

Une femme est assise sur le surplomb, là-haut.

Comment est-elle arrivée là ?
Elle a dû enjamber la balustrade d’une des fenêtres de l’appartement de l’angle puis s’agrippant à la cornière, pas à pas, elle est venue s’asseoir sur cet espace nu, au sixième étage, face au soleil. L’immeuble n’a pas de vis-à-vis. De l’autre côté de l’avenue, c’est le parc d’une vielle demeure transformé en école privée catholique. Elle doit, du haut de son perchoir, voir les grands arbres, les marronniers, les ormes et le cèdre magnifique qui les domine tous.

Mais elle ne les voit pas car elle pleure. Elle pleure tout doucement, le regard vers le bas, sur une lettre chiffonnée, qu’elle triture. Elle pleure sans crier, sans démonstration, sans grimaces.

Les pompiers sont en bas, alertés depuis quelques instants, par un voisin revenu de course, un petit vieux moustachu et bedonnant avec un sac à provision, une sorte de filet, qu’il trimballe tous les jours. Il explique, fièrement, et à qui veut l’entendre, qu’il a encore un bon regard un regard de lynx.
La police, également arrivée sur les lieux, accroche autour des réverbères, le long du trottoir, des longs rouleaux de plastique rouge et blanc, délimitant ainsi une frontière que les badauds qui se massent ne peuvent plus franchir. En quelque instant la sirène des pompiers et le blocage de la circulation ont amené sur place beaucoup de voisins et de passants.
– Que se passe t-il, c’est un attentat ?
– Non c’est une femme qui veut sauter dans le vide.
– Et qu’est ce qu’elle attend ?
Murmure le type en bermuda en haussant les épaules et qui repart en maugréant.

Une voiture noire surmontée d’un gyrophare est au milieu de l’avenue, à côté du camion rouge des pompiers. Le commissaire en sort et un de ses collègues lui tend un mégaphone.
– Madame. Nous allons monter ! Surtout ne bougez pas.
Les pompiers ont disposé au sol un matelas pneumatique géant, de couleur beige, qu’ils gonflent très rapidement avec un gros tuyau sortant du ventre du camion.
Les flics pénètrent dans l’immeuble et, après un instant très court on voit le commissaire qui se penche à la fenêtre, à deux mètres de la femme assise. Il tient toujours son mégaphone, mais il ne l’utilise pas. Trop près d’elle. Il ne veut pas non plus qu’on les entende. Il la regarde et tout doucement lui demande si elle a soif.
– Non merci.

Il prend son temps. Surtout, ne pas brusquer les choses. Si elle se raidit, juste un peu, si elle se braque, elle peut plonger et vu de là-haut le matelas des pompiers ne paraît plus si grand.
– Qu’est ce qui vous arrive ?
Elle ne répond pas, ne le regarde pas, ne regarde rien que ses mains qui torturent cette lettre maintenant toute mouillée.
– Vous avez reçu des mauvaises nouvelles ?
Mais la femme assise, en robe légère ne lui répond pas.
– C’est une lettre ?
Enfin, dans ses larmes, elle hoquette tout doucement
– Oui, c’est une lettre de mon fils. Elle vient de La Paz.
– De la Paz ? C’est où ?
– En Amérique du sud !
– Et que dit-il votre fils ? Je vais m’approcher car je ne vous entends pas bien.
Le flic commence à enjamber la balustrade.
– Ne bougez pas. Laissez-moi. Sinon je saute.
Mais elle ne regarde pas en bas, la foule, tous ces visages tournés vers elle, cet énorme rond beige, gonflé, ces hommes en rouge qui le tiennent et ne disent rien, anxieux, tendus.
– Bon, bon, d’accord, mais parlez-moi plus fort. Regardez-moi Madame. Regardez-moi. Ce serait vraiment trop bête.
– Mais vous ne comprenez rien !
dit-elle en lui jetant un regard furieux, c’est de MA FAUTE !

Elle a presque hurlé. Au pied de l’immeuble, tout le monde se tait, essayant de comprendre. Maintenant elle pleure si violemment que le commissaire est presque certain qu’elle va glisser et se tuer. Alors, tout doucement.
– Mais qu’est ce qu’il vous écrit ?
Elle hoquette :
– Qu’il ne reviendra jamais. Qu’il est là-bas pour toujours et qu’il ne regrette rien d’ici et surtout pas moi ! Il ne viendra plus jamais à la fête de notre village, jouer aux quilles et accrocher des guirlandes. Il a trouvé l’amour là-bas. Et moi j’ai tout sacrifié pour mon fils et maintenant je suis seule, il me hait, et je ne le reverrai jamais.
– Mais non madame. Il ne faut pas le croire…

Mais il se précipite et essaie désespérément d’accrocher la main qui se tend encore un peu vers lui tandis qu’elle bascule lentement dans le vide…
Là-bas, tout en bas, sur le matelas beige son corps rebondit comme une balle et le commissaire voit sa culotte blanche sous la robe légère et il voit la vie qui ne veut décidemment pas partir et qui se maintient encore un peu en l’air, le temps de quelques rebonds ridicules.

Caillou, 25 juillet 2008

Sur les 10 mots de Claire:
1-lynx 2-attentat 3-avoir soif 4-faute 5-La Paz 6-trimballer 7-non merci 8-jouer aux quilles 9-fête de village 10-accrocher des guirlandes
lire
addiction
http://entre.nuage.et.pluie.over-blog.org/article-21509453.html
et
fête au village
http://entre.nuage.et.pluie.over-blog.org/article-21449777.html

Jeux d’écriture (suite)

C’est un jeu! (Auquel vous pouvez participer… en envoyant vos propres mots ou en proposant vos textes sur les mots des autres…) Claire, qui a un superbe blog: http://entre.nuage.et.pluie.over-blog.org/, m’envoie ses mots (10) et je lui envoie les miens… Cela donne des textes ou des poèmes.

Sur les 10 derniers mots: diabolo-menthe, lit d’hôpital, travail salarié, être en retard, lacets, manger, détour, aisselles, arbres, se lever

Caillou: Le plus mauvais des tours !

bol2

Mais qu’est ce que j’air con dans ce bol ridicule.
Et dire qu’en mai dernier, suite à une petite annonce, on m’avait proposé un petit boulot salarié, peinard, un été à l’air libre ! Le cravaté derrière son bureau dans la tour de la Défense qui me disait: « Nous vous proposons un voyage en quad pour la période du Tour de France. Vous serez logé nourri blanchi et payé » Et me voilà deux mois plus tard, déguisé en jaune, nageant dans la chicorée, en compagnie d’une petite cuillère ! Et cette connerie va durer trois semaines !
Le plus stupide c’est le rétroviseur qu’ils m’ont collé tout en hauteur… Il me faut faire très attention. Car je roule entre deux haies de spectateurs qui se pressent sur les côtés et qui hurlent en attendant qu’on leur jette des cadeaux publicitaires. La moindre erreur et j’en envoie un sur un lit d’hôpital ! D’autant qu‘à force d’attendre en plein soleil, ils ne boivent pas que des diabolos menthe ! Je te les vois tous avec les cannettes à la main. Cela picole sec sur le bord de la route. Le passage des vrais coureurs c’est dans deux heures ! Dans quel état seront les amateurs de la petite reine au passage du peloton ?

 

pneu

Et merde ! Je suis en retard. Y’a Georges qui va me rattraper et on va encore se faire engueuler ! Georges roule derrière moi, déguisé en pneu. Je le connais bien car c’est le fiancé de ma sœur. C’est moi qui l’ai fait embaucher, et nous partageons la même chambre d’hôtel. Il est bien gentil, mais qu’est ce qu’il fouette. Il a des broussailles, des vrais arbres sous les aisselles et avec tous ces kilomètres à rouler à 50 à l’heure le soir il pue carrément. Et puis, le matin, il a du mal à se lever. À chaque fois il faut que le secoue. Et ensuite, toute la journée, j’ai peur qu’il ne s’endorme et me rentre dans le cul !

lcl

Tout à l’heure on va attaquer la montagne. Il va y avoir plein de lacets et comme mon futur beau-frère mange toujours beaucoup trop à midi, j’espère aussi qu’il ne dégueulera pas. Derrière lui c’est la bagnole jaune de la L.C.L. J’imagine la tronche du coureur qu’ils ont placé dessus maculée de vomi. C’est Le Crédit Lyonnais qui sera content. Oui je sais, ils ne s’appellent plus comme ça depuis leur faillite de 1993, le plus gros scandale financier en France depuis l’affaire du canal de Panama ! La banque a été renfloués par les finances publiques ! Ensuite ils ont changé de nom, je crois que L.C.L. cela signifie « Les Corrompus Libéraux ». Et c’est eux qui nous payent ! Et bien vivement Paris et les Champs-Élysées parce que j’en ai ras le bol de leur Tour de France! Et Ras le bol c’est bien le cas de le dire !

Caillou, 19 juillet 2008.

Claire: Sevrage.

Encore une fois j’allais être en retard, comme si, quand on a un travail salarié on pouvait se le permettre. Au restau, c’est pas moi le patron, pas moyen qu’elle comprenne ça. Alors elle accélère. Elle fait le détour par la route sinueuse, elle sait bien que j’ai horreur de ça, tous ces lacets qui nous balancent un coup trop près du vide, un coup frôlant les arbres. Sur, à ce rythme là, on va finir sur un lit d’hôpital, ou pire…
-Pas si vite!
-Faut savoir ce que tu veux, t’as peur d’être à labour ou de tomber dans le fossé?
-les deux, mon coeur, les deux…
-oui, t’as peur de tout tout’ façon, alors… autant que je fasse c’que je veux!
-oui mon coeur, tu as raison.
-et m’appelle pas mon coeur!! accroche plutôt le tien ça tourne, t’as rien mangé j’espère!!

C’est plus sa rebuffade qui me fait transpirer que la peur, depuis quelques temps elle me rabroue sans cesse, je ne sais plus quoi dire, quoi faire. Je ne la reconnais plus, même son odeur a changée. Si je me fais tout petit, elle me traite de pleutre, mais dès que je l’ouvre… elle me la ferme. Après tout… elle n’a qu’à y foncer dans les arbres, mais pas nous râter alors…

On arrive, sains et saufs, enfin saufs, parce que sains… mon patron va encore me reprocher mon odeur d’aisselles, j’y peux rien, ça ne m’arrivait pas avant, mais maintenant, dès que je suis contrarié, je transpire. C’est vrai que c’est gênant pour les clients. Ils commandent, distingués, un diabolo-menthe et le serveur empeste comme un forçat.

C’est chaque matin plus dur de me lever pour affronter cette vie, ma douce qui s’est muée en furie sans que je comprenne comment.
-Si c’est le trajet votre problème, me dit le patron, j’ai une petite maison au bout du lac, les locataires l’ont laissée récemment, vous pouvez y loger, gratuitement, du moment que vous faites votre boulot correctement… et proprement.

J’ai accepté, elle n’a pas dit non. Peut être que ça l’arrange après tout, peut être qu’elle a un amant? Je la rejoints mes jours de congés, qui sont pour elle travaillés. Seul à la maison, je range le bazar, je fais le ménage qu’elle ne fait plus. Elle apprécie, me regarde autrement, peu à peu se radoucit. Puis un jour, en me reconduisant au travail très calmement elle me dit: « C’était vraiment une très bonne idée que tu as eue, de prendre un peu de large pendant qu’on essayait tous les deux d’arrêter de fumer. »

Claire, 17-18 juillet 2008

Se faire tirer le portait

– De plus en plus difficile de trouver un photographe compétent pour se faire tirer le portait dans cette ville !
L’homme ronchonnait derrière son volant.
– J’ai juste besoin de photos d’identité et il n’y a plus que des photomatons dans les halls de supermarché ! Ils ont tous disparu. Vous n’en connaissez pas un, vous ?
Je ne disais rien. Que dire ? Que j’avais vu fermer les uns après les autres tous les photographes de quartier pendant toutes ces années où ce gentil conducteur, qui m’avait pris en stop à la sortie de la ville, ne s’en était pas rendu compte, n’ayant plus besoin de leurs services…
– Et vous ? Vous ne vous faites pas prendre en photo ?
Hélas non, et depuis très longtemps, mais je ne voyais pas comment lui en expliquer la raison.
– Je n’en ai pas eu besoin.
– Et bien vous en avez de la chance !
Puis il continua à parler pour ne rien dire tandis que je regardais la route devant nous.

La dernière fois que je m’étais retrouvé devant l’objectif d’un appareil photo ce fut un désastre. C’était au cours d’une fête champêtre et j‘étais assis sur une chaise de jardin, en ferraille, blanche, sous un cerisier. Tout autour de nous nos amis buvaient et discutaient. Un copain essayait son tout nouveau boîtier numérique et il prit beaucoup d’images. Le soir venu il me demanda qui était la personne derrière moi, qui avait les mains posées sur mes épaules. Il ne la connaissait pas. L’image, toute petite sur l’écran de son appareil, j’eus du mal à la comprendre ! Puis je reconnus, dans un léger flou de bougé, un ami très cher perdu depuis quelques jours… Que pouvais-je lui répondre sinon que je voyais souvent des visages dans les miroirs des pièces où je me savais seul ? Que pouvais-lui dire qui ne lui aurait pas immédiatement fait penser que j’étais un fou délirant ?
– Non je ne sais pas qui c’est.
– Mais c’est bizarre ! Regarde comme il pose ses mains ! C’est quand même quelqu’un que tu connais, non ?
– Nous étions très nombreux. Toi-même tu ne connaissais pas tout le monde !
– Oui, c’est vrai mais quand même…
Puis il se perdit dans la contemplation des autres photographies qu’il avait prise.
Dans ces miroirs où ma mère se tient très souvent, bien droite et souriante, tandis que j’essaye une nouvelle chemise, dans ces glaces où, dès fois, ils sont des dizaines à me regarder, venait maintenant de s’ajouter un autre ami aimé et disparu.

Je sortis de ma rêverie. L’automobiliste me parlait et je ne l’avais pas entendu.
– Excusez-moi, vous disiez ?
– Vous partez où comme ça ?

Il ne parlait certainement pas de la destination de mes rêveries intérieures mais, plus prosaïquement du but de mon voyage.
– Je vais passer une semaine au bord de la mer, vers Narbonne. Je reviendrais vers le 30.
– Et bien je vais vous laisser au prochain carrefour car je dois prendre l’autoroute… Alors bonnes vacances !
– Merci monsieur. J’espère que vous trouverez un photographe. Au revoir.

Caillou, 20 juin 2008

Pronostics … réalistes !

Très pris dans ma tête et dans mon temps par l’agonie d’un “vieux copain”, je n’ai pas le cœur à écrire ici de belles histoires…Par contre j’en reçois! En voici une (merci à Marie-Gé!) et excusez-moi si vous l’avez déjà lu ailleurs…
Alors à bientôt!

Caillou.

La journée d’Enzo
3 septembre 2012

Enzo est assis à sa place, parmi ses 32 camarades de CP. Il porte la vieille blouse de son frère, éculée, tâchée, un peu grande. Celle de Jean-Emilien, au premier rang, est toute neuve et porte le logo d’une grande marque.
La maîtresse parle, mais il a du mal à l’entendre, du fond de la classe. Trop de bruit. La maîtresse est une remplaçante, une dame en retraite qui vient remplacer leur maîtresse en congés maternité. Il ne se souvient pas plus de son nom qu’elle ne se souvient du sien. Sa maîtresse a fait la rentrée, il y a trois semaines, puis est partie en congés. La vieille dame de 65 ans est là depuis lundi, elle est un peu sourde, mais gentille. Plus gentille que l’intérimaire avant elle. Il sentait le vin et criait fort. Puis il expliquait mal.
Du coup Enzo ne comprend pas bien pourquoi B et A font BA, mais pas dans BANC ni dans BAIE ; ni la soustraction ; ni pourquoi il doit connaître toutes les dates des croisades. On l’a mis sur la liste des élèves en difficulté, car il a raté sa première évaluation. Il devra rester de 12 à 12h30 pour le soutien. Sans doute aussi aux vacances.
Hier, il avait du mal à écouter la vieille dame, pendant le soutien ; son ventre gargouillait. Quand il est arrivé à la cantine, il ne restait que du pain. Il l’a mangé sous le préau avec ceux dont les parents ne peuvent déjà plus payer la cantine.
Il a commencé l’école l’an dernier, à 5 ans. L’école maternelle n’est plus obligatoire, c’est un choix des mairies, et la mairie de son village ne pouvait pas payer pour maintenir une école.
Son cousin Brice a eu plus de chance : il est allé à l’école à 3 ans, mais ses parents ont dû payer. La sieste, l’accueil et le goûter n’existent plus, place à la morale, à l’alphabet ; il faut vouvoyer les adultes, obéir, ne pas parler et apprendre à se débrouiller seul pour les habits et les toilettes : pas assez de personnel.
Les enseignants, mal payés par la commune, gèrent leurs quarante élèves chacun comme une garderie.
L’école privée en face a une vraie maternelle, mais seuls les riches y ont accès.
Mais Brice a moins de mal, malgré tout, à comprendre les règles de l’école et ses leçons de CP. En plus, le soir il va à des cours particuliers, car ses parents ne peuvent pas l’aider pour les devoirs, ils font trop d’heures supplémentaires.
Mais Enzo a toujours plus de chance que son voisin Kévin : il doit se lever plus tôt et livrer les journaux avant de venir à l’école, pour aider son grand-père, qui n’a presque pas de retraite.
Enzo est au fond de la classe. La chaise à côté de lui est vide. Son ami Saïd est parti, son père a été expulsé le lendemain du jour où le directeur (un gendarme en retraite choisi par le maire) a rentré le dossier de Saïd dans Base Élèves. Il ne reviendra jamais. Enzo n’oubliera jamais son ami pleurant dans le fourgon de la police, à côté de son père menotté. Il parait qu’il n’avait pas de papiers…
Enzo fait très attention : chaque matin il met du papier dans son cartable, dans le sac de sa maman et dans celui de son frère.
Du fond, Enzo ne voit pas bien le tableau. Il est trop loin, et il a besoin de lunettes. Mais les lunettes ne sont plus remboursées. Il faut payer l’assurance, et ses parents n’ont pas les moyens.
L’an prochain Enzo devra prendre le bus pour aller à l’école. Il devra se lever plus tôt. Et rentrer plus tard. L’EPEP (établissements publics d’enseignement primaire*)* qui gère son école a décidé de regrouper les CP dans le village voisin, pour économiser un poste d’enseignant. Ils seront 36 par classe. Que des garçons. Les filles sont dans une autre école.
Enzo se demande si après le CM2 il ira au collège ou, comme son grand frère Théo, en centre de préformation professionnelle. Peut-être que les cours en atelier seront moins ennuyeux que toutes ces leçons à apprendre par coeur. Mais sa mère dit qu’il n’y a plus de travail, que ça ne sert à rien.
Le père d’Enzo a dû aller travailler en Roumanie, l’usine est partie là-bas. Il ne l’a pas vu depuis des mois. La délocalisation, ça s’appelle, à cause de la mondialisation. Pourtant la vieille dame disait hier que c’est très bien, la mondialisation, que ça apportait la richesse. Ils sont fous, ces Roumains !
Il lui tarde la récréation. Il retrouvera Cathy, la jeune soeur de maman. Elle fait sa deuxième année de stage pour être maîtresse dans l’école, dans la classe de monsieur Luc. Il remplace monsieur Jacques, qui a été renvoyé, car il avait fait grève. On dit que c’était un syndicaliste qui faisait de la pédagogie. Il y avait aussi madame Paulette en CP ; elle apprenait à lire aux enfants avec des vrais livres ; un inspecteur venait régulièrement la gronder ; elle a fini par démissionner.
Cathy a les yeux cernés : le soir elle est serveuse dans un café, car sa formation n’est pas payée. Elle dit : « A 28 ans et un bac +5, servir des bières le soir et faire la classe la journée, c’est épuisant. » Surtout qu’elle dort dans le salon chez Enzo, elle n’a pas assez d’argent pour se payer un loyer. Après la récréation, il y a le cours de religion et de morale, avec l’abbé Georges. Il faut lui réciter la vie de Jeanne d’Arc et les dix commandements par coeur. C’est lui qui organise le voyage scolaire à Lourdes, à Pâques. Sauf pour ceux qui seront convoqués pour le soutien.
Enzo se demande pourquoi il est là.
Pourquoi Saïd a dû partir.
Pourquoi Cathy et sa mère pleurent la nuit.
Pourquoi et comment les usines s’en vont en emportant le travail.
Pourquoi ils sont si nombreux en classe.
Pourquoi il n’a pas une maîtresse toute l’année.
Pourquoi il devra prendre le bus.
Pourquoi il passe ses vacances à faire des stages. Pourquoi on le punit ainsi. Pourquoi il n’a pas de lunettes.
Pourquoi il a faim.

Projection basée sur les textes actuels, les expérimentations en cours et les annonces du gouvernement. Est-ce l’école que nous voulons ? Le gouvernement a-t-il reçu un mandat populaire pour cela ? Qu’attendons nous pour réagir ?

Prendre ses désirs pour des réalités (suite)

Ceci est une fiction !

La rue d’Alsace est noire, le noir dur des jours de colère, le noir des révoltes quand il se mêle au rouge des coups de sang. Le peuple toulousain est venu au rendez-vous du ras-le-bol et le fait violemment savoir.
NON, NON, NON, AUX PRIVATISATIONS!
Derrière la plateforme du camion la marée humaine va vers la gauche puis vers la droite, dans un sens puis dans l’autre, au gré des vagues de son déversées. Je fais rouler une ligne de basse qui fait frémir et comme il y a 150 watts derrière cela fait frémir sur un bon bout de macadam.
OUI, OUI, OUI, AU MAINTIEN DES ACQUIS !
Un ska qui décoiffe, un reggae martelé mais basique, et les voix de Marie, de Claudie et de Jacques qui balance un maximum de sauce, font trépider, sauter sur place, puis s’élancer, les jeunesses étudiantes, et surtout lycéennes, qui, de plus en plus nombreuses, ont rejoint le cortège.
Depuis des mois qu’ils ferment les postes et les gares, les écoles, les centres PMI, les hôpitaux publics, les cantines pour les gosses, l’eau, le gaz et l’électricité, les refuges SDF, ils l’ont obtenue la réponse du peuple ! Il est là, devant nous, moi qui m’accroche comme un damné à mon manche de basse pour ne pas louper le coche, Marie que je n’ai jamais vue si forte, les 2 mains crispées sur le micro, Claudie qui hurle sa rage de caissière, qui dégueule son mépris et sa haine, Jacques qui s’éclate tout en haut dans les aigus, Hafid, imperturbable, qui les soutient, avec des pompes jamaïquaines, et Jean qui cogne sur ses fûts comme un malade !
VOUS NOUS AVEZ ASSEZ VOLÉ !
Les filles qui dansent en bas sont belles comme des jours de liesse. Elles dansent, les bras levés, tout en sourires. Les regards disent la joie d’être enfin ensemble, unis dans les révoltes.
Quelques pancartes au loin, sur des bouts de carton, qui signent des sections d’entreprises, des banderoles syndicales, des drapeaux qui s’agitent, tout le mouvement social est venu, et pour beaucoup, venu de loin, d’Albi, du Gers, de la montagne. Des métallos tarbais, des ouvriers du cuir, des rescapés des filatures, tous les ouvriers ou le peu qui en reste, pas encore délocalisés, mais bientôt licenciés, humiliés, rendus chômeurs de force. Il y a les retraités, les fonctionnaires, les enseignants, les infirmières, les postiers, les cheminots…
NOUS NE LAISSERONS PLUS RIEN PASSER !
Nous passons devant le Crédit Lyonnais*, celui de l’angle avec la rue des Arts. Il y a de la lumière à l’intérieur. C’est un samedi, il est ouvert, c’est normal. Et un grand jeune, en uniforme gris foncé et casquette plate est dans l’entrée, l’air un peu indifférent devant ce tintamarre. Je vois, du haut de la plateforme du camion, un petit bonhomme en costume marron, qui crie vers la foule quelque chose que je n’entends pas, et en un instant, une masse compacte de manifestants s’engouffre dans la porte étroite. Le vigile disparaît à l’intérieur, emporté. La banque est envahie, d’un seul coup, comme de l’eau qui déborde. Nous continuons à jouer, mais plus personne ne danse, alors on s’arrête et le camion aussi. Tous les regards se tournent vers le sas vitré de la banque. La foule s’est arrêtée. Elle creuse tout autour de l’entrée de la banque un cercle silencieux, tandis qu’en fond sonore, les slogans de la manifestation continuent sur la rue de Metz. On entend une sonnerie très forte et qui module, des cris, une vitre qui se fend, des gens ressortent hagards, juste un peu chiffonnés, ce sont des employés. Un jeune cadre essaye de garder un peu de dignité et son air de mépris est teinté d’une bouche qui tremble. Il a une trouille bleue, pourvu qu’on en finisse.
Et puis les voilà qui ressortent, en courant, les bras plein de billets de banque, sous les hourras des jeunes qui hurlent de plaisir. Ils les jettent vers le ciel et d’un seul coup, d’un seul :
RIEN N’EST À EUX, TOUT EST À NOUS.
Jacques se retourne et tapant du pied relance un Dom DoDoom, Dom DoDoom, Tac/tac, Dom DoDoom, Dom DoDoom. Il me jette un coup d’œil et je lance sur les cordes un syncope identique tandis que Jean recommence à marteler Dom DoDoom, Dom DoDoom Tac/tac Dom DoDoom Dom DoDoom. Les filles se bidonnent, se retournent et avec Jacques chantent ensemble :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Et l’immensité mouvante des émeutiers, car maintenant ils en sont, et nous en sommes aussi, derrière le camion, se remet à danser, en tapant dans ses mains :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Au-dessus de nous les billets de banque virevoltent.
Non loin de là, le lieutenant M. en civil, place Esquirol, devant le marchand de journaux. La tête de la manifestation est passée devant lui et il y a maintenant la foule des syndicats qui défilent. Il se retourne, se fraye un passage dans la rangée de badauds derrière la barrière et s’isolant un peu prend son portable de service :
– Bertillon.
– Oui mon lieutenant.
– Il faut stopper cela immédiatement! Vous avez le commissaire Meyer à côté de vous ?
– Affirmatif.
– Passez-le moi. Meyer? Il faut rapprocher le dispositif et ne pas les quitter des yeux. Bloquez toutes les issues et quand ils se dispersent, vous filtrez discrètement tout le monde. Il nous faut les meneurs mais aussi tous ceux qui sont entrés dans la banque!
– Ils ont été filmés par les caméras de surveillance de la rue de Metz, mais j’ai encore besoin de quelques minutes pour tout mettre en place.
– Allez-y rapidement mais prudemment. Surtout pas de provocations! Dispositif en nasse. De toute façon on ne peut rien faire pour l’instant.

Le camion est monté sur la place, devant la préfecture. Serge est monté sur la plate-forme et prend un de nos micros. Il attend. Jacques est à côté de lui. Nous rangeons silencieusement les instruments. La foule a envahi la place, le parvis de la cathédrale, le petit parc au-dessus et toutes les rues avoisinantes. Le silence se fait.
Jacques présente l’orateur.
– Serge, représentant du collectif « Touchez pas à notre Poste ».
Derrière je referme l’étui de ma guitare. Jean, sans faire de bruit, démonte sa batterie. Hafid et Marie enroulent les câbles. Claudie s’approche de moi et me dit, doucement :
– Tu vois le type un peu gros qui est au premier rang, là-haut, derrière le muret du parc ?
Il y en a des tas à cet endroit-là, des petits, des maigres, des jeunes, va t’ en savoir de quel type elle me parle.
– Non, je ne le vois pas. Pourquoi ?
– Je l’ai déjà vu. Mais il était habillé en uniforme. C’est un flic.
À force de scruter toute cette foule je le vois enfin. Ah oui, c’est marrant. D’autant plus qu’il ne nous quitte pas des yeux. Tout le monde, autour de lui, regarde Serge et lui, ce gros flic, nous observe tous les deux. J’ai même l’impression qu’il nous guette.
J’ai senti le vibreur du portable. C’est un copain du SO de la CGT situé de l’autre côté de la place.
J’interromps Serge.
– Tout est bloqué. On ne pourra plus sortir!
En m’entendant prévenir, la foule s’est rapprochée d’un seul coup.
On entend un mégaphone, de l’entrée de la préfecture.
– Ce rassemblement est interdit.

Première sommation. Dispersez-vous immédiatement.
Serge essaye de reprendre la parole. Plus personne ne l‘écoute.
Brusquement tout le monde crie.
POLICE PARTOUT JUSTICE NULLE PART
La peur monte dans cette place en impasse.
– Ce rassemblement est interdit.

Deuxième sommation. Nous allons faire usage de la force.
Des jeunes du lycée professionnel commencent à bombarder les flics avec des boulons.
Une première lacrymo, jetée par-dessus le mur de la préfecture, éclate en pleine foule. Puis c’est l’explosion. Tout le monde court dans tous les sens. Les CRS, massés dans toutes les rues qui bordent la place de la préfecture, ont des masques à gaz. Je hurle à Claudie de se baisser et je me jette sur le micro de Jacques, posé sur son ampli. Je roule d’un seul coup sur la cabine du camion et me laisse brutalement tomber au sol. Je n’ai pas lâché le micro. Le fil saute. Là-haut Serge s’est retourné et ne sait plus quoi faire pour ramener le calme.
Je me retrouve à côté de Marie.
– Fous le camp ! Ils vont tirer.
Debout contre la portière du camion, j’allume le micro de la main gauche mais j’ai peur. Alors je mets ma main qui tremble dans ma poche pour qu’on ne la voie pas. Tout autour de moi la foule recule.
Bertillon hurle dans le talkie-walkie:
– Il a mis sa main dans la poche ! Tirez, tirez tout de suite.
Alors je chante :
– Oui mais… ça branle dans le manche …
Et ils me tirent dessus. Je reçois une balle dans la cuisse, dans le bras droit, dans l’épaule. Je tombe d’un coup. Je crois qu’il y a du sang partout sur le trottoir.
… les mauvais jours…
Marie s’élance sur moi. Je la vois une dernière fois
…finiront.

Caillou, 12 mars 2008

* Sur le Crédit lyonnais, le montant des pertes (130 milliards de francs) en ont fait l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire… On peut lire : http://fr.wikipedia.org/wiki/LCL

Prendre ses désirs pour des réalités!

Ceci est une fiction !

– Non, non et non, vous ne fermerez pas notre bureau de Poste !
Le maire hurlait dans le téléphone qu’il raccrocha brutalement. Il sortit du bureau en trombe et fit sursauter le secrétaire de mairie.
– Jérôme ! Appelez- moi Serge, SUD-PTT et la CGT d’Hauterives et de Ramiers. Réunion d’urgence demain soir à la salle municipale.

– Serge ? J’ai eu la direction départementale des PTT au téléphone. Ils maintiennent la réunion de jeudi matin à 11h pour formaliser la cession du bureau de Poste de la commune. Il faut organiser le blocage comme prévu. Vous pouvez mobiliser ? Je passe des mails aux réseaux et je m’occupe des maires.
Jérôme, le secrétaire de mairie passa ensuite l’après-midi à téléphoner à tous les contacts associatifs qui s’étaient engagés lors de la mise en place du collectif. Il fallait être assez nombreux, un jour de semaine, pour bloquer complètement la mairie et donc le centre du village.
La responsable du cercle du troisième âge s’engagea à poser une affiche et à en parler lors de la rencontre belote de dix-sept heures.
Pour l’union des commerçants, par contre, il n’y avait personne de libre un jeudi matin. Ils allaient faire ce qu’ils pouvaient, en tout cas envoyer un communiqué.
Les journalistes contactés répondirent qu’ils prenaient note, sans pour autant s’engager.
Le collectif « Touchez pas à notre Poste », alerté depuis plus d’un mois, et qui avait collé des affiches dans toute la région, s’engagea à faire venir tous ses militants. Les syndicats SUD-PTT et CGT allaient envoyer tous leurs délégués disponibles.
En fin d’après-midi, Jérôme prépara aussi la réunion.
Il imprima les affichettes, qu’ils punaisèrent dans le village, avec le vieux Giry. Elles annonçaient Grande Réunion Municipale. Mardi 21h à la salle des fêtes. Non à la fermeture de notre bureau de Poste !

À 20h le maire revint de sa demi-journée de travail à la laiterie. Ils estimaient à 200 personnes le nombre de participants que l’on pourrait mobiliser. Mais l’élément important c’était de savoir combien il y aurait de monde, le lendemain, à la réunion d’information.

Le lendemain matin, Jérome tenait la permanence municipale, le téléphone sonna vers 11h. C’était la préfecture. Jérôme répondit que monsieur le maire n’était pas à la mairie mais à son boulot à la laiterie.
– Puis-je prendre un message ?
– Non, mais dites lui de nous joindre dès son retour. Qu’il demande le bureau du préfet.
– Je n’y manquerais pas, mais ce sera vers midi et demie.
– Pas de problème.

Le maire rappela la préfecture.
– Bonjour, Mr Marchand à l’appareil. Je suis le maire de Gailza. Vous m’avez fait appeler ?
– Oui, bonsoir monsieur le maire, je vais vous passer le préfet.
Il y eut quelques bruits de pas, une voix lointaine…
– Monsieur Marchand ? Ah je suis très content de vous avoir au téléphone. Vous allez bien ?
Et, après toutes les formalités d’usage, le préfet entra dans le vif du sujet :
– Je ne vous cache pas l’irritation des pouvoirs publics devant votre opposition, déjà ancienne, concernant les projets de restructuration des services postaux départementaux. Nous devons respecter les choix de l’État en matière d’économie budgétaire. Nous le devons et vous le devez, vous en premier lieu en tant que maire de la commune.
– Je respecte moi le droit de mes administrés à l’utilisation des services publics, comme tous les autres citoyens de ce pays.
– C’est votre point de vue mais ce n’est pas la première fois que nous vous rappelons à l’ordre. Vous avez organisé une réunion, dont j’ai été informé, qui envisage la tenue d’une manifestation, dans votre commune, pour empêcher la direction départementale de la Poste de vous rencontrer. Est-ce exact ?
– Tout à fait monsieur le Préfet.
– Et bien je tiens à vous dire que, si vous ne décommandez pas ce rassemblement et si vous ne recevez pas cette délégation, nous prendrons les mesures qui s’imposent.
– J’ai été élu pour défendre les habitants de ma commune, et je les défendrai.
– J’entends bien, mais les services de la préfecture vont venir inspecter les installations du tournoi annuel de moto-cross, et je crains qu’elles ne soient pas du tout réglementaires. Vos concitoyens vont pouvoir dire adieu à cette manifestation sportive, qui faisait la renommée de votre si charmant village. Quant à la subvention annuelle qui vous permet d’organiser la rencontre régionale des chorales féminines, bien qu’elle ne dépende pas de la préfecture mais du conseil régional, votre entêtement me pousse à tout faire, et vous savez bien que j’en ai les moyens, pour vous la faire supprimer très rapidement.
– Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.
– Mais si Monsieur Marchand ! Ce n’est pas une poignée de syndicalistes et d’altermondialistes qui va vous empêcher de réfléchir au devenir de votre adorable commune. La Poste fermera de toute façon. Une solution honorable à été trouvée, d’après ce que l’on m’a dit. Il va y avoir continuité du service public et maintien du petit commerce local. Allons monsieur le maire. On se rappelle bientôt n’est-ce pas ?
Le maire, sans rien dire, raccrocha doucement le combiné.

Le mardi soir, à Gailza, lorsqu’il entra dans la salle municipale, Jérôme fut heureusement surpris de voir que plus de la moitié de la commune s’était déplacée. Beaucoup de vieux, de paysans, quelques jeunes couples, les 2 familles de marginaux du col, monsieur le curé, l’instituteur…
C’est d’ailleurs celui-ci qui prit la parole en premier :
– Si la Poste ferme, l’école suivra. Nous ne sommes plus qu’à 16 enfants sur 3 classes et personne ne va venir s’installer dans l’immédiat, n’est-ce pas Monsieur le Maire ?
Il opina du chef et se leva :
– De moins en moins d’agriculteurs, de plus en plus de résidences secondaires, tous nos jeunes qui s’en vont, l’arrêt automatique de la gare de Mintegabelle qui ferme, après avoir supprimé son personnel il y a 2 ans, la perception de Taverdun qui se transforme en service à tout faire avec des fonctionnaires polyvalents. Mais que veulent-ils ? Désertifier toute la région ? On ne s’y prendrait pas autrement !
Sa voix puissante et qui roulait les cailloux de l’Ariège résonnait de plus en plus fort.
– J’ai reçu le soutien de mes collègues d’Ybars, qui a perdu son école il y 4 ans, de celui de Nézat, qui ne sait comment il va pouvoir garder son collège, de tous les maires du canton. Demain, nous devrons nous opposer de toutes nos forces à cette braderie ! La Poste est à nous. Nous en avons besoin, nos vieux en ont besoin !
Et il martelait la table en bois brut du conseil municipal.
Le jeune cadre de la laiterie, un toulousain, pourtant marié avec la fille Giry leva le doigt et demanda :
– Mais puisque tous les services de la Poste vont être rendus par M. Combes, l’épicier, qu’est ce que cela peut faire que le bureau ferme ?
Le jeune préposé au bureau expliqua que c’était du pipeau. Que ce Monsieur Combes prendrait effectivement le courrier, vendrait des timbres et conserverait les colis, mais qu’il ne pourrait pas s’occuper des recommandés, pas encaisser les chèques, pas gérer les comptes postaux. Fini le versement de confiance des pensions en retard pour les retraités du village ! Fini tous les petits services du facteur.
– Mais le facteur n’est pas supprimé ! Ce n’est que le bureau qui va être fermé.
– Détrompez-vous. Dans deux ans, l’Europe, soi-disant que c’est elle, va imposer la privatisation totale de la Poste et là, le facteur deviendra un luxe, que ne pourront se payer que les grandes villes comme Toulouse ou Bordeaux. Dans 2 ans, au train où vont les choses, nous irons chercher notre courrier à l’épicerie.
– Et encore, si l’épicier est toujours là !
C’était M. Combes qui venait de s’exclamer du fond de la salle.
– Parce que je vous signale, que tous autant que vous êtes, vous allez faire vos courses à Auchan à Ramiers, et que ma boutique est de moins en moins utile. Vous me trouvez cher, ce que je comprends car moi les centrales d’achat ne me fond pas de ristournes, mais si le village meurt, moi aussi je vais plier boutique.
Le brouhaha était devenu général.
Vers 22h tout le monde se dispersa sur la place du marché, devant la mairie.

Dans le bureau de Poste de Bagatelle, Pierre lut sur le panneau d’infos de son syndicat, SUD-PTT, l’annonce d’un rassemblement urgent pour empêcher la fermeture de la Poste d’un obscur village, du côté d’Hauterives. On demandait à tous les copains pouvant s’y rendre d’y aller le lendemain matin. Mais il travaillerait ce matin-là et il ne pourrait pas s’y joindre. Ils en discutèrent à midi, à la cafétéria, avec le délégué du syndicat.

Jacques entra dans le local syndical où il avait rendez-vous avec Serge et les correspondants syndicaux du collectif « Touchez pas à notre Poste », du moins ceux qui avait pu se libérer ce mercredi matin. La réunion dura 1h30. Ils organisèrent le rassemblement du lendemain à Gailza, mais aussi la manifestation régionale contre la privatisation des services publics, prévue dix jours plus tard à Toulouse.
Après un rapide tour de table Jacques fixa les tâches de chacun des délégués syndicaux, coordonnant le rétro planning avec les responsables des associations.

Jeudi 10h.
Serge gara la 2cv sur le côté droit de l’avenue, route de Toulouse, à l’entrée du village. Les 3 autres partirent immédiatement vers la place du marché, avec la banderole et les tracts, tandis qu’il réfléchissait en rangeant le coffre. Il n’avait pas vu beaucoup de voitures en arrivant, mais comme ils étaient très en avance, cela ne voulait rien dire. Cette belle matinée d’automne, en tout cas, ne découragerait pas les bonnes volontés. Pour beaucoup de délégués syndicaux, aller manifester à la campagne, c’était joindre l’utile à l’agréable. Alors s’il faisait beau en plus !
Dans la rue principale du village, le bureau de Poste était pavoisé comme un taureau de boucherie. Il y avait des rubans sur la vitre, des affiches coloriées, faites par les enfants de l’école communale, des bouquets de fleurs de toutes sortes, dans du film plastique transparent, qui s’accumulaient sur le trottoir, de chaque côté de l’entrée. Deux vieilles femmes papotaient en regardant cet amoncellement de fleurs.
– On dirait un enterrement ?
– Mais c’en est un. Vous allez au rassemblement vous ?
– Non, je ne mêle pas de politique.
Il les contourna, amusé, et quand il arriva sur la place du village, il comprit que l’affaire était bien engagée, car il y avait déjà une cinquantaine de types qui discutaient, en groupe, en dessous de la banderole.
Ce rassemblement faisait partie de tout un ensemble d’actions qu’il avait pu monter avec le réseau « Touchez pas à notre Poste ». Délégué au comité d’entreprise de France-Télécom, il ne faisait que continuer les combats qu’il menait depuis les dix dernières années comme permanent syndical. Avec sa pipe et son blouson, son air tranquille, il était bien connu par les technocrates des bureaux de direction, mais il connaissait très bien aussi toutes leurs ficelles pour faire passer, secteur par secteur, la privatisation rampante exigée par les gouvernements, de gauche ou de droite.
Monsieur le Maire, ceint de son écharpe, ainsi qu’une partie de son équipe municipale, celle qui avait pu se libérer des horaires de travail, les conseillers retraités ou paysans, étaient derrière lui, en haut des marches du perron de la mairie. Ils avaient les mines fermées des grands et des mauvais jours, résolution et dignité. Ils avaient surtout l’attitude « représentant du peuple » que la gravité de la situation leur imposait.
La foule arrivait des quatre rues du carrefour. La circulation en avait été bloquée, d’abord par les quelques militants du collectif, puis par deux gendarmes débonnaires, à “tu et à toi” avec les employés de voirie salariés de la commune.
Sous la banderole de la CGT, il y avait au premier rang, les bras croisés, les retraités du syndicat et quelques postiers délégués. Ils fermaient la place. Les pourris de la direction des PTT, comme ils les appelaient encore, auraient vraiment du mal à se frayer un passage. On les attendait de pied ferme. En face la délégation de SUD-PTT était composée de militants plus jeunes, les mains dans les poches, les attitudes plus décontractées. Il y avait aussi quelques femmes. On pouvait lire les pancartes de la section d’Hauterives de ATTAC, de « Touchez pas à notre Poste». Beaucoup de porteurs d’autocollants du PCF ou de la LCR. Pas un enfant, c’était jour de classe. Et des habitants du village, surtout des vieux.
Serge prit le porte-voix.
– Chers amis. Bravo pour votre présence massive ici, ce matin. Monsieur Marchand, maire de Gailza va vous parler. Mais avant de lui passer le micro, je me permets de vous rappeler, au nom des organisateurs de ce rassemblement, la consigne suivante. Nous allons bloquer le passage à l’arrivé des technocrates de la Poste. Ce n’est pas la mairie qui ne veut pas les recevoir, c’est le peuple qui les en empêche ! Monsieur le maire…
Il était 11h moins 5 quand un murmure interrompit le discours du maire. Une Visa noire était arrivée, malgré la déviation mise en place à l’entrée du village, et elle était bloquée à l’entrée de la place. En sortirent deux hommes en costumes et attaché-case, dont l’un, un quadragénaire dynamique, était manifestement le chef de l’autre. Tandis qu’il défroissait son manteau, le plus jeune donnait l’ordre au chauffeur de remonter la rue, et d’aller se garer un peu plus haut pour les attendre. Puis il fit le tour de la voiture et, devançant le directeur, il entra dans la foule, en lui frayant un chemin.
Le silence était pesant comme une pierre, avant qu’elle ne vole.
Giry, le vieux de la rue de l’église, se retourna lentement et se retrouva face à face avec le costumé. Celui-ci fut arrêté dans son élan. Il regarda le vieux dans les yeux et sourit gentiment
– Laissez-nous passer Monsieur.
Mais Giry ne bougeait pas d’un poil.
Les autres, autour de lui, se regroupèrent et en un instant, il n’y eut plus qu’un mur de silence devant la délégation de la Poste. Pas un mot ne fut dit.
Le maire, en haut des marches, vit le regard du directeur. Un regard lourd de colère, de mépris mais aussi de surprise.
Il leva le porte-voix et dit alors.
– Messieurs, les gens d’ici ne veulent pas brader leur bureau de Poste. Partez ! Je ne peux pas vous recevoir. Les services publics appartiennent aux citoyens. Repartez vite, messieurs. Ce sera plus prudent.
– Mais Monsieur le Maire, c’est du symbolique votre opposition. Demain ou après-demain, avec ou sans votre accord, après vous l’avoir notifié par courrier, nous fermerons ce bureau de Poste car de toute façon, il n’est pas rentable.
Serge se mit à hurler.
– Et depuis quand un service public doit-il être rentable?
Il n’y eut pas de réponse, car c’est le vieux Giry qui avait rejeté d’une main le costumé et son larbin. Les gendarmes se précipitèrent pour s’interposer et éviter le lynchage. Déjà les manifestants se refermaient comme une nasse sur les 2 poulpes. Sous les huées, ils furent très rapidement éjectés et retournèrent, l’air digne, mais un peu cabossés, vers la voiture de fonction à l’entrée du village.

Caillou, le 12 mars 2008.

La valise

(Pour Anne…)

Je cueillais des jonquilles dans les sous-bois, près de l’Ariège.

Des jonquilles jaunes et des pulmonaires bleues, ces drôles de fleurs aux tiges épaisses et duveteuses. C’est un moyen pour moi de gagner un peu d’argent car le fleuriste de Lacroix les achète un euro les cinq. J’y vais tous les jours car il n’est pas long le temps des jonquilles. J’ai comme cela des petits boulots, un peu, tout au long de l’année mais surtout au printemps, des peintures, du jardinage… Mon allocation de retraite est tellement mince qu’une fois payés le loyer, l’électricité et tout le reste, il ne me reste plus grand-chose. Mais je ne vais pas me plaindre, cela ne sert à rien. Et puis, me plaindre à qui ? Il n’y a plus que moi qui m’écoute encore.
Les deux paniers de la bicyclette étaient déjà pleins, je finissais le cageot en bois que je voulais poser par-dessus, quand j’entendis un drôle de bruit sur la route de Goyrans, une sorte de raclement qui s’amplifiait. Quelqu’un marchait en traînant une valise à roulette sur du gravier. Il n’y a jamais personne sur cette route qui joint les coteaux aux rives de l’Ariège, avant d’atteindre le pont en-dessous de Clermont. Je n’y rencontre des promeneurs que les dimanches d’été. Je me rapprochais de mon vélo, sur le talus. Une femme arriva, marchant au milieu de la chaussée. Lorsqu’elle m’aperçut, elle sursauta, posa un instant sa valise, en fit le tour, changeant de main, puis reprit son chemin.
– Excusez-moi monsieur, il n’y a pas une fontaine par ici ? dit-elle en s’avançant.
Je pris mon cageot et le posais à l’arrière du vélo avec un sandow.
– Un peu plus haut. L’abreuvoir de Martin. Faut monter. Je passe devant, je vous montrerai.
Je ne pouvais pas en cueillir plus de toute façon et c’était mon chemin. Je poussais le vélo vers la côte. Le raclement reprit, très fort.
– Elle en fait du potin votre valise ! Vous allez où comme ça ?
Elle ne me répondit pas tout de suite. Le soleil commençait à taper bien fort, à dix heures du matin, pour un mois de mars. Elle avait l’air fatiguée et je ne comprenais pas d’où elle venait. Du pont de Clermont ? Mais pourquoi passer par les bois ?
Elle s’arrêta pour changer de main.
– Il y a bien un arrêt de bus là-haut ?
– Sur la route de Goyrans ? Oui, il y en a un, mais des bus il n’y en pas très souvent.
La route des coteaux c’était encore à une bonne trotte et tout en montée.
– Je ne suis pas pressée. Mais qu’est-ce que j’ai soif.
Nous arrivâmes à la fontaine. C’est une auge en pierre. Normalement il y coule un filet d’eau bien fraîche mais là, c’était totalement sec. Pas une goutte. Elle s’assit sur le rebord en pierre. Elle avait l’air désespérée.
– J’ai un peu de café, vous en voulez ?
– Merci.
On entendait les oiseaux dans les futaies.
Elle but. Je la regardais. C’était une femme de la ville, d’une cinquantaine d’années, petite et très mince, avec des mains fines, des boucles d’oreilles, des lunettes sans montures, mais je voyais bien qu’elle était habituée à marcher souvent. Elle avait un bonnet sur ses cheveux roux, coupés court, une tenue de sport, un pantalon de velours côtelé et des grosses chaussures de montagnes.
– Mais d’où venez-vous comme ça ?
– De loin !

Nous avons repris notre route sans dire un mot. Elle ne haletait pas, mais je voyais bien que cette valise l’énervait. Elle changeait de plus en plus souvent de main en rouspétant, pour elle-même.
Nous sommes arrivés au lacet, juste en-dessous de Goyrans et je lui montrais l’arbre isolé, tout en haut, sur la crête.
– Votre arrêt de bus est là-bas.
Sur la route, il y avait la camionnette de la gendarmerie. Je les connais bien. Ils se planquent pour verbaliser les excès de vitesse. Elle les vit et s’arrêta d’un seul coup puis se mit hors de leur vue derrière un énorme roncier.
Je l’entendis murmurer.
– Vous pouvez me rendre un service ?
– Dites toujours.
Elle me désigna la valise.
– C’est pour ce machin. Il faut que je le dépose à Toulouse et je n’ai pas de voiture !
Je haussais les épaules.
– Moi non plus.
– D’accord, mais si je vous la confie et vous paye l’aller et retour en bus, vous ne pourriez pas vous en charger pour moi ?
– Et qu’est-ce que je fais de mon vélo et de mes fleurs ?
– Vous les laissez ici, cachés dans le sous-bois, et quand vous revenez, vous reprenez votre route. De toute façon je peux vous donner de l’argent pour livrer cette valise.
Elle fouilla dans le petit sac qu’elle avait en bandoulière.
– J’ai cinq cents euros.
J’hésitais. Je devais livrer les jonquilles ce matin, sinon elles seraient défraîchies et ne vaudraient plus rien. D’un autre côté cela me rapportait une cinquantaine d’euros et j’avais bien envie d’en palper 500.
– C’est pressé votre affaire ?
– Oh non ! Cela peut attendre, mais je ne peux pas y aller moi-même. Je dois m’en aller.
– Et si je prends votre valise chez moi, j’habite juste au-dessus, et que je la livre demain matin ?
Elle me regarda droit dans les yeux. C’était juste une question de confiance.
– Je n’ai pas le choix.
Elle me tendit le fric et l’adresse dans le quartier des Minimes.
– Vous direz à Paul que c’est de la part de Violette.
Puis elle repartit vers l’Ariège, en me faisant un petit geste de la main.
– Je vous la livrerais demain matin.

Le lendemain, j’allais donc à Toulouse à l’adresse indiquée mais un immeuble neuf, une grande banque, venait d’y être érigé et je ne trouvais plus aucune trace d’un certain Paul. Je rentrais donc chez moi et, le soir, j’ouvris la valise.
Elle était pleine de brochures militantes, de propagande, de dossiers, de feuilles ronéotypées, de notes manuscrites, de fichiers de noms et d’adresses. Et et de livres d’une organisation politique marxiste-léniniste disparue depuis longtemps et dont les titres me paraissaient bizarres :
De la juste solution des contradictions au sein du peuple,
Vive la pensée Mao-Tsé-Toung,
Contribution au problème de la construction d’un parti marxiste-léniniste de type nouveau, De certaines questions fondamentales de la politique révolutionnaire du Parti du Travail d’Albanie pour le développement de la lutte de classe,
En avant, pour une démocratie populaire fondée sur la dictature du prolétariat!,
Denain, Longwy, Dunkerque… de la colère à la lutte…


J’avais de quoi allumer mon feu pour un bon bout de temps.

Caillou. 10 mars 2008

APRES L’AMOUR

Pour Gaby, elle sait pourquoi…

 

salonlivres

– Madame Lacroix ? Oh j’ai toujours adoré vos romans !
Debout de l’autre côté de la table, elle me tend mon livre, paru deux mois plus tôt… Moi, assise derrière ma pile d’ouvrages, je prends le volume et en ouvre la page de garde.
– C’est pour vous ? À quel nom ?
– Christine. Oh, vous savez j’ai lu tous vos livres.
Comme je n’en avais écrit que deux et que le premier est un ouvrage touristique sur le Sud marocain, je me dis qu’elle doit confondre. Peut-être sera t-elle déçue, cette jeune femme si sage, lorsqu’elle découvrira plus tard, en me lisant, qu’elle m’a confondue avec une autre … Je ne lui dis rien. Je n’ai pas beaucoup de lecteurs cet après-midi et je me sens si seule dans la cohue de ce salon littéraire.
Je pends tout mon temps pour lui dédicacer son exemplaire.
Pour Christine, dans la complicité du douzième festival du Maghreb à Paris, puis avec ma belle signature en dessous je lui rends Le vent de l’Atlas.
J’ai encore pour une demi-heure à attendre puis je pourrais m’en aller. Je ne connais personne de ce côté de la table. Et de l’autre côté non plus !
Mon voisin de droite, un vieil ethnologue qui a, en arrivant, jeté un coup d’œil méprisant sur mon roman, m’a découragé de toute conversation, avec quelques réponses laconiques et désabusées. Et celui de gauche, un chevelu, a devant lui une véritable file d’attente et dessine des dédicaces à n’en plus finir sur la page de garde de ses BD.
Pas très rigolos ces salons mais pour se faire connaître un écrivain se doit d’y faire acte de présence. La table est longue et nous sommes tous assis, tout au long, des écrivains, un peu comme des putes le long des boulevards extérieurs. Il y a du bruit, des conversations, des annonces au micro… Dès fois, je rencontre des auteurs que j’apprécie, mais pas aujourd’hui.
Tout à l’heure je rentrerai chez moi. Il n’y aura plus personne à la maison. Je recommencerais à écrire, à faire la seule chose que je sais faire. Écrire pour oublier, comme d’autres boivent. Essayer d’oublier cet amour qui fout le camp, cette déchirure, cette absence que je sais définitive d’un homme que j’ai aimé et que je n’aime plus vraiment. Oublier cet homme qui part, et me laisse seule, alors que je ne sais plus ce que je veux et où je vais. Je dois changer, changer complètement mais peut-on changer sans se perdre?

dutrain

Assis à contresens, le paysage de la banlieue s’enfuit au loin. Bientôt la nuit tombera sur la ville mais je serai parti, très loin, vers le sud, vers Toulouse, puis, dans deux jours, Sète, le bateau, Essaouira et ma maison, là-bas, au bord de l’océan. J’y retrouverai mon pays de vent et de vagues, mon pays lointain, quitté depuis huit ans, huit années d’exils…
Dans le compartiment, nous sommes trois.
À ma droite, un homme, un Français, bien habillé, qui dort, la tête contre la vitre du côté du couloir. Lorsqu’il est monté, il n’a rien dit en entrant, même pas bonsoir, puis il a posé sa valise au-dessus, et il s’est endormi, tout de suite. En face de moi, un jeune à cheveux longs, blanc lui aussi, qui rêvasse en regardant le paysage, mouillé, de l’autre côté de la fenêtre, son sac à dos sur la banquette. Et puis moi, qui n’ai aucun bagage, et qui file, le dos tourné au sens du train. Lui regarde l’avenir, ce qui l’attend. Moi, ce que je vois de ce pays c’est déjà le passé, ce que nous avons traversé, ce qui s’enfuit. La Loire, immense, que l’on traverse, puis les futaies de Sologne. Bientôt il fera nuit noire.
Le jeune homme est monté à Orléans. Il a dit bonjour, nous avons échangé un sourire, et puis il s’est plongé dans la lecture d’un livre et je n’ai plus entendu le son de sa voix. Ce n’est pas un train rapide. C’est un vieux train de nuit aux multiples escales.
Qu’est-ce qu’elle fait ce soir ? Pour la première fois depuis novembre, elle restera seule dans son grand appartement désert d’intellectuelle, avec tous ses livres un peu partout, les abat-jour qui font des taches de lumière, son bureau couvert de papiers, de notes, de dictionnaires, de feuilles et son sacro-saint ordinateur portable. Est-ce qu’elle écoute le disque de Brahms ? Est-ce qu’elle pleure ? Est-ce qu’elle pense encore à moi ?
Tout à l’heure sur le quai, elle avait, dans son imperméable gris, les larmes aux yeux. Je l’ai tellement aimée, et sais bien que je ne la reverrais plus ! Je la laisse derrière moi, et je reviens au pays. C’est fini la France. C’est fini l’amour.
Je ne suis plus du tout celui qui est parti, il y a huit ans !
Mais si je sais où je vais, je ne sais plus du tout ce que je veux. Peut-on changer sans se perdre?

Caillou. 29 février 2008

Pour bien faire ce texte devrait être en deux colonnes, surmontées des deux photos.
Mais ce n’est pas possible sur un blog.