Archives de catégorie : Contes et Nouvelles

Le soleil noir – 10°

Le soleil noir – 10°

Boulevard Saint-Michel en pleine manif, presque calme. Des banderoles, des pancartes, des poings tendus, mais pas de casques, pas de mouchoirs, pas de lunettes de plongée ou de quarts de citrons… Mille, peut-être deux mille étudiants remontent le boul’Mich, à l’assaut des forteresses blanches de l’Immaculée Société.
Andrée, sur un trottoir, passe là par hasard et c’est Jacques qu’elle rencontre, un Jacques seul, assez gai, décontracté. Ils se serrent la main et elle fait quelques pas dans la manif, avec Jacques en regardant tout autour d’elle.
– Jacqueline va bien ?
– Que devient Michel ?
– Aucune idée. Il m’a quittée… Je ne sais pas où il habite maintenant. Et tu sais ce que devenu son copain, le lycéen…
– Pierre ?
– Oui, il était toujours avec un anarchiste, Yves je crois…
– Yves je ne sais pas ce qu’il est devenu. Mais avec Pierre on se voit de temps en temps.
– Comment va-t-il ?
– Il a l’air bien.
– Si tu le vois, tu peux lui demander de passer un soir, rue de la Condamine ?
– D’accord, je lui dirais…
Et ils s’embrassent et tandis qu’elle repart vers sa station de métro, Jacques oublie aussitôt… et d’ailleurs il s’en fout.

Jacqueline disparaît maintenant de ses pages. Elle aura beaucoup d’amants, restera membre du Parti Communiste puis se mariera à 26 ans avec un secrétaire de Fédération.

B. trompe quotidiennement Francine avec Hélène. Bientôt il la quittera pour emménager dans un petit appartement de la rue de la Harpe. Il reverra Hélène de moins en moins, puis se trouvera seul et sans espoir de sortir jamais des problèmes qui le rongent.

À suivre…

Caillou, 1967.

Le soleil noir – 9°

Le soleil noir – 9°

L’ovoloïde violet au point du jour

Madeleine écoute un morceau de Lew Winchester, qui se logea une balle dans la tête au cours d’un festival de jazz à Indianapolis, alors qu’il démontrait comment jouer à la roulette russe. Elle regarde par la fenêtre. Le soleil, et, dans la cour, la fille de la concierge jouant toute seule à papa/maman. La cour est minuscule, poussiéreuse et sombre. Au-dessus de sa tête, la petite fille regarde une corde à linge. Des relents de vomis à chaque étage, des tranches de pourriture entassées les unes sur les autres, dans tous les sens, des couleurs infectes, par taches, qui laissent, au milieu, un vide rectangulaire, minuscule, poussiéreux, sombre et chaud, pour une petite fille qui joue toute seule.
Tout se pourrit dans les mains de Pierre. Madeleine, qu’il a revue, aimée, n’est plus à ses côtés qu’un insuccès parmi tant d’autres.
Ce qu’il avait cherché dans Madeleine n’est plus en Madeleine. Peut-être que ce qu’il cherche c’est une certitude ? Lui qui était si jeune se croit maintenant si vieux. Une question : à quoi ça sert ? Pas de réponse ! Ou alors, simplement : Cela sert à aimer, à entendre la pluie, à rêver, et puis à mourir avant d’avoir compris… Pierre a perdu son assurance. Peut-être a-t-il vraiment vieilli ? Peut-être commence-t-il lui aussi à pourrir ? Mais ce sont des jeux d’adolescents, des problèmes d’adolescents, des questions d’adolescents.
Madeleine, elle, a bien compris, et depuis longtemps. Elle sait où cela mène. Madeleine aime un Pierre, un Pierre qui n’est d’ailleurs pas celui auquel je pense, un Pierre qu’elle seule connaît, car elle est la seule qui puisse le connaître vraiment, mieux que Pierre lui-même, qui, lui, ne s’observant pas beaucoup, ne se connaît que très peu.
Tous les deux sont beaux. Madeleine s’est épanouie au soleil de Pierre ; Pierre s’est virilisé à la présence de Madeleine. S’il ne l’aime pas vraiment, (enfin, c’est ce qu’il croit…) il est heureux près d’elle et se dit qu’après tout c’est le principal !

Il marche dans la rue de Rennes. Je ne sais pas du tout ce qu’il fait là. Il s’arrête dans un café et commande, debout, un express, qu’on lui sert sans empressement, avec deux sucres et une cuiller. Il boit un café, sans goût de café, paye et s’en va. Dans le fond de la salle, un jeune gars joue au flipper.
Quelques temps plus tard, Andrée dont je ne sais pas non plus ce qu’elle faisait là entre et demande un rhum/coca, qu’on lui sert sans sourire avec deux glaçons, une rondelle de citron et une paille. Elle pose la paille, trempe ses lèvres puis allume une gauloise. Elle a eu beaucoup d’ennuis. Ce petit salopard de Michel l’a quittée après lui avoir fait un môme. Elle s’est débrouillée comme elle a pu…

À suivre…

Caillou, 1967.

Le soleil noir – 8°

Le soleil noir – 8°

Madeleine et Pierre sont partis en vacances. Ils ont descendu la route du Sud en auto-stop et ne se sont arrêtés qu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Il fait chaud. La tente est bleue, la mer calme, la plage presque déserte. L’argent n’existe plus. Pierre en dépense plus que de raison. Ils sont heureux. Ils se baignent, et puis ils font l’amour.

Tout commence par un sourire, par un regard qu’elle donne et qu’il reçoit, par une main qui s’approche pour toucher avec prudence une autre main. La pureté absolue résonne lorsqu’ils se mettent à nu. Ils rient ou ils se taisent en se souriant, le jeu, mais jamais ne sont graves, entre eux il y a ce lit. Puis viennent les mains qui savent, qui connaissent les chemins et qui les suivent sans même le vouloir, sans se rendre des comptes. Et les mots minuscules chuchotés dans les creux et surtout les silences bruyants entre les mots. Puis vient l’union, le sacre, c’est grave, et c’est sérieux. Là, ils ne sourient plus, ils se donnent l’un à l’autre. Car on ne peut plus rire quand on est en ce lieu où trône le sacré. À mesure qu’elle s’ouvre, s’entrouvrent les milles portes d’un empire incertain. Quand il la pénètre c’est une chaleur de soleil qui l’acclame.
Elle voit des grands éclairs. Il monte dans les aigus. Puis tout se calme et tout s’apaise. Il s’abat sur le côté comme un arbre fendu, sa tête se creuse à son épaule. Tout est pur et c’est en s’endormant qu’ils deviennent gigantesques.

Ils mordent ensemble dans d’énormes pastèques et se taisent longuement devant le Rhône qui s’en va. Un soir ils vont voir les courses landaises. Pierre est devant le taurillon. Il a peur et il aime ça. Enfermé dans un cylindre d’osier, il se fait culbuter par la bête et la peur le mouille. C’est le jeu, la peur, le choc, la sueur et la petite mort.
Un jour ils se blessent l’un l’autre. Ils se guérissent lentement. Il fait chaud. Quinze jours de lumière. Ils repartent sans un rond. Alors c’est l’auto-stop, la route, le jeu, puis Paris et l’angoisse renouvelée.

À suivre…

Caillou, 1967.

Le soleil noir – 7°

Le mythe du soleil noir.

New York désert.
Pas de gens.
Pas de bruit.
Pas d’animaux, de cartons, d’enseignes, de pancartes, d’affiches, de poubelles.
Des gratte-ciels nus, sans rideaux, propres, étincelants.
Des lampadaires.
Pierre marche au centre de la ville, sans automobiles. Il marche sans fin, au milieu d’une avenue, dont on ne voit pas la fin. La troisième météorite venant du soleil, de Hendrix, résonne.
Pierre regarde le soleil. Il est noir. Son éclat est mille fois plus puissant qu’un soleil normal. Il est noir. Le noir éclate et éblouit Pierre, qui est soulevé du sol, et qui lentement s’élève vers le soleil. Et inconscient d’autre chose que de l’éclat du soleil noir, Pierre se fond dans ce soleil et… disparaît.

À suivre…

Caillou, 1967

Le soleil noir – 6°

Le soleil noir – 6°

Palais de la Mutalité.
Beaucoup de foule, de sons, d’engeulades, de discussions, de slogans, de vendeurs. Jacqueline est là. La vente est bonne. Madeleine est venue avec elle par curiosité, curiosité amusée car elle n’y croit pas ou du moins pas beaucoup. Les crieurs de journaux communistes, tout aussi puritains qu’ils soient en cette occasion, ne peuvent s’empêcher de lorgner vers une aussi jolie sympathisante. Jacques arrive avec un ami qu’elle n’a jamais vu. Il présente Pierre à Jacqueline et à Madeleine par la même occasion. Puis Jacques s’en va prendre sa pile de « Clarté » et crier comme tout le monde. Pierre attend l’ouverture des portes, Madeleine aussi.
– Il y a beaucoup de monde ce soir.
– Oui, Boof !
– Vous êtes communiste ?
Madeleine hésite un peu puis lui répond :
– Non ! Nihiliste.
Alors Pierre rigole et lui fait finalement un peu la cour tandis qu’elle regarde, avec un sourire un peu moqueur, un Pierre sûr de son fait.
Les portes s’ouvrent enfin et tout le monde s’engouffre dans la grande salle du rez-de-chaussée, sauf les militants du service d’ordre, en cas d’une arrivée des pro-chinois.
Au balcon, vers la droite, Jacques, Pierre, Madeleine et Jacqueline, ou Jacques, Jacqueline, Madeleine et Pierre, ou Madeleine, Jacques, Pierre et Jacqueline s’asseyent sur la première rangée de fauteuils.

Les orateurs changent, apportant chacun leur part de cris, d’émotion. La chaleur monte et des milliers de pieds frappent le sol. Le public scande « Liberté pour la Grèce ». Les Grecs hurlent encore plus fort, dans la salle, leur désespoir, la haine du fascisme qui, eux, les touchent directement. Pierre, profondément ému, n’accorde plus la moindre attention à Madeleine.

Dans la foule qui maintenant s’échappe de la Mutu, Jacques et Jacqueline, Madeleine et Pierre, s’en vont vers un café d’étudiant, rue Cornu.
Jacques se tait. Seul Pierre, exalté, discourt pour ne rien dire. Les trois autres l’écoutent. Puis il réalise ensuite qu’il parle seul alors il se tait. Il leur en veut un peu, il est ennuyé pour Madeleine, il se sent ridicule.
Madeleine, par contre, n’a pas perdu une seule de ses paroles, mais si mon bel imbécile le savait ce ne serait plus un imbécile. Ils ressortent du café enfumé, puis se séparent chacun dans sa direction. Pierre remonte la rue de l’Université, et il se perd, loin de Madeleine.

Du côté des Halles ; le jour commence. Le bruit et la fureur loin du fascisme des colonels grecs. Les livreurs de viande sont plein de sueur et la fatigue leur colle aux mains.
Plus loin, vers l’Ouest, Andrée et Michel dorment ensemble. Andrée se sent bête. Elle est clouée par Michel, elle est seule. Elle écrit bien, de temps en temps, quelque part dans la Manche, une ou deux fois par an. Cela fait deux vieux de plus qui vivent de lettres et d’espoir. Une taupe dans un tunnel de boue, même si, au-dessus, c’est un parterre de roses… Mais « tous les mots n’ont pas plus de sens que le bruit d’un train… * »

(* Antoine)

À suivre.

Caillou, 1967.

Le soleil noir – 5°

Le soleil noir – 5

Tout au long des murs où suinte l’ennui, le long des affiches politiques jaunies aux termes trop précis pour être percutants, ou de publicités trop banales pour être attirantes, la pluie goutte sur la chaussée où s’écoulent les torrents boueux du déluge quotidien. Les voitures, queue à queue, attendent que le feu se décide à passer au vert. Les chauffeurs excédés s’impatientent tandis que la petite bonne du cinquième promène le chien. Sur un air de jazz où un saxo pleure sur un rythme trop lent, les retraités du Café des Sports entament leur belotte habituelle. Le patron lave les verres tout en louchant sur le type qui téléphone, tout au bout du zinc. Celui-ci bientôt, raccroche, paye et s’en va. Au fond, quelques bruits de trains, et de temps à autre le grondement d’une rame de métro. La pluie s’arrête puis recommence, hésite enfin puis doucement s’insinue dans le cou de la demoiselle qui remonte précipitamment la rue et tirant sur la laisse du chien, nommé Rébus !
Au coin du carrefour Yves apparaît. Il marche dans les flaques d’eau, laissant derrière lui tout un flot de senteurs abstraites. Il longe le Café des Sports puis disparaît à l’autre bout. La bonne est remontée dans les appartements.
La rue désertée regarde vers le haut, vers le ciel blanc et sans relief dont on devine la puissance. Œil. Les arbres dénudés s’écorcent. Les chats sont absents. Les chiens, frileux, dorment encore dans les maisons. Rébus s’ennuie. D’ailleurs il n’a même pas eu le temps de pisser confortablement.
Yves remartelle la rue. Entre ces deux passage un mois s’est écoulé. Il pleut toujours.
Madeleine ne travaille plus à l’usine mais dans une boite d’import-export du côté de la République. Elle dort dans un studio partagé avec une collègue de bureau. Le matin elle se lave à l’eau tiède devant une vieille glace noircie par les années. Comme son chemin n’est pas long, elle prend même le temps d’avaler un express dans un bistroquet de la rue René Boulanger.
Jacqueline est toujours à la CODAP. Il y aura demain soir un meeting à la Mutualité pour la Grèce. Tout à l’heure elle en distribuera le tract d’appel à la sortie de l’usine, en espérant que les pro-chinois ne viendront pas !
Andrée a déménagé aussi. Elle loge maintenant rue de la Condamine, dans une petite chambre assez jolie, tapissée de papier journal avec des cageots de fruits comme étagères, un lit recouvert d’une couverture en laine rouge, un tabouret tout noir, une paire de chaussures à côté et une pharmacie au-dessus de la porte. Andrée est pour l’instant absente. Elle ne viendra d’ailleurs pas ce soir. Elle est avec Michel, chez des amis en banlieue ouest. Elle y dormira dans les bras de Michel, qu’elle essaiera de protéger des autres et de lui-même. Michel s’en fout de cette protection. Il ne la réalise même pas. Qu’Andrée soit là et qu’il puisse, quand il le désire, la tenir près de lui, c’est la seule chose qui compte.
La chambre est décorée d’une affiche de Jimmy Hendrix, d’un calendrier jaune et rose et d’un dessin de Michel représentant la prise du pouvoir par les soviets, mais en abstrait. Michel n’est pas communiste, il est con. André le sait mais elle se sait à sa merci. Andrée pleure souvent à cause de lui. Elle travaille toujours comme pionne au lycée. Dernièrement il lui a présenté Pierre qu’il connaissait depuis peu. Andrée a trouvé Pierre jeune, bête et inconscient.

John Coltrane est mort il y a déjà quelques temps, mais il vit encore sur les quais de toutes les Seines du monde. John Coltrane n’a aucun rapport avec cette histoire.

Sophie doit être, je crois, en train de lire « Bonjour tristesse » parce qu’il faut l’avoir lu. Sophie disparaît puisqu’elle n’a plus aucun rapport avec Andrée.

L’orgue de l’église Saint-Jean-des-Tchécoslovaques joue pour Francine qui, incroyante, est venue dans la maison de Dieu pour y jouir de la beauté de cet endroit. Francine est, en ce moment d’un calme redoutable. Elle pense évident que B. revienne, lui revienne un jour. Et puis tout n’est pas mort. Ce n’est pas possible. C’est impossible.

Il fait nuit et les anars collent des affiches rue Saint-Séverin.

Mais tout est mort.

Les tracts de Jacqueline ont échoué dans les caniveaux, à peine lus. Jacqueline ne le sait pas. Elle l’a deviné peut être, mais quelle importance ? Demain soir, devant la Mutualité elle vendra « France Nouvelle ». Elle veut être heureuse !

Les flics pourchassent Yves et ses copains du côté de la Place Maubert et de la Montagne Sainte-Geneviève. Les diables noirs hurlent très fort, les anars sont très contents.

À suivre…

Caillou, 1967

Le soleil noir – 4°

Banlieue nord. La pluie monotone tombe sans arrêt depuis la veille, étalant sur le sol les miroirs instables d’une aube grisâtre. Six ouvriers, deux contremaîtres, un maître-chien et deux jeunes manutentionnaires attendent l’arrivée du bus. Défilé interrompu des phares, des coups de freins, hurlements des vélomoteurs sans pot d’échappement, le décor habituel et inexistant pour les deux jeunes filles qui rêvent encore sous l’auvent de l’abribus. Madeleine et Jacqueline ont froid et leur travail est mal payé, comme la plupart des travaux qui obligent à partir sous la pluie, en banlieue nord.

Les dactylos se lavent, dispersées dans Paris, les unes mariées, les autres chez leurs parents, ou bien encore seules, ou avec des copains, en hôtel ou en pension, avec le transistor ou celui du voisin que l’on entend à travers la paroi. Avec des robes fraîches, coloriées, ou bien noires et fripées, elles s’habillent rapidement puis se pressent dans les escaliers, et courent, vers des métros bondés, des Banques Centrales, des bureaux…

Dans la mansarde, Andrée est réveillée. Elle n’est pas pressée. Pionne au lycée et, pour arrondir des fins de mois difficiles, vendeuse occasionnelle du journal Hara-Kiri, elle regarde par la lucarne, le soleil se lever sur les toits gris et bleus de Paris. La pluie, enfin, s’est arrêtée.

Madeleine est à l’emballage et à l’encliquetage, Jacqueline à la surveillance de la manutention. Elle est communiste et milite depuis plus de cinq ans au Parti. Pas particulièrement jolie, elle est calme, pondérée, réfléchie, confiante en l’avenir, dont elle attend un compagnon et un nouveau monde. Madeleine est plus sombre. Elle est grande, blonde avec un nez retroussé et des yeux bleus et profonds. Elle est aussi sombre que Jacqueline est confiante, mais si elle veut bien vivre, vivre seulement ne l’intéresse pas. Elle parle de la vie comme si elle la connaissait mais elle ne la connaît pas beaucoup et pourtant sa dureté, son pessimisme, ses mots cruels tombent souvent justes.

Pierre et Yves, assis dans une classe sale, suivent le cours de Monsieur Constant Léonard, prof de philo. Yves entend sans écouter, mais il comprendra plus tard. Il est très bon en philo. Il navigue entre Proudhon et Bakounine. Il est chevelu et veut porter la barbe. Comme les autres anars il porte un costume de velours côtelé noir, avec, autour du cou, son vieux foulard violet. Pierre suit plus attentivement les élucubrations compliquées du vieux prof. C’est inutile et sans intérêt, mais cela fait passer le temps. Aujourd’hui il fait beau. Paris est plein de lumière. Tout à l’heure il a rendez-vous avec Jacques dans le petit café de la rue des Abesses où ils ont l’habitude de se voir. Jacques est un ami, (« Les adolescents et l’Amitié », quinze volumes remplis de fadaises inintelligentes, sincères et sentimentales !) Jacques est laid, parle peu, écoute beaucoup, recrute en permanence pour le Parti. Il a une vie confuse, sans direction, sans espoir, mais Jacques, par raison, fait semblant d’espérer. Pierre est déjà dans son sillage.

Quand Michel dort encore, Andrée pense à Michel, et quand Hélène s’éveille à peine, Francine pense à B. et ne sait plus quoi faire

À suivre…

Caillou, 1967.

Le soleil noir – 3°


Pierre à Yves :
« Je voudrais avoir une bagnole pour avoir une femme dedans. Je conduirais. Elle regarderait la route, mais je conduirais, et elle serait heureuse. Seul, je ne veux pas de bagnole. Seul, je veux marcher. Avec elle je ne pourrais pas marcher longtemps. Il me faudrait une voiture pour quand je la rencontrerai. Elle. »

Yves à Pierre :
« Ce que tu es con quand tu parles librement ! Mais ce que tu dis est vrai. »

Pierre rit:
« Comment peut-on vivre sans femme ? Seul on se dessèche. J’ai envie d’une femme pour qu’elle m’aime, me caresse et pour que j’ai quelqu’un qui ait besoin de moi, quelqu’un à rendre heureux, quelqu’un que je caresse et que j’aime. J’ai besoin d’elle. Je ne la connais pas encore, mais qui que ce soit, cette femme me rendra heureux parce qu’elle sera là ! »
Puis il se tait, regarde longuement Yves et brusquement sombre, dit :
« Comment peut-on tromper une femme que l’on aime ? Est ce que c’est tellement important que ça de baiser ? »

Yves :
« J’ai trompé Agnès, quelquefois, il y a quelques temps. J’ai beaucoup de mal à me rappeler le nom de la jeune femme de Caen que j’ai rencontrée il y 6 mois… Pour moi tromper n’avait aucune importance. Je ne le disais pas à Agnès, pensant qu’elle ne pourrait pas comprendre… jusqu’au jour où elle m’a quitté. Il y a quelques jours j’ai dormi chez elle alors qu’il était là dans la chambre à côté, avec elle. Maintenant, j’ai au moins compris une chose c’est que si la personne que l’on aime couche avec une autre, on ne peut pas le comprendre, on ne peut pas l’admettre, on ne peut pas réaliser un fait apparemment impossible, même si, pour l’autre, cela n’a pas d’importance. »

À suivre…

Caillou 1967

Le soleil noir – 2°


B. dort, la tête appuyée contre la vitre, derrière laquelle le paysage obscurci se déroule : une banlieue noire aux petits jardinets, au crépuscule. Francine regarde B. dormir. Son mari est mou et las. Des cernes brillants sous les paupières rondes, il est dépeigné et sa cravate est tirée, laissant le col ouvert sur un cou bien propre. Son costume tombe, les poches en sont déformées par les papiers froissés qu’il accumule. Elle sait aussi que sa boîte d’allumettes est aux trois-quarts remplie de brindilles noircies.
Francine a quarante-cinq ans. C’est une femme en noir, toujours et éternellement en noir jusqu’à ce que noir s’ensuive. Francine sait. Elle voit les lèvres larges s’entrouvrir ; Ses seins sont larges aussi et elle fait l’amour comme femme le fait, et puis elle aime cette chair propre et qui dort.
Elle se lève et ouvre son sac de voyage, prend un tube de rouge à lèvres et se maquille lentement. Sa peau est grasse, moite. Le miroir impitoyable de la fenêtre lui renvoie une image qu’elle déteste. Francine n’est ni belle ni attrayante. Elle est sans charme, sans douceur, sans yeux, sans bouche et sans cheveux. Francine le sait. Elle est sans complaisance, mais elle range ses affaires et réveille l’homme qui dort.
Ils descendent les escaliers glissants. Il l’accompagne au taxi, dont il ouvre la porte : « Je reviens à onze heures, ne prépare pas à dîner pour moi. J’avalerai un sandwich en sortant de l’agence ». Francine sourit. Le taxi s’éloigne. Elle regarde les rues éclairées de Paris. Paris est noir et beau. Elle pleure.

B. va rejoindre Hélène, avenue Marceau.
Elle est jolie et douce et fait ce jour-là un excellent café. S’il pensait que Francine savait, il romprait avec Hélène, mais il ne peut imaginer que Francine sait. Ils se séparent à dix heures. Il allume une cigarette en bas et jette un coup d’œil sur les rideaux entrouverts du quatrième étage. Hélène regarde un peu la télévision tandis que B. invente les détails.
Pendant que Sophie dort au creux de l’épaule d’un sieur Georges , son mari, Andrée rêve habillée, sur le lit de sa chambre, au sixième étage.
Pierre va bientôt se coucher. La dissertation finie, l’âme en repos, le corps tranquille, il fume une cigarette calme et solide.
Dans un local rue Saint-Just les anars sont là. Un nuage de fumée sur leurs vêtements de velours noirs. Yves discourt au milieu d’eux et quand Francine dort, à côté d’elle, B. ronfle bruyamment. Notre colombophile indien vient de regarder longuement une toile de Brueghel. Il est heureux et ne sait pas pourquoi.

À suivre…

Caillou, 1967

Le soleil noir – 1°


Grundage, colombophile indien , à Hélène, perverse et cocasse.
Un monsieur de cinquante ans, déplumé et grandiloquent, pourri mais digne, un vieux type fatigué, dont la lèvre doucement pend, écrit des mots coulants les uns après les autres, signifiant un désespoir certain, mais poli et ô combien droit. Monsieur Grundage aime Hélène, mais il ne se permettrait jamais un écart de langage. Le miroir dans lequel il se voit doit rester aussi calme qu’il le désire, et d’ailleurs il est mort depuis longtemps pour les autres. Un style suranné, des lettres bien déliées, des points sur les i et des barres sur les t, pour un échec en quatre pages. Depuis plus de trente ans que Monsieur Grundage recouvre sa sensibilité des multiples petites saloperies qui ont fait sa richesse, il est bien normal qu’il en ait vieilli.

Hélène est une dame, une dame de 35 ans.
Son rire est acide et beau, son mépris agressif et joyeux. Hélène Duchamp, 32 Av Marceau. Hélène sort de son appartement. Nous sommes jeudi après-midi, et comme tous les jeudis après-midis, elle va visiter sa chère amie Léonie. Elle marche vite sur les trottoirs mouillés, et elle va vers un destin qu’elle trouvera tous les jours, (page .. avec B. son amant). Elle arrive bientôt rue Gay-Lussac. Elle n’est pas belle mais charmante. Elle a su remplacer par un charme sensible, moqueur, intelligent, une beauté fragile qui, assurément, n’aurait pu supporter le moindre vieillissement sans paraître vulgaire. Il va repleuvoir bientôt. Elle ouvre la porte, monte quatre étages, sonne, et Léonie vient lui ouvrir. La porte se referme sur les deux amies. 20 ans d’amitié et de souvenirs communs ; vingt ans de confidences de femmes frivoles et belles, qui se claquent derrière le chêne.

À la sortie du lycée les premières rentrent chez eux. Elles remontent la rue de l’Université, sous la pluie. Il est six heures et la nuit va tomber, lorsque Pierre et Yves rentrent dans un café, dans leur café. Ils dissertent longuement et calmement. La fumée de la pipe de Yves et le café au centre des tasses tournent doucement, alors que, dehors, la foule se presse sous la pluie. La lumière jaune sur l’émail de la table ; sur cette plaque un amoncellement de choses indéfinissables. Pierre écoute Yves. Une jeune fille nommée Clotilde rêve béatement. L’or est fumeux ; le regard est presque neuf.

Il pleut aussi rue de Londres. Andrée assise et écrivant. Un train s’en va Gare Saint-Lazare, emmenant Michel. Andrée pleure et Michel lit. À chaque son, Michel vit. Andrée s’est levée et a écarté les rideaux de la fenêtre. Dehors, et sur la fugue en ré, marchent les petites dactylos de la Banque Centrale. Elles se pressent vers la bouche de métro. Au troisième étage Sophie a allumé le poste de radio : Petit Papa Noël, Le savon Palmolive, le déclic du bouton et le silence rugit. Sophie rêve. Les dactylos ont disparu. La rue déserte et Andrée mouillée se sont endormies.

Pierre remonte le boulevard Saint-Michel. Pierre a 17 ans. Il est neuf de cœur et d’esprit. Il est beau et sans maîtresse. Grand et sensible il s’étonne de son attachement pour Yves. Inquiet aussi de cette dissertation pour le lendemain. Tout en haut du boulevard il tourne dans la rue Gay-Lussac qu’il remonte jusqu’à chez lui. Léonie qui lui ouvre, l’embrasse et lui parle doucement. Heureuse chaque jour que son fils soit aussi beau. Il pose son caban sur un fauteuil du salon, et c’est alors qu’il entend le rire clair d’Hélène qui, confuse, se tait immédiatement. Intimidés, Pierre et Hélène se saluent et parlent, quelques instants de choses vagues et sans intérêt . Puis Pierre s’isole dans sa chambre et s’acharne sur son travail tandis que résonnent les joies d’Hélène et de Léonie. La 2846ème lettre d’un certain Monsieur Grundage est d’un effet comique irrésistible. Dans la rue il fait très froid et l’eau du ciel hurle doucement.

À suivre…

Caillou, 1967.