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Grundage, colombophile indien , à Hélène, perverse et cocasse.
Un monsieur de cinquante ans, déplumé et grandiloquent, pourri mais digne, un vieux type fatigué, dont la lèvre doucement pend, écrit des mots coulants les uns après les autres, signifiant un désespoir certain, mais poli et ô combien droit. Monsieur Grundage aime Hélène, mais il ne se permettrait jamais un écart de langage. Le miroir dans lequel il se voit doit rester aussi calme qu’il le désire, et d’ailleurs il est mort depuis longtemps pour les autres. Un style suranné, des lettres bien déliées, des points sur les i et des barres sur les t, pour un échec en quatre pages. Depuis plus de trente ans que Monsieur Grundage recouvre sa sensibilité des multiples petites saloperies qui ont fait sa richesse, il est bien normal qu’il en ait vieilli.
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Hélène est une dame, une dame de 35 ans.
Son rire est acide et beau, son mépris agressif et joyeux. Hélène Duchamp, 32 Av Marceau. Hélène sort de son appartement. Nous sommes jeudi après-midi, et comme tous les jeudis après-midis, elle va visiter sa chère amie Léonie. Elle marche vite sur les trottoirs mouillés, et elle va vers un destin qu’elle trouvera tous les jours, (page .. avec B. son amant). Elle arrive bientôt rue Gay-Lussac. Elle n’est pas belle mais charmante. Elle a su remplacer par un charme sensible, moqueur, intelligent, une beauté fragile qui, assurément, n’aurait pu supporter le moindre vieillissement sans paraître vulgaire. Il va repleuvoir bientôt. Elle ouvre la porte, monte quatre étages, sonne, et Léonie vient lui ouvrir. La porte se referme sur les deux amies. 20 ans d’amitié et de souvenirs communs ; vingt ans de confidences de femmes frivoles et belles, qui se claquent derrière le chêne.
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À la sortie du lycée les premières rentrent chez eux. Elles remontent la rue de l’Université, sous la pluie. Il est six heures et la nuit va tomber, lorsque Pierre et Yves rentrent dans un café, dans leur café. Ils dissertent longuement et calmement. La fumée de la pipe de Yves et le café au centre des tasses tournent doucement, alors que, dehors, la foule se presse sous la pluie. La lumière jaune sur l’émail de la table ; sur cette plaque un amoncellement de choses indéfinissables. Pierre écoute Yves. Une jeune fille nommée Clotilde rêve béatement. L’or est fumeux ; le regard est presque neuf.
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Il pleut aussi rue de Londres. Andrée assise et écrivant. Un train s’en va Gare Saint-Lazare, emmenant Michel. Andrée pleure et Michel lit. À chaque son, Michel vit. Andrée s’est levée et a écarté les rideaux de la fenêtre. Dehors, et sur la fugue en ré, marchent les petites dactylos de la Banque Centrale. Elles se pressent vers la bouche de métro. Au troisième étage Sophie a allumé le poste de radio : Petit Papa Noël, Le savon Palmolive, le déclic du bouton et le silence rugit. Sophie rêve. Les dactylos ont disparu. La rue déserte et Andrée mouillée se sont endormies.
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Pierre remonte le boulevard Saint-Michel. Pierre a 17 ans. Il est neuf de cœur et d’esprit. Il est beau et sans maîtresse. Grand et sensible il s’étonne de son attachement pour Yves. Inquiet aussi de cette dissertation pour le lendemain. Tout en haut du boulevard il tourne dans la rue Gay-Lussac qu’il remonte jusqu’à chez lui. Léonie qui lui ouvre, l’embrasse et lui parle doucement. Heureuse chaque jour que son fils soit aussi beau. Il pose son caban sur un fauteuil du salon, et c’est alors qu’il entend le rire clair d’Hélène qui, confuse, se tait immédiatement. Intimidés, Pierre et Hélène se saluent et parlent, quelques instants de choses vagues et sans intérêt . Puis Pierre s’isole dans sa chambre et s’acharne sur son travail tandis que résonnent les joies d’Hélène et de Léonie. La 2846ème lettre d’un certain Monsieur Grundage est d’un effet comique irrésistible. Dans la rue il fait très froid et l’eau du ciel hurle doucement.
À suivre…
Caillou, 1967.