Tous les articles par Caillou

Orly

 

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Je me souviens.

À la mi-février 1962 nous sommes partis avec Denise, une de tes amies, dans sa voiture, pour aller chercher ta grand-mère maternelle à l’aéroport d’Orly. Elle était veuve depuis longtemps et avait vécu, dans un minuscule appartement au coin de la place du gouvernement, à Alger, juste en dessous de la casbah. Elle t’écrivait depuis 1952, et presque tous les jours, des lettres de plus en plus difficiles à déchiffrer, et aussi de plus en plus terrorisées par la guerre civile, les attentats, les meurtres. Ta grand-mère que tu appelais Mamichka. Continuer la lecture de Orly

Découper le monde et choisir l’instant

Avant le photographe se cachait sous un drap
Seul témoin d’une image renversée dans le noir
Il découpait son cadre, il prenait une part
Puis, sortant de là-dessous, il choisissait l’instant.
Il était donc le maître de l’espace et du temps.

Ensuite j’ai eu l’œil droit collé dans le viseur
Comme un trou de serrure dans une large porte
Comme un petit tunnel entre moi et le monde
Qui m’isolait de lui en m’en rendant voyeur.
(Le viseur est une chambre qu’un seul regard pénètre !)
Je pouvais censurer, isoler et choisir
Et puis, au bon moment, enfoncer le bouton
et faire une seule photo, ou deux, mais pas beaucoup
C’est moi qui les créaient car elles étaient mon choix.

Maintenant je nous vois faire et c’est à bout de bras
tout en parlant je crois
qu’on vise et qu’on déclenche.
On en prend des milliers d’images numériques
On veut faire ce qu’on veut. On choisira après
(du moins c’est ce qu’on croit !)
On taillera dedans, on changera les couleurs et on recadrera
On veut tout et tout d’suite
Mais c’est le monde qui prend tout ceux qui croient le prendre
Il n’y a plus de choix.

Caillou 22 juillet 2007

BLUES

D’abord, dans un profond silence, les 3 chuintements glissés sur la cymbale et le claquement dur sur le rebord de la caisse claire, une fois, deux fois, trois fois, c’est Jean qui tape, tout seul.

Vient le baoum-bam-baoum, la grosse corde de basse qui donne juste l’écart, l’espace évident entre les tac tac tac et le gros son épais et mat de la caisse, et la basse c’est Pierre.

Enfin, la vibration de la locomotive qui petit à petit mais sans changer de rythme se charge de notes glissées sur les manches des 2 guitares d’Hafid et de Jacques, qui entrent dans la danse.

Puis le premier cri de Marie, les yeux fermées, le corps tendu dans le fourreau noir et sobre, le premier cri de désespoir de celle qui s’est réveillée un matin de déprime, sans boulot, sans drogue, sans espoir, dans un lit de draps sales, dans un lit déserté.

Elle souffle et geint et pleure, elle n’est plus que cette voix portée sur les lignes de son qui montent et montent encore, de plus en plus aigues, qui ne sont pas des notes mais des plaintes accordées. Elle roule dans des éboulis de tristesse ou elle se casse tandis que derrière elle…

Les voix de Claudie et de Jacques, les voix qui l’accompagnent, reprennent les derniers mots, les répètent et les scandent, en font un martèlement, comme un trottoir de plaques noires sous la pluie maintenant évidente des notes qui s’affolent de plus en plus nombreuses. Mais il y a toujours, derrière, le claquement noir et froid de la caisse métallique et des coups de cymbale.

Elle regarde alors le moment clair et net ou la vie va partir, elle a froid dans le dos de l’angoisse éternelle que donne le blues, le vrai, celui de la peur de mourir et de tout voir finir un soir au coin du ghetto des junkies. Elle laisse sur ce temps le solo de guitare, qui donne à cet instant le peu de retenue, les quelques moments juste avant, ce qu’il faudrait pouvoir encore, juste un instant saisir.

Le chœur est là, tout près, il la caresse, la tient, l’accompagne et la laisse partir vers un long monologue de voix brisée, de secret, de soupirs. Elle donne pour ce moment de pure grâce, tout ce qui reste en elle des temps anciens, des temps de soleil et de rires, où elle faisait l’amour où elle avait à ses côtés la vie.

Mais derrière, dans le fond, il y aussi le bruit du métro aérien et les sirènes des voitures de polices. Il y a l’horreur du chômage généralisé et des vieux qui cherchent leur nourriture dans les cageots de légumes pourris à la fin du marché. Elle pleure sur les paumés, elle crie pour les ratés.

Et puis toujours le roulement de la basse, les claques de la batterie, les battements des pieds sur le plancher, les cris, les mains qui battent l’air, les cordes qui se tendent, le bruit noir des amplis. Le son tourne, autonome, sans plus de précision, qu’un vautour dans le ciel. Y’a pas d’oiseaux la nuit.

Tout cela qui la tient, ne la laisse plus partir, enfermée dans une histoire à douze mesures, répétées, relancées, mais qui montent douloureusement vers une fin qui se termine mal. Elle ne domine rien, elle se laisse aller. Les deux voix derrière elle la portent jusqu’au bout.

Marie, maintenant debout sur la pointe des pieds, le doigt qui montre enfin l’ultime, le destin, et pour la dernière fois elle chante, immensément, une dernière note qu’elle tient à bout de souffle tandis que un à un les instruments se taisent et que l’on entend plus que les 3 chuintements glissés sur la cymbale et le claquement dur sur le rebord de la caisse claire.

Caillou. 2007

  • (Texte écrit en pensant beaucoup à Camille chantant La vie la nuit dans le film Les morsures de l’aube. Film de Antoine de Caunes sortie en mars 2001.)

ODALN

Petit soldat dans la prairie
(la houle verte qui ondule)
tirant, poussant dans les ornières
une vielle bagnole ridicule
tes enfants dorment à l’arrière
tu crains la nuit mais la raison
les nuages sombres s’amoncellent
tu souffles en guettant l’horizon
mais enlisée jusqu’aux ridelles
tu vas dormir ici, cette nuit.

Les enfants ne doivent pas savoir
que tout autour dans l’univers
c’est froid et dur, bientôt l’hiver
viendra recouvrir la prairie
d’un blanc très pur, blanc de la mort
que tu repousse en gueulant fort.
Tu ris, tu pleures, tu chantes, écris
certains te croient un peu poseur
mais moi je sais que tu as peur
que tu crie seule dans le noir

Alors c’est ta voix haut perchée
tes mots qui tuent et qui rejettent
tes colères jamais enterrées
qui font fuir les types en chaussettes
Tu prend beaucoup, tu donnes un peu,
mais jamais tu ne t’abandonnes
faudrait pouvoir pour te garder,
aimer et jouir sans dominer
être dur et tendre à la fois
être un homme vrai, mais libéré.

Quand tu es belle comme un camion
chargée d’explosifs et hurlante
lancée dans la plus grande pente
et dont les freins vont se lâcher
moi qui suis roi des savonnettes
vague chanteur de salle de bain
j’aimerais dès fois poser ma main
sur ta joue d’ancienne punkette
et te dire que je t’aime bien
en maîtrisant mon émotion
(pas laisser glisser les violons)

Te dire que je crois te connaître
même si je me trompe peut-être
que je t’aime comme un vieux copain
on peut manger le même pain
je peux pousser ma poésie
derrière la bagnole ridicule
(la houle verte qui ondule)
petit soldat dans la prairie.

Caillou Juin 2007

olympiezeus

Dessin: L’entrée du temple de Zeus à Olympie.

LE PORTABLE

– Où ais-je encore foutu mon portable ? À chaque fois que je me barre je passe une heure à le chercher partout ! Comme si je ne pouvais pas le ranger à chaque fois sur la commode… Mais quel con je suis!
Il tournait en rond dans le salon, cherchant du regard sur les étagères, sur la tablette, puis fit tout le tour de l’appartement, mais rien ! Le boitier était introuvable.
– Si je ne l’avais pas éteint je vais me téléphoner pour l’entendre sonner et je saurais où il est!

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LA TERRE

Dunes immenses aux ciels d’étoiles
Terre d’argile au front buté
Prairies vertes comme des pommes
Jungles aux lanières entortillées.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Steppes sifflantes des chevaux
Marais que tend l’infini
Jardins ouvriers, caillebottis
Rizières en forme de tapis.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Cîmes folles enneigées
Vallées qu’on ne peut atteindre
Pâturages oubliés
Sous des ciels qu’on pourrait toucher.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Déserts crissants des cailloux
Petits sillons sous les dattiers
Avec le bruissement des palmes
Et le gargouillis du ruisseau.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Rivages calmes aux lignes pures
Sous le souffle du vent et des vagues
Survolés des grands oiseaux blancs
Immobiles dans un ciel d’azur.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Il la travaille mais d’autres en vivent
D’autres qui ne viennent jamais
Propriétaires, spéculateurs
Colonialistes et exploiteurs.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Et la terre n’a pas de frontières
Seuls les rois les ont créées
Si les états se font la guerre
C’est leur seule raison d’exister.

L’homme a les deux pieds sur terre
Il la frappe de ses souliers.

Paysans sans terre du Brésil
Du Bangladesh et puis d’ailleurs
Peuple sans terre, Tibétains
Palestiniens, Kurdes, et tant d’autres

Les hommes ont les pieds sur terre
Et ils veulent la liberté.

olivier

  • Caillou, le 20 mars 2002… en Mauritanie,
    L’olivier est lui de Mystra, en Grèce, en juin 2006.

Sur la route de Détroit

De l’aut côté d’la route y’avait les bureaux d’la compta
Sam, le chef d’atelier t’a gueulé : allez l’négro, tu y vas
par dessus l’bruit des machines et des camions sur la route de Détroit

T’as pris ta vieille casquette, tu t’es retourné vers moi
et avec un p’tit sourire tu m’as dit : à la prochaine fois
par dessus l’bruit des machines et des camions sur la route de Détroit

Le premier qui t’a fauché t’a traîné jusqu’au petit bois
Les suivants t’ont écrasé, ils ne te voyaient même pas
J’ai vu qu’il y avait ton sang tout le long de la route de Détroit

Avec un livreur qui partait vers le nord, je m’suis tiré de ce sinistre endroit
Dans sa radio un vieux blues de Mayall me parlait même un peu de toi
Y m’disait que partout où j’irais j’t’emmènerais aussi avec moi.

(Sur le blues : The Death of J.B. Lenoir, de John Mayall)
Caillou. 2005

Le trou dans le mur


Après le rond-point de L., la 4 voies s’enfonce entre deux murs de briques rouges. Elle est bordée ainsi sur plusieurs centaines de mètres, après un long virage, et ce n’est qu’à l’entrée de M., quand je passe sous le pont, que le mur qui file à droite s’interrompt brusquement puisqu’il tourne alors et longe la route de M. Il en est ainsi sur presque tout le pourtour de la ville. Derrière ces parois « antibruit » on voit parfois les hauts d’immeubles sales où s’entassent plus de 25 000 personnes.

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Mon Mai 68, L’Hôtel-Dieu

À l’heure où tout le monde y va de son cinquantenaire, je me permets de ressortir de mes cartons ce souvenir. C’est mon Mai 68 à moi…

lhotel-dieu

C’est une salle très large, très haute, compartimentée en boxes de deux lits. Il y a un couloir qui la traverse tout entière, de la porte d’entrée à la grande verrière de l’autre côté. Et puis des armoires en ferraille qui isolent, mais pas vraiment, des espaces éclairés par les immenses fenêtres à petits carreaux.
Tu es dans le premier lit à droite.

À côté de toi, il y a une vieille femme qui dort ou somnole, la bouche ouverte, elle a des poils sur le menton et des yeux enfoncés. Est-ce qu’elle souffre encore ? Est-ce qu’elle le sait? Est-ce qu’elle sent la douceur du soleil, un peu voilé, qui repose sur la couverture blanche des Hôpitaux de Paris? Tu me regardes m’approcher doucement vers le pied de ton lit.

Dehors, on entend les cris de la manif qui passe. Quelqu’un a ouvert une fenêtre. On entend hurler: « Libérez nos camarades ! Libérez nos camarades!». Ce n’est pas encore de l’histoire, cela le deviendra. C’est pour l’instant du temps présent, un bouleversement que je crois permanent, qui ne sera que fugitif.

Tu me regardes et tu me souris. Tu es sans forces, tu n’es plus qu’un objet que l’administration a posé là, en attendant de savoir ce qu’on peut faire. Je te croyais indestructible, et c’est la pleurésie, revenue de Suisse, qui t’arrache à ton emploi du temps pour t’obliger à l’immobilité et à l’attente.

Tu me regardes et tu te marres, mais juste un peu, sans faire trop bouger ce qui t’élance, ce qui te tire et que tu mets toute ton énergie à assoupir. Tu es allongée et je ne te vois même pas de livre, toi qui lis tout le temps. «Je savais bien que tu y serais » Tu parles doucement, dans un souffle. Je me penche. «Je me doutais bien que tu allais revenir à toute vitesse….» Tu m’embrasses en me tenant par les épaules. Moi je suis gauche, maladroit, d’un pied sur l’autre. « Pourquoi tu ne m’as pas écrit? J’ai appris en rentrant qu’ils t’avaient emmenée à l’hôpital… »

Ton appartement minuscule avec Bata, ton père et son chien, et ton absence, incroyable un matin à 6 heures 30 ! Les voilà seuls tous les trois pour aller faire les courses et la tambouille, la lessive et le ménage. Nous voilà seuls sans toi qui faisais le pivot, le rancard, le point fixe, mais aussi tout le reste, courant entre le bureau et l’Uniprix de la rue Réaumur, les factures à payer, les lettres à terminer, les amies perdues de vue, les passions sans temps morts.

Cela fait 2 jours que je n’ai dormi qu’à la sauvette, sur une banquette de bagnole prise en stop en Auvergne, à l’arrière d’un camion qui remontait sur Paris et qui m’a laissé Porte d’Orléans, près du périphérique. Quelques heures volées dans l’arrière-salle du café de la rue des Fossés Saint- Jacques avant qu’on ne s’élance dans la masse compacte et noire des flics à pèlerine caoutchoutée.

«Cela n’aurait servi à rien, tu étais loin, et qu’aurais-tu pu faire de plus ?» Et c’est vrai que Bata a dû téléphoner, ne pas s’affoler, s’occuper des papiers, prévenir le patron. Qu’est-ce que j’aurais fait de plus moi qui ne suis plus que de passage à la rue Saint-Sauveur. Moi qui peine à grandir… Tu es tellement consciente de mon inconscience. Tu te mets toujours à la place des autres, jusqu’à ce qu’ils te bouffent. Et puis, pour une fois, c’est toi qui craques.

Les valides se sont agglutinées sur le rebord de la fenêtre. C’est dehors que cela se passe. La vie, la vraie vie, elle est en train de défiler sous leurs fenêtres. Elles se sont toutes retournées quand je suis entré. Leurs regards sont armés. Et moi qui suis beau – quand je me revois sur les photos je ne me reconnais plus depuis si longtemps – et sérieux, moi qui me prends au sérieux, moi qui suis du dehors, de la foule, des espoirs insensés et pourtant croyables, à portée de main, «Ce n’est qu’un début, continuons le combat !», moi qui suis en train de tendre l’oreille pour suivre la manif, moi qui sais qu’il faut que je reparte, et toi qui me souris et qui me souffles: «Allez, vas-y, fous le camp, ils ne t’attendront pas !»

Je ne crois même pas m’être assis. J’ai filé. J’ai refermé la porte de la salle de l’Hôtel-Dieu et cet instant de quelques minutes, volé à l’affrontement historique entre le futur et le monde ancien – « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! » – m’est reste coincé dans la gorge, au point qu’il est toujours vivant, alors que le temps de l’utopie est mort depuis des décennies.

Plus tard, en août, dans un sanatorium des Alpes, tu me diras que le silence qui avait suivi mon départ t’avait vengé des remarques et des commentaires de ces vieilles femmes haineuses à leurs fenêtres. Tu me diras que tu étais avec moi, partout. Que nous avions bien raison de ne pas nous satisfaire de cet ennui sans fin du gaullisme et des politiciens.

Plus tard, bien plus tard, tu iras rejoindre le camp des disparus et me laisseras seul avec le regret de Mai 68, de ma jeunesse et de ma mère.

Caillou
Texte paru dans l’Agenda 2005 des Passés Simples
7mai1968sepia

Photographie de la manifestation du 7 mai 1968 traversant la Seine juste après être passée devant l’Hôtel-Dieu. Elle est parue dans France-Soir. Je n’en connais pas le photographe. Si vous le connaissez faites en part.