Le jeune homme était très pâle.
Il avait, sur l’œil droit un gros morceau de coton qui tenait avec du sparadrap. Il est entré dans la pharmacie du quartier. On a entendu l’aigre petit bruit de la clochette. Il n’y avait personne. Le soleil rasant de fin d’après-midi faisait dorer les fioles sur les rayonnages. Le silence revint sur l’écho des dernières notes aigues qui se figeaient doucement. Il s’est avancé vers le comptoir. Il a toussoté et demandé :
– Il y a quelqu’un ?
De l’arrière-boutique la patronne apparut. C’était une grosse dame en blouse blanche qui donnait toujours le visage de celle que l’on dérange, bien coiffée, bien poudrée, bien parfumée, mais avec un cou flasque qui ondulait quand elle disait non, un regard sévère, des grosses poches sous les yeux.
– Bonjour.
– Bonjour, madame. C’est pour des médicaments.
Le jeune homme présenta son ordonnance.
Elle lut lentement les pattes de mouches du praticien.
– Et, pour le prélèvement, vous avez l’ordonnance de votre médecin ?
– Je vous l’ai donnée c’est en dessous.
– Oh, pardon excusez-moi.
Elle ne lisait pas vite. Elle avait le doigt qui suivait la ligne. Puis elle partit chercher les 2 boîtes de Sponsfan et le tube de Glinicol. Enfin elle se mit à taper sur le clavier de l’ordinateur.
– Carte vitale ? Vous avez une mutuelle ?
Il lui tendit le rectangle de plastique vert, mais il ne répondit pas. Elle leva le nez qu’elle avait puissant.
– Vous n’avez pas de mutuelle ?
– Non, pas encore. Je suis en CTP à la Scofadec. J’espère qu’ils me donneront la mutuelle en janvier mais d’ici là je n’ai pas de mutuelle.
Elle le regarda, dubitative.
– C’est quoi le CTP ?
– C’est un Contrat Très Précaire qui exonère de charges l’employeur et lui permet de toucher le salaire de l’employé. Celui-ci continuant à percevoir ses allocations de chômage, s’il en avait encore, mais je n’en ai plus. Par contre un CTP cela permet d’espérer au bout de 6 mois un CPE, puis au bout de 2 ans un CDD.
Il y eut un silence.
– Mais avec un CTP, je ne peux pas avoir de mutuelle…
– Donc vous avez la CMU ? La couverture maladie universelle?
– Hélas non, car je ne suis plus au chômage, donc je n’y ai plus droit.
La pharmacienne haussa les épaules.
– Les 2 boîtes de Sponsfan et le tube de Glinicol, cela vous fait 87 € et 34 cts. La sécurité sociale vous en remboursera 17% soit 14, 84 €. Donc il reste 72,5 €. Vous réglez comment ?
Le jeune homme très pâle sortit son porte-monnaie et paya la somme demandée.
– J’avais prévu. J’économisais depuis mars. La santé, il ne faut pas rigoler avec ça.
– Vous avez bien raison cher Monsieur, dit la pharmacienne, en encaissant la monnaie du jeune homme, puis elle lui tendit le sac en plastique.
– Bon pour le prélèvement, votre médecin indique que le sang est bon. Si vous voulez me suivre, nous allons juste au laboratoire qui est à côté. Elle ferma la porte de la pharmacie après avoir placé un petit panneau sur la porte « Je reviens dans quelques minutes ».
De l’autre côté du centre commercial, elle le fit entrer dans un hall tout blanc où une jeune femme les reçut.
– Annie, bonjour, pouvez-vous prélever ce monsieur au titre de la franchise médicale ?
– Tout à fait. Jeune homme si vous voulez me suivre…
Il s’allongea sur le divan d’examen et elle le piqua sur une veine, puis elle posa le petit tube et le prélèvement commença. La machine ronronnait. La demoiselle s’assit quelques instants à côté du jeune homme pâle et elle lui demanda si cela se passait bien,.
– Oui, oui, ne vous inquiétez pas.
– De toute façon c’est bientôt fini. Pour l’année 2012 la loi a fixé la franchise à médicale à 10%. C’est généreux car, pour vous, cela ne fait que 300 ml de sang.
Le jeune homme ne disait rien.
– Vous n’avez pas mal ? Quand je pense qu’au début de la franchise médicale, en 2008, c’était 50 centimes par ordonnance, par acte et 2 € par transport ! Cela a drôlement augmenté !
Il remua un peu la tête puis il lui dit
– Non, l’aiguille, je ne la sens pas, mais j’ai déjà eu un prélèvement pour payer le médecin et j’ai très mal à l’œil.
– Votre médecin vous a pris de la cornée ?
– Oh juste un peu. Il m’a dit que la douleur passerait très vite.
L’infirmière retira l’aiguille et lui mit un petit bout de coton sur l’intérieur du coude.
– Voilà, vous tenez serré et je vais vous mettre un sparadrap.
Elle cacheta la poche et posa dessus une étiquette.
– Remarquez que grâce à ce gouvernement de Monsieur Sarkosy et l’instauration en 2010 des prélèvements sur les malades pour boucher le trou de la sécu, celui-ci sera bientôt comblé. C’est bien. Vous ne trouvez pas ?
– Certainement. D’autant plus qu’il y a de moins en moins de malades vivants.
Et le jeune homme, pâle, avec son coton sur l’œil et 300 ml de sang en moins s’en alla, soulagé d’avoir, malgré sa maladie pulmonaire pu contribuer à combler cet horrible déficit.
Caillou. 31 décembre 2007