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Franchise médicale (en 2012!)

Le jeune homme était très pâle.

Il avait, sur l’œil droit un gros morceau de coton qui tenait avec du sparadrap. Il est entré dans la pharmacie du quartier. On a entendu l’aigre petit bruit de la clochette. Il n’y avait personne. Le soleil rasant de fin d’après-midi faisait dorer les fioles sur les rayonnages. Le silence revint sur l’écho des dernières notes aigues qui se figeaient doucement. Il s’est avancé vers le comptoir. Il a toussoté et demandé :
– Il y a quelqu’un ?
De l’arrière-boutique la patronne apparut. C’était une grosse dame en blouse blanche qui donnait toujours le visage de celle que l’on dérange, bien coiffée, bien poudrée, bien parfumée, mais avec un cou flasque qui ondulait quand elle disait non, un regard sévère, des grosses poches sous les yeux.
– Bonjour.
– Bonjour, madame. C’est pour des médicaments.
Le jeune homme présenta son ordonnance.
Elle lut lentement les pattes de mouches du praticien.
– Et, pour le prélèvement, vous avez l’ordonnance de votre médecin ?
– Je vous l’ai donnée c’est en dessous.
– Oh, pardon excusez-moi.

Elle ne lisait pas vite. Elle avait le doigt qui suivait la ligne. Puis elle partit chercher les 2 boîtes de Sponsfan et le tube de Glinicol. Enfin elle se mit à taper sur le clavier de l’ordinateur.
– Carte vitale ? Vous avez une mutuelle ?
Il lui tendit le rectangle de plastique vert, mais il ne répondit pas. Elle leva le nez qu’elle avait puissant.
– Vous n’avez pas de mutuelle ?
– Non, pas encore. Je suis en CTP à la Scofadec. J’espère qu’ils me donneront la mutuelle en janvier mais d’ici là je n’ai pas de mutuelle.

Elle le regarda, dubitative.
– C’est quoi le CTP ?
– C’est un Contrat Très Précaire qui exonère de charges l’employeur et lui permet de toucher le salaire de l’employé. Celui-ci continuant à percevoir ses allocations de chômage, s’il en avait encore, mais je n’en ai plus. Par contre un CTP cela permet d’espérer au bout de 6 mois un CPE, puis au bout de 2 ans un CDD.
Il y eut un silence.
– Mais avec un CTP, je ne peux pas avoir de mutuelle…

– Donc vous avez la CMU ? La couverture maladie universelle?
– Hélas non, car je ne suis plus au chômage, donc je n’y ai plus droit.
La pharmacienne haussa les épaules.
– Les 2 boîtes de Sponsfan et le tube de Glinicol, cela vous fait 87 € et 34 cts. La sécurité sociale vous en remboursera 17% soit 14, 84 €. Donc il reste 72,5 €. Vous réglez comment ?
Le jeune homme très pâle sortit son porte-monnaie et paya la somme demandée.
– J’avais prévu. J’économisais depuis mars. La santé, il ne faut pas rigoler avec ça.
– Vous avez bien raison cher Monsieur,
dit la pharmacienne, en encaissant la monnaie du jeune homme, puis elle lui tendit le sac en plastique.
– Bon pour le prélèvement, votre médecin indique que le sang est bon. Si vous voulez me suivre, nous allons juste au laboratoire qui est à côté. Elle ferma la porte de la pharmacie après avoir placé un petit panneau sur la porte « Je reviens dans quelques minutes ».

De l’autre côté du centre commercial, elle le fit entrer dans un hall tout blanc où une jeune femme les reçut.
– Annie, bonjour, pouvez-vous prélever ce monsieur au titre de la franchise médicale ?
– Tout à fait. Jeune homme si vous voulez me suivre…

Il s’allongea sur le divan d’examen et elle le piqua sur une veine, puis elle posa le petit tube et le prélèvement commença. La machine ronronnait. La demoiselle s’assit quelques instants à côté du jeune homme pâle et elle lui demanda si cela se passait bien,.
– Oui, oui, ne vous inquiétez pas.
– De toute façon c’est bientôt fini. Pour l’année 2012 la loi a fixé la franchise à médicale à 10%. C’est généreux car, pour vous, cela ne fait que 300 ml de sang.

Le jeune homme ne disait rien.
– Vous n’avez pas mal ? Quand je pense qu’au début de la franchise médicale, en 2008, c’était 50 centimes par ordonnance, par acte et 2 € par transport ! Cela a drôlement augmenté !
Il remua un peu la tête puis il lui dit
– Non, l’aiguille, je ne la sens pas, mais j’ai déjà eu un prélèvement pour payer le médecin et j’ai très mal à l’œil.
– Votre médecin vous a pris de la cornée ?
– Oh juste un peu. Il m’a dit que la douleur passerait très vite.
L’infirmière retira l’aiguille et lui mit un petit bout de coton sur l’intérieur du coude.
– Voilà, vous tenez serré et je vais vous mettre un sparadrap.
Elle cacheta la poche et posa dessus une étiquette.
– Remarquez que grâce à ce gouvernement de Monsieur Sarkosy et l’instauration en 2010 des prélèvements sur les malades pour boucher le trou de la sécu, celui-ci sera bientôt comblé. C’est bien. Vous ne trouvez pas ?
– Certainement. D’autant plus qu’il y a de moins en moins de malades vivants.
Et le jeune homme, pâle, avec son coton sur l’œil et 300 ml de sang en moins s’en alla, soulagé d’avoir, malgré sa maladie pulmonaire pu contribuer à combler cet horrible déficit.

Caillou. 31 décembre 2007

La messe de minuit est à 9h30

La feuille de papier blanc était punaisée sur la porte de l’église neuve.
Lucienne remonta le col de son manteau car il faisait froid ce soir. En repartant chez sa fille, ce n’était pas loin, elle achèterait le pain de seigle oublié pour les huîtres. La boulangerie de la place n’avait pas désempli de toute la journée et la petite vendeuse était complètement fripée mais il y avait, ce soir, toujours autant de monde. La vieille dame attendit son tour puis elle repartit dans le vent de cette soirée de Noël. Dans l’après-midi, elle était allée avec Juliette et les enfants faire les derniers achats dans une grande surface de la périphérie. Les deux garçons se chamaillaient à l’arrière de la voiture. Ils hurlaient, et les menaces de suppression de cadeaux n’y faisaient rien. Leurs courses faites, la mère et la fille n’avaient pas retrouvé les enfants au moment du passage aux caisses. Elle était retournée, seule, dans la cohue indescriptible du magasin et ne les avait retrouvés qu’au bout d’une demi-heure, au rayon des jouets, tapant sur les manettes des consoles en démonstration.

Elles avaient mis la table et tout préparé. Sauf les huîtres bien sûr que son gendre ouvrirait en rentrant de son travail. La maison était décorée, le sapin a ses guirlandes et les petites étoiles multicolores brillaient aux fenêtres. Cela ne ressemblait pas aux Noëls de son enfance mais c’était Noël quand même. L’important c’est qu’ils soient heureux et qu’elle s’en retourne après-demain retrouver son petit appartement de la banlieue bordelaise. Elle est rassurée sur ce qui lui reste de famille maintenant que Gérard est parti.

À table, ils se sont disputés. Les parents de son gendre soutiennent l’UMP et entendent bien le faire savoir, même pour les repas de famille. « La gauche a ruiné le pays ! » c’était déjà le refrain quand ils ont attaqué les hors d’œuvres, « tous les chômeurs sont des fainéants » à l’apparition de la poularde. Lucienne ne les écoutait pas trop et regardait Juliette, qui essayait de garder son calme. C’est quand ils ont entamé le chapitre « Les fonctionnaires sont des parasites » que sa fille, infirmière à l’hôpital de R. n’arriva plus à se maîtriser. Elle se mit à répondre de plus en plus violemment aux agressions de ses beaux-parents. Le gendre lui faisait les gros yeux. Peu habitué à être contredit, le beau-père devenait tout rouge…

Les enfants étaient partis jouer à l’ordinateur.

D’un coup tout le monde se mit à crier, le vin aidant.
Lucienne ne disait rien. Que pouvait-elle y faire ? Elle n’avait plus rien à dire et le soutien muet que lui demandait le regard de sa fille, elle ne pouvait pas le lui donner. Non pas qu’elle eut changé d’avis sur la bêtise et l’égoïsme de la droite, mais elle ne se sentait plus le droit de critiquer le présent. Après le décès de Gérard elle s’était, en permanence, tournée vers le passé. Alors leurs cris lui paraissaient bien dérisoires. Ah si son mari avait été là il aurait fait taire ce gros type congestionné et ses vérités de bon sens qui puaient le mépris des pauvres et l’arrogance de la petite bourgeoisie. Mais Lucienne n’entendait plus les autres s’engueuler.

Elle aurait aimé aller à la messe, mais comme dans son enfance, à minuit. Lorsqu’il y avait de la magie, à rester éveillée puis à aller, dans la neige crissante, jusqu’à la petite église du village, pour, après, s’en retourner bien vite se réchauffer à la maison, et tremper des langues de chat dans un grand bol de chocolat, en rêvant aux cadeaux que la nuit apporterait.

Dans son enfance beaucoup d’enfants n’avaient pour seul cadeau de Noël qu’une orange ou un chocolat en papillote. Les gens de droite auraient dit : « qu’ils n’en étaient pas plus malheureux pour autant » tandis qu’ils gavaient leurs propres enfants de jouets multicolores, de poupées, de trains électriques et de boîtes de construction. Mais c’était vrai que les enfants des pauvres s’émerveillaient devant de si pauvres cadeaux et qu’ils ne s’émerveillent plus aujourd’hui. Mais son enfance n’existait plus, depuis longtemps. Ni nostalgie, ni amertume, ni rébellion…

Dans son enfance, le peuple mangeait mal et les repas étaient peu variés. Patates, pâtes, riz, un peu de légumes et très peu de viande, sauf le dimanche à midi. Dans sa famille, ils se méfiaient des aliments car il n’y avait pas de réfrigérateur. Le lait tournait. Le beurre était rance. Les ouvriers mouraient tôt et souvent sans atteindre l’âge de la retraite. Tuberculose, alcoolisme, silicose, tétanos, poliomyélite, même les petits enfants disparaissaient. Dans son enfance on se soignait mal. Le médecin coûtait cher. La maladie était un drame car l’argent des salaires ne rentrait plus. Et les ouvriers étaient très mal payés ! Plus de la moitié du salaire payait tout juste l’alimentation.

Dans son enfance c’était dur. Tout était cher, injuste et tout se gagnait en travaillant durement. Dès quatorze ans lorsqu’elle était entrée à la filature, en 1947, elle savait déjà que sa vie serait pénible. Contre les chefs, contre les cadences, contre les patrons. Elle y avait aussi trouvé de la solidarité, le coude à coude avec les copines, le syndicat, toutes ces bagarres menées pour arracher des augmentations de salaires, un peu de confort. Elle se souvenait de son mariage avec Gérard, le secrétaire de la fédération de la métallurgie, leur emménagement dans l’appartement HLM de Talence, sa première salle de bain. Puis ce furent des années de bonheur, les enfants, les copains…

Lucienne était partie bien loin de Noël. Elle jouait machinalement avec l’étain et le muselet du bouchon de champagne bu en entrée. Juliette réalisa que sa mère n’écoutait plus personne. Ce n’était pas qu’elle soit si vieille, mais la perte de Gérard l’avait faite d’un coup basculer dans un autre monde, celui de la solitude et du repliement sur soi. Alors Juliette se leva et fit tinter sa petite cuillère contre une bouteille vide, ce qui fit revenir le silence et les enfants : « Et si on ouvrait les cadeaux ? » Les deux petits garçons applaudirent et se précipitèrent sous le sapin pour prendre les mystérieux paquets colorés et enturbannés et les offrir à chacun.

Juliette se rapprocha de sa maman et elle était derrière elle quand Lucienne, au milieu du brouhaha général, des cris de plaisir et des remerciements ouvrit tout doucement son cadeau.
C’était un livre, un vieux livre trouvé par hasard chez un bouquiniste : « L’histoire du mouvement syndical des métallurgistes de Gironde » et sur la couverture il y avait Gérard.
Il portait ce costume acheté, elle s’en souvenait, à l’occasion du sixième congrès fédéral. C’était son seul costume et il l’avait gardé toute sa vie. C’était même le costume dans lequel elle l’avait enterré l’été dernier, à la fin de cette saloperie de cancer.

Lucienne chercha des yeux sa fille. Juliette la prit dans ses bras. Lucienne se mit à pleurer, tout en s’excusant. Juliette la serrait très fort. Elle lui murmura dans l’oreille « Joyeux Noël, maman ».

Caillou. 24 décembre 2007

Le Père Noël tient bon !

Quelle horreur ces gosses !

Ils doivent être une bonne trentaine dans la file d’attente, tenant la main de leurs parents. Et comme c’est l’heure de pointe, le milieu d’après-midi du samedi, je vois du coin de l’œil la file qui s’allonge au fur et à mesure. À chaque fois quelque quatre à cinq minutes de mise en place, placer le bambin sur la cuisse droite, parler pour l’empêcher de hurler à la mort à chaque fois qu’il me regarde, lui susurrer des conneries à l’oreille… le forcer, tout en restant calme et gentil, à regarder l’objectif, rassurer du regard la maman attendrie qui nous a lâché son petit trésor, attendre que Paul ait rectifié son éclairage… puis recommencer.

Heureusement que je reste assis mais qu’est ce qu’il fait chaud sous ces lampes flashs, habillé, comme je le suis d’une vieille couverture rouge râpée, bordée d’une soi disant fourrure, en coton blanc, pas lavée depuis plus de 10 ans ! Ce n’est pas propre ce boulot, avec cette horrible barbe blanche qui gratte et qui tombe très souvent, tirée par les gamins curieux. Car certains ne sont pas du tout effarouchés. Ils veulent bien se laisser faire, mais juste pour voir si ma barbe est réelle ! Quelle horreur ces gosses !

J’ai accepté ce job que me proposait Paul juste pour gagner 500 € et pouvoir offrir quelques cadeaux à Julien quand nous irons manger au petit restaurant vietnamien le lendemain de Noël à midi. Julien, c’est mon seul espoir dans ce trou du chômage sans fin, du RMI, de la chambre de bonne à 450€ le mois, et de la solitude depuis deux ans qu’Hélène m’a quitté. J’espère au moins qu’elle me laissera mon fils pour la journée ! Juste une journée avec mon petit garçon de douze ans, pour oublier, pour faire comme si tout allait bien et que je n’en étais pas réduit à faire le père Noël pour les enfants des autres. Plus que onze jours à tirer. Et sans une goutte d’alcool ! C’est promis Pierre ? Tu tiens bon !

Tiens ! Je l’ai déjà vu celui-la ? Une bouille toute ronde avec la frange blonde bien droite sur le front. Il me dit quelque chose ? Quel âge il a ? 6 ans ? Il croit encore au père Noël ? En tout cas il ne me regarde pas et fixe bien droit l’objectif du Yashica de Paul. Du coup je cherche dans la foule qui nous entoure qui accompagne ce petit garçon. Et là, d’un coup je le vois ! Dans son manteau de loden vert, bien chaud, avec la chevelure floue qui passe sur les oreilles, la petite moustache bien taillée, les lunettes rectangulaires et fines : « cela fait plus sérieux pour donner confiance au client, mon cher Pierre ». Ce n’est pas vrai ! C’est Louis, mon ancien chef des ventes !

C’est ce type qui m’a fait licencier il y 2 ans ! Je le revois minaudant devant Monsieur Gérard : « Pierre n’est plus à la hauteur des objectifs que nous nous sommes fixés ! depuis son divorce, il n’est plus motivé. Je ne veux plus de lui dans mon équipe ». Et le patron qui me regardait d’un air sévère. Ils m’ont foutu à la porte avec 2 mois d’indemnité et tout est parti en quelques mois, livres, meubles, appartement, bagnole… J’ai tout perdu, Il ne peut pas me connaître avec la fausse barbe et la capuche. Et c’est tant mieux. Aucune envie de lui serrer la main à ce type. Sans lui je n’aurais pas tout perdu. Car j’ai, en 2 ans, tout perdu, et même l’honneur, vu que c’est là que je me suis mis à picoler sérieusement. Soit, j’avais déjà, avec le départ d’Hélène et la garde de Julien (accordé un week-end par mois), bien entamé la chute bière, apéro, pinard, digestif, petit porno en solitaire. Mais j’aurais pu remonter la pente tant que j’avais du boulot.

Alors ce gosse qui repart et dont il prend la main c’est son fils ? Louis discute avec mon photographe, prend sa carte. Il doit repasser lundi pour chercher la photo encadrée. Pendant que je hisse la fillette suivante, lui souriant comme je peux, juste avec les yeux, je me demande où j’ai bien pu voir le visage du petit blond précédent. Et brusquement je réalise. Photo ! C’est sur une photo ! Ce gamin, c’est lui qui sourit à côté de Julien sur la photo que mon fils m’a envoyé, en septembre dernier, après ses vacances à Porquerolles. Cette photo punaisée au-dessus de mon lit et que je regarde très souvent. Mon fils y est souriant et tout bronzé, tandis que son copain, ce petit de 6 ans que je viens de prendre sur mes genoux, est plus songeur et réservé. Ainsi ils se connaissent avec mon fils ?

À la pause, à 18 heures, je me suis changé dans le couloir des toilettes, dans la galerie marchande de la grande surface. J’ai été faire quelques courses. Il me fallait du pain, du fromage et des fruits. Je suis donc allé dans les rayons et c’est en me dirigeant vers les caisses, que j’ai vu, de côté, Hélène qui poussait son caddy vers sa caisse. Elle ne m’avait pas vu. Juste au moment où j’allais repartir vers le fond du magasin, j’ai aperçu mon fils qui arrivait en courant, accompagné du petit blond et aussi de Louis. Ils avaient tous les trois l’air tellement heureux et excité, tenant des grandes boîtes multicolores. Hélène, qui avait déjà placé quelques articles sur le tapis, s’est retournée vers eux. Elle semblait contente. Je ne l’entendais pas, mais je compris qu’ils étaient tous les quatre heureux d’avoir eu le temps de prendre la décoration de Noël, qu’ils avaient failli oublier.

J’étais là avec mon sac en plastique bleu. J’avais envie de pleurer.

Il ne fallait surtout pas que Pierre me voie. Je suis reparti vers l’autre sortie et je suis passé rapidement par une caisse rapide de moins de dix articles. Quelques minutes plus tard j’avais repris ma place de Père Noël. Les enfants me firent fête en applaudissant. Et le travail recommença tandis que faire semblant d’être gentil, vieux, et aimant les petits-enfants, me faisait ravaler mes larmes.
Ils passèrent tous les quatre devant le stand. Le petit me montrait du doigt à mon fils en lui racontant qu’il avait été pris en photo avec ce vieux bonhomme. Pierre souriant me jeta un coup d’œil. Bien sûr, il ne pouvait pas reconnaître son père dans ce déguisement. Et tout était bien.

Le lendemain matin, je pus dormir toute la matinée dans ma chambre glaciale. Le magasin n’ouvrirait pas ce dimanche. J’avais tenu bon la veille et ne m’étais pas arrêté au café du coin de la rue pour boire un anis comme pourtant tout mon corps le réclamait. J’avais tenu. Un jour de plus. Plus que 10 jours et je pourrai passer une journée seul avec Julien. Tenir ! Tenir bon ! Ne plus jamais sombrer dans l’insouciance de l’alcool. Tenir !

Mais le lundi midi, mon boulot ne commençant qu’à 14h, lorsque je sortis de mon immeuble, je vis qu’une lettre était dans ma boite. Hélène m’apprenait que, partant aux Seychelles pour la semaine entre Noël et Nouvel An, elle ne pourrait pas me laisser mon fils le 26 comme convenu. Qu’elle était désolée mais que cette chance exceptionnelle ne lui laissait pas le choix. J’essayais de lui téléphoner d’une cabine. La sonnerie de son combiné résonnait interminablement sans que personne ne réponde. Alors je me suis dit qu’il n’y avait pas d’autre solution ! Que je ne devais surtout pas céder, me remettre à boire, et je suis descendu chercher dans la cave de l’immeuble une vieille hache que le précédent locataire de la chambre y avait oubliée.

Horrible carnage dans la galerie marchande de Roques sur Garonne.
Il était un peu plus de 18h lorsque, pour une raison inconnue, le père Noël qui posait avec les enfants au stand de photographie situé au milieu de la galerie marchande s’est brusquement levé et précipité sur Monsieur Louis B. demeurant à Toulouse, qui venait sur le stand pour acheter une photo de son fils. Attaqué à coups de hache pendant plusieurs minutes celui-ci est décédé rapidement, mais le père Noël s’acharnait encore sur sa dépouille devant les yeux effarés des enfants et des témoins. Immédiatement intervenus les gendarmes de la brigade de Muret ont dû tirer pour stopper le meurtrier. Dans la bagarre, le père Noël a été touché au ventre et il est mort, quelques instants plus tard, dans le véhicule de police.
À l’heure ou nous mettons sous presse nous ne connaissons pas le mobile de ce crime affreux. Toutefois, vu son apparente gratuité, on ne peut s’empêcher de penser à un acte de démence, peut-être du à l’alcoolisme. C’est du moins ce que suggère Monsieur Paul, photographe présent sur les lieux et qui avait embauché ce Père Noël.

Caillou. 14 décembre 2007

Réclamation

Cher Monsieur, du moins je suppose que vous êtes un monsieur. Beaucoup d’indices me le font penser.

Je lis votre courrier avec beaucoup d’attention, et ce depuis très longtemps. En effet, jeune retraité, j’ai du temps libre, et l’isolement géographique dans lequel je me trouve, habitant dans un mas, en pleine montagne, dans le massif des Albères, et loin de toute l’agitation des villes, me permet de me plonger avec curiosité, plaisir et parfois dégoût, dans cette nouvelle littérature que je trouve sur Internet.

Mais j’ai, cher Monsieur, une réclamation à vous faire. Je vous avoue que je ne vous lis pas jusqu’au bout sur l’écran, car ce fond bleu et cette typographie blanche me fatigue la vue. Aussi, très souvent après un léger survol, j’imprime sur du papier et en noir sur blanc, les textes que je trouve les plus intéressants. Je les range ensuite dans un classeur et je les lis, dans mon fauteuil, pendant ces longues après-midi de solitude où seul le vent qui souffle dans la montagne, les craquements de la charpente et le feu qui crépite dans le poêle me tiennent compagnie. Quand mon épouse revient de son travail je lui fais partager mes découvertes.

Or, quelle ne fut pas ma stupéfaction, avant-hier soir, lorsque je voulus relire un des premiers textes que j’avais lu de vous, de découvrir, en ouvrant mon classeur à la période du mois de septembre, un torchon caviardé, aux lignes parfois barrées, aux mots rajoutés dans les espaces entre les lignes, bourré de fautes d’orthographe, de syntaxe, de grammaire ! Il y a même des taches brunes… J’étais pourtant sûr de l’avoir imprimé sur une feuille parfaitement blanche puis rangé dans mon classeur ! Je n’avais pas relu ce texte depuis l’automne, mais je me souvenais parfaitement que votre prose était justifiée, avec des marges régulières et qu’il n’y avait ni ratures, ni rajouts, ni fautes !

Dans un premier temps, j’ai pensé que ces défauts provenaient de mon imprimante, pourtant de marque japonaise, que j’avais achetée assez chère, au début de l’année au rayon informatique de la grande surface, venue s’installer dans la ville, en contrebas, et où pourtant je ne fais mes achats qu’avec prudence. (Et regret des petits commerçants du centre ville que son implantation à réduit au silence). Hier j’ai donc été dans ce hangar impersonnel et froid où le vendeur, en petit gilet bleu, après avoir regardé ma page d’un air dubitatif m’a toisé du haut de sa jeunesse, insinuant que j’avais utilisé dans mon imprimante, par mégarde, une feuille de brouillon. Nous nous sommes toisés. Il m’insultait le bougre. S’imaginant qu’avec mes cheveux blancs, ma vue basse et mes problèmes de mémoire, j’avais de surcroît mon bureau mal rangé !

Il se mit à incriminer ces vieux qui s’imaginent savoir « surfer sur le net » et ne peuvent même pas comprendre qu’une imprimante ne peut pas rajouter des mots manuscrits et des taches de … vin sur du papier. Je compris alors que je ne tirerais rien de cet imbécile et demandais à rencontrer le chef de rayon. Celui-ci, après 45 minutes d’attente vint enfin, et après avoir examiné ma feuille, me suggéra de changer non pas d’imprimante mais d’ordinateur et qu’il y en avait justement un, en promotion, qui ne me coûterait que 895€, mais payable en dix fois sans frais. Il me proposa par la même occasion une « imprimante scanner », tout à fait exceptionnelle, vendue juste ce mois, au prix de 257€. « Une affaire ! » Je me dis que l’on essayait peut-être de me faire prendre des vessies pour des lanternes, remerciais le chef de rayon et rentrais chez moi bien décidé à comprendre ce qui m’arrivait.

C’est pourquoi, cher Monsieur je me tourne vers vous. Que me conseillez-vous ? Êtes-vous responsable de cette situation qui risque de me coûter plus 1100€ ? Qu’avez-vous fait dans votre « blog » qui modifie un texte déjà imprimé plus d’un mois auparavant ?
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer……

Réponse

Bon jour Mesieur. Je vou remerci pour la letre. En fête j’ai réécrie réçament cet istoir car ceux là me semblait laiger. Mais ma conpagne est partis. Je n’ai plus persone pour corriger les fôtes. Et c’es vrè. j’avou boir un peu tro de vain rouge des Corbières pour oublié son départ. Je vous pri de m’excuser… Mè je ne conpren pas pour quoi votre feuille ossi elle change ? Je ne touches plus arien. Caillou

À RIVIERE

Un poème de Mad

À RIVIERE, laissé pour compte, le 31/3/45, en Alsace, à six pieds sous terre.

De Port-Royal à Denfert
Je l’ai regardé,
Ce monsieur qui te ressemblait :
Même front, mêmes yeux
Même bouche irrégulière,
Toi… moins ton rire.

Est descendu, s’en est allé,
Le monsieur souriant, paisible, résigné,
Ce monsieur que tu pourrais être…
Captif de notre vie…
Stupide et sûre,
artiste qui aurait
vidé tes yeux, tué ton rire,
Mis dans ta bouche une première acceptation
De l’état-de-choses existant,
Ce monsieur que tu pourrais être
et que, peut être tu étais,
de Port-Royal à Denfert,
Ce soir, pour me regarder…
fille

Pour chercher, dans cet être
morne et sans colère,
Le rire libre et vrai de la Joie,
Le rire confiant de la Jeunesse,
Le rire fier de la Révolte,
Le rire énorme et primitif
Qu’aux temps lointains où tu vivais,
De Port-Royal à Denfert,
Tu m’as donné…

Port-Royal ou Shirmeck, au bord de la prairie,
Sapins sombres de Sainte-Odile,
Strasbourg, cathédrale éventrée,
Où la neige lasse et le vent furieux
* disaient, chacun à sa manière, ou
La totale impuissance des dieux…
* (Pour deux visiteurs étranges,
disaient l’impuissance des dieux…)

Puis ce fut Colmar et Denfert,
Denfert trop vite arrivé :
Dernière pirouette, meilleur farce,
En cette veille de premier avril
Où les braves gens croyaient mettre en terre,
Ton nom lumineux, ta révolte,
Et ton rire, énorme barrière
De l’Absurde, le premier, le dernier
Des rires libres que j’entendis…

Frère, te souvient-il de cet enterrement ?
Fête bouffonne offerte à notre humour,
Festin pour nos ricanements.
Que nous avons ri ce jour là,
Toi sous la terre et moi dessus,
De leurs bedaines et de leurs phrases
Enflées d’Honneur-Patrie,
Bouffies de Marseillaises
De l’œil soudain grave et du front soucieux,
Des trois pelletées de rigueur
Dûment arrosées d’eau bénite
Et des courbettes aussi
Que tous ces gens, ces braves gens,
Qui n’aimaient pas beaucoup ton rire,
Te prodiguaient si gravement.
Car rien ne manquait à la fête
pour les enterrer tout de bon
Ce rire, ce Nom,
Seuls rescapés, vrais survivants,
De notre lamentable
vie de cons…

Et j’ai tant fait pour retrouver ton âme,
Et j’ai tant cherché par les nuits sans sommeil,
Pour comprendre, à la fin, que ton âme c’était
Ce que j’emportais ce jour là,
Tel un enfant, vivant et chaud,
A travers la vie désolée.
Et cette âme, je l’ai gardée…

Mais, au morfil des jours, j’accroche les lambeaux
Du rire déchiqueté qu’emportent au hasard
Les mêmes P.C.
Les mêmes dossiers,
Les mêmes mots automatiques,
La même pendule à pointage,
Et, pour ouvrir la même porte,
Au haut des mêmes huit étages,
Le même “38” où, ce soir,
Frère au rire énorme, au nom lumineux,
Tu vins, toi le vivant,
T’assoir parmi les morts…

Madeleine, mars/avril 1950.

riviere-petit

DEAD END

Un poème de Mad

De la fenêtre où je chantais,
Je vois ta forme disparaître
Cette chose à quoi je fus toute et qui s’en va…

Tout doucement, rentrer dans l’ombre,
La solitude et le silence
De l’autre monde
Où tout le monde
Est à tout le monde,
Où nous n’avons plus
Rien à faire ensemble…

Où vivotent à travers le temps,
Sans savoir pourquoi ni comment,
D’étranges morceaux de bidoche
Plus ou moins fraîche,
S’étonnant du sang dans leurs veines
Et de n’avoir point
d’ailes autour du cœur…

Aussi fièrement
Que je fais l’amour, tu t’en passes,
Il se tait, d’autres interrogent,
Vous pleurez mais nous
Plus logiques
Sur une musique nègre,
Désespérée comme un regard
De fou,
Crions de toute notre chair
Qu’il n’y a pas,
Qu’il n’y aura jamais
D’ISSUE.

Madeleine.

St. Germain des Prés, mars 1947.

EUPHORIQUE

Un poème de Mad

Et la vie coulait, comme roule,

Au Pont Neuf, la Seine,
Bien large, douce, et pleine…

Il la voyait tous les matins,
La Seine
Et ça lui
faisait
Un cœur si
Léger
Qu’il dansait devant
Lui quand il marchait…

Il savait cela provisoire
Et que la Joie
ne fait jamais que suivre
La Tristesse,
La Liberté
Précéder l’Esclavage…

Mais, à cause de tout cela
Qu’il volait à la Vie,
Entre son Passé et son Avenir,
Il faisait danser sa joie dans sa main,
comme une pièce ronde et neuve,
Qu’il donnerait au premier pauvre,
lequel l’irait boire au premier café…

Madeleine. Rue Mazarine, janvier 47.

OH-OH-HOCHIMIN CHE-CHE-GUEVARA…

Je me souviens quand tu courais, le long du trottoir, pendant une manifestation contre la guerre du Vietnam. Des milliers de gens autour de nous hurlant : OH-OH-HOCHIMIN CHE-CHE-GUEVARA…  En sautant comme des fous. Et toi, Madeleine, ne pouvant pas courir avec tes talons, sautillant, à coté, sur le trottoir. Nous étions des milliers et je ne me souviens que de toi. Je me retournais pour voir si tu suivais. Nous étions en chaînes. Nous avions vingt ans. Nous allions détruire le vieux monde et tu étais avec moi ! Si tu savais ce qu’il est devenu le vieux monde !

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Roubaix-Guigamp

– Valérie !
Ils sont tous les 4 sur le canapé, face à la télévision et le match Roubaix-Guigamp. Mon mari c’est celui du côté droit. Il est en jooging et ses potes aussi.
– Valérie !
Qu’est-ce qu’il veut encore ? Tout le dimanche après-midi à rester affalés avec ses amis de bistrot, devant leur connerie de match au lieu d’aller se balader avec les gosses comme nous l’avions prévu, tout ça sous prétexte qu’il pleut, que le match Roubaix-Guigamp est hyper important pour son loto-foot, que ses potes sont venus pour le regarder ensemble.
– Valérie ! Tu nous apportes des bières !
Tu parles Charles, s’il ne les avait pas invités ces 3 connards, ils ne seraient pas venus. Et quand ils ont prévu de venir voir la rencontre sur notre télé, Alain ne savait qu’il pleuvrait. Résultat ? Je suis là comme une conne dans ma cuisine à regarder la pluie tomber tandis qu’il hurle dans le salon.
– Valérie ! Tu nous les amènes ces bières !
Les gamins sont dans leur chambre à jouer sur la station de jeu. Eux aussi, cela les arrange de ne pas aller se promener sur les coteaux de Pech-David.
J’entends qu’un but a été marqué. Enfin, c’est les hurlements des excités que j’entends. Putain, j’en ai franchement marre. Tous les dimanches c’est le même scénario. Sa télévision et ses potes et son foot c’est plus important que moi et les gosses.
Il entre dans la cuisine et ouvre le frigo. Il n’y en a plus de bières ! Ils ont bu tout le pack de 24 canettes. C’est pour cela que je ne lui répondais pas.
Il se retourne vers moi et m’envoie une gifle monumentale.
Je m’effondre contre le radiateur.
Il se penche vers moi et me murmure
– Salope, tu fermes ta gueule, arrêtes de chouiner, tu me fous pas la honte devant les potes.
Je retiens ma respiration.