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La valise

(Pour Anne…)

Je cueillais des jonquilles dans les sous-bois, près de l’Ariège.

Des jonquilles jaunes et des pulmonaires bleues, ces drôles de fleurs aux tiges épaisses et duveteuses. C’est un moyen pour moi de gagner un peu d’argent car le fleuriste de Lacroix les achète un euro les cinq. J’y vais tous les jours car il n’est pas long le temps des jonquilles. J’ai comme cela des petits boulots, un peu, tout au long de l’année mais surtout au printemps, des peintures, du jardinage… Mon allocation de retraite est tellement mince qu’une fois payés le loyer, l’électricité et tout le reste, il ne me reste plus grand-chose. Mais je ne vais pas me plaindre, cela ne sert à rien. Et puis, me plaindre à qui ? Il n’y a plus que moi qui m’écoute encore.
Les deux paniers de la bicyclette étaient déjà pleins, je finissais le cageot en bois que je voulais poser par-dessus, quand j’entendis un drôle de bruit sur la route de Goyrans, une sorte de raclement qui s’amplifiait. Quelqu’un marchait en traînant une valise à roulette sur du gravier. Il n’y a jamais personne sur cette route qui joint les coteaux aux rives de l’Ariège, avant d’atteindre le pont en-dessous de Clermont. Je n’y rencontre des promeneurs que les dimanches d’été. Je me rapprochais de mon vélo, sur le talus. Une femme arriva, marchant au milieu de la chaussée. Lorsqu’elle m’aperçut, elle sursauta, posa un instant sa valise, en fit le tour, changeant de main, puis reprit son chemin.
– Excusez-moi monsieur, il n’y a pas une fontaine par ici ? dit-elle en s’avançant.
Je pris mon cageot et le posais à l’arrière du vélo avec un sandow.
– Un peu plus haut. L’abreuvoir de Martin. Faut monter. Je passe devant, je vous montrerai.
Je ne pouvais pas en cueillir plus de toute façon et c’était mon chemin. Je poussais le vélo vers la côte. Le raclement reprit, très fort.
– Elle en fait du potin votre valise ! Vous allez où comme ça ?
Elle ne me répondit pas tout de suite. Le soleil commençait à taper bien fort, à dix heures du matin, pour un mois de mars. Elle avait l’air fatiguée et je ne comprenais pas d’où elle venait. Du pont de Clermont ? Mais pourquoi passer par les bois ?
Elle s’arrêta pour changer de main.
– Il y a bien un arrêt de bus là-haut ?
– Sur la route de Goyrans ? Oui, il y en a un, mais des bus il n’y en pas très souvent.
La route des coteaux c’était encore à une bonne trotte et tout en montée.
– Je ne suis pas pressée. Mais qu’est-ce que j’ai soif.
Nous arrivâmes à la fontaine. C’est une auge en pierre. Normalement il y coule un filet d’eau bien fraîche mais là, c’était totalement sec. Pas une goutte. Elle s’assit sur le rebord en pierre. Elle avait l’air désespérée.
– J’ai un peu de café, vous en voulez ?
– Merci.
On entendait les oiseaux dans les futaies.
Elle but. Je la regardais. C’était une femme de la ville, d’une cinquantaine d’années, petite et très mince, avec des mains fines, des boucles d’oreilles, des lunettes sans montures, mais je voyais bien qu’elle était habituée à marcher souvent. Elle avait un bonnet sur ses cheveux roux, coupés court, une tenue de sport, un pantalon de velours côtelé et des grosses chaussures de montagnes.
– Mais d’où venez-vous comme ça ?
– De loin !

Nous avons repris notre route sans dire un mot. Elle ne haletait pas, mais je voyais bien que cette valise l’énervait. Elle changeait de plus en plus souvent de main en rouspétant, pour elle-même.
Nous sommes arrivés au lacet, juste en-dessous de Goyrans et je lui montrais l’arbre isolé, tout en haut, sur la crête.
– Votre arrêt de bus est là-bas.
Sur la route, il y avait la camionnette de la gendarmerie. Je les connais bien. Ils se planquent pour verbaliser les excès de vitesse. Elle les vit et s’arrêta d’un seul coup puis se mit hors de leur vue derrière un énorme roncier.
Je l’entendis murmurer.
– Vous pouvez me rendre un service ?
– Dites toujours.
Elle me désigna la valise.
– C’est pour ce machin. Il faut que je le dépose à Toulouse et je n’ai pas de voiture !
Je haussais les épaules.
– Moi non plus.
– D’accord, mais si je vous la confie et vous paye l’aller et retour en bus, vous ne pourriez pas vous en charger pour moi ?
– Et qu’est-ce que je fais de mon vélo et de mes fleurs ?
– Vous les laissez ici, cachés dans le sous-bois, et quand vous revenez, vous reprenez votre route. De toute façon je peux vous donner de l’argent pour livrer cette valise.
Elle fouilla dans le petit sac qu’elle avait en bandoulière.
– J’ai cinq cents euros.
J’hésitais. Je devais livrer les jonquilles ce matin, sinon elles seraient défraîchies et ne vaudraient plus rien. D’un autre côté cela me rapportait une cinquantaine d’euros et j’avais bien envie d’en palper 500.
– C’est pressé votre affaire ?
– Oh non ! Cela peut attendre, mais je ne peux pas y aller moi-même. Je dois m’en aller.
– Et si je prends votre valise chez moi, j’habite juste au-dessus, et que je la livre demain matin ?
Elle me regarda droit dans les yeux. C’était juste une question de confiance.
– Je n’ai pas le choix.
Elle me tendit le fric et l’adresse dans le quartier des Minimes.
– Vous direz à Paul que c’est de la part de Violette.
Puis elle repartit vers l’Ariège, en me faisant un petit geste de la main.
– Je vous la livrerais demain matin.

Le lendemain, j’allais donc à Toulouse à l’adresse indiquée mais un immeuble neuf, une grande banque, venait d’y être érigé et je ne trouvais plus aucune trace d’un certain Paul. Je rentrais donc chez moi et, le soir, j’ouvris la valise.
Elle était pleine de brochures militantes, de propagande, de dossiers, de feuilles ronéotypées, de notes manuscrites, de fichiers de noms et d’adresses. Et et de livres d’une organisation politique marxiste-léniniste disparue depuis longtemps et dont les titres me paraissaient bizarres :
De la juste solution des contradictions au sein du peuple,
Vive la pensée Mao-Tsé-Toung,
Contribution au problème de la construction d’un parti marxiste-léniniste de type nouveau, De certaines questions fondamentales de la politique révolutionnaire du Parti du Travail d’Albanie pour le développement de la lutte de classe,
En avant, pour une démocratie populaire fondée sur la dictature du prolétariat!,
Denain, Longwy, Dunkerque… de la colère à la lutte…


J’avais de quoi allumer mon feu pour un bon bout de temps.

Caillou. 10 mars 2008

APRES L’AMOUR

Pour Gaby, elle sait pourquoi…

 

salonlivres

– Madame Lacroix ? Oh j’ai toujours adoré vos romans !
Debout de l’autre côté de la table, elle me tend mon livre, paru deux mois plus tôt… Moi, assise derrière ma pile d’ouvrages, je prends le volume et en ouvre la page de garde.
– C’est pour vous ? À quel nom ?
– Christine. Oh, vous savez j’ai lu tous vos livres.
Comme je n’en avais écrit que deux et que le premier est un ouvrage touristique sur le Sud marocain, je me dis qu’elle doit confondre. Peut-être sera t-elle déçue, cette jeune femme si sage, lorsqu’elle découvrira plus tard, en me lisant, qu’elle m’a confondue avec une autre … Je ne lui dis rien. Je n’ai pas beaucoup de lecteurs cet après-midi et je me sens si seule dans la cohue de ce salon littéraire.
Je pends tout mon temps pour lui dédicacer son exemplaire.
Pour Christine, dans la complicité du douzième festival du Maghreb à Paris, puis avec ma belle signature en dessous je lui rends Le vent de l’Atlas.
J’ai encore pour une demi-heure à attendre puis je pourrais m’en aller. Je ne connais personne de ce côté de la table. Et de l’autre côté non plus !
Mon voisin de droite, un vieil ethnologue qui a, en arrivant, jeté un coup d’œil méprisant sur mon roman, m’a découragé de toute conversation, avec quelques réponses laconiques et désabusées. Et celui de gauche, un chevelu, a devant lui une véritable file d’attente et dessine des dédicaces à n’en plus finir sur la page de garde de ses BD.
Pas très rigolos ces salons mais pour se faire connaître un écrivain se doit d’y faire acte de présence. La table est longue et nous sommes tous assis, tout au long, des écrivains, un peu comme des putes le long des boulevards extérieurs. Il y a du bruit, des conversations, des annonces au micro… Dès fois, je rencontre des auteurs que j’apprécie, mais pas aujourd’hui.
Tout à l’heure je rentrerai chez moi. Il n’y aura plus personne à la maison. Je recommencerais à écrire, à faire la seule chose que je sais faire. Écrire pour oublier, comme d’autres boivent. Essayer d’oublier cet amour qui fout le camp, cette déchirure, cette absence que je sais définitive d’un homme que j’ai aimé et que je n’aime plus vraiment. Oublier cet homme qui part, et me laisse seule, alors que je ne sais plus ce que je veux et où je vais. Je dois changer, changer complètement mais peut-on changer sans se perdre?

dutrain

Assis à contresens, le paysage de la banlieue s’enfuit au loin. Bientôt la nuit tombera sur la ville mais je serai parti, très loin, vers le sud, vers Toulouse, puis, dans deux jours, Sète, le bateau, Essaouira et ma maison, là-bas, au bord de l’océan. J’y retrouverai mon pays de vent et de vagues, mon pays lointain, quitté depuis huit ans, huit années d’exils…
Dans le compartiment, nous sommes trois.
À ma droite, un homme, un Français, bien habillé, qui dort, la tête contre la vitre du côté du couloir. Lorsqu’il est monté, il n’a rien dit en entrant, même pas bonsoir, puis il a posé sa valise au-dessus, et il s’est endormi, tout de suite. En face de moi, un jeune à cheveux longs, blanc lui aussi, qui rêvasse en regardant le paysage, mouillé, de l’autre côté de la fenêtre, son sac à dos sur la banquette. Et puis moi, qui n’ai aucun bagage, et qui file, le dos tourné au sens du train. Lui regarde l’avenir, ce qui l’attend. Moi, ce que je vois de ce pays c’est déjà le passé, ce que nous avons traversé, ce qui s’enfuit. La Loire, immense, que l’on traverse, puis les futaies de Sologne. Bientôt il fera nuit noire.
Le jeune homme est monté à Orléans. Il a dit bonjour, nous avons échangé un sourire, et puis il s’est plongé dans la lecture d’un livre et je n’ai plus entendu le son de sa voix. Ce n’est pas un train rapide. C’est un vieux train de nuit aux multiples escales.
Qu’est-ce qu’elle fait ce soir ? Pour la première fois depuis novembre, elle restera seule dans son grand appartement désert d’intellectuelle, avec tous ses livres un peu partout, les abat-jour qui font des taches de lumière, son bureau couvert de papiers, de notes, de dictionnaires, de feuilles et son sacro-saint ordinateur portable. Est-ce qu’elle écoute le disque de Brahms ? Est-ce qu’elle pleure ? Est-ce qu’elle pense encore à moi ?
Tout à l’heure sur le quai, elle avait, dans son imperméable gris, les larmes aux yeux. Je l’ai tellement aimée, et sais bien que je ne la reverrais plus ! Je la laisse derrière moi, et je reviens au pays. C’est fini la France. C’est fini l’amour.
Je ne suis plus du tout celui qui est parti, il y a huit ans !
Mais si je sais où je vais, je ne sais plus du tout ce que je veux. Peut-on changer sans se perdre?

Caillou. 29 février 2008

Pour bien faire ce texte devrait être en deux colonnes, surmontées des deux photos.
Mais ce n’est pas possible sur un blog.

Métamorphose ?

À_Versailles_le_5_octobre_1789

 

Derrière les grilles du palais
L’esplanade laisse planer le doute
D’où viendront ceux que je redoute ?
Le peuple armé de toutes ses plaies.

Ceux dont je perçois les clameurs
se renforcent. Ils doivent hésiter.
La populace est rassemblée
Le lever du jour sera l’heure ?

Je les entends voilà qu’ils chantent !
Mes gardes se sont retranchés
Face à la nuit, face à l’attente
Les bouches des canons sont dressées

Dans les faubourgs ouvriers
Ils tuent, ils pillent, ils incendient
Ils s’arment, ils rêvent et certains prient.
La ville s’est mise à marcher

Ma petite fille arrive en pleurs
Courant dans tous les corridors
Et me dit qu’en fuyant l’aurore
Dans sa berline elle a eu peur

En voyant les éclairs de feu
strier la nuit noire sur les quais.
Le sang rougir le fleuve épais
des vieilles colère des banlieues

Toutes les rues de Saint-Gervais
Sont transpercées de barricades
Les sommiers forment des étais.
Les hommes s’enrôlent en brigades

Du fond d’un hangar une arpète
Revient tenant un chalumeau
« on va faire griller les pourceaux
Ouvrons les portes, c’est la fête »

« L’hiver est trop long, dans les mines
dans les champs et dans les usines
Le peuple meurt de famine
Le roi nous pille, le roi nous tue ! »

Le roi n’est plus la loi divine
Il faut dresser la guillotine
Niveler les riches à notre hauteur
Roulez tambours ! Sonne l’heure ! »

Le matin se lève en hurlant
La mitraille a des soubresauts
On se bat, j’entends les galops
Je fais entrer mon porte-pôt.

Il est tout noir. Salutations.
Je lui murmure tout doucement
Est-ce la une métamorphose ?
Non sire c’est une révolution

Caillou 19 février 2008

Résistance

J’ai glissé dans la pente. J’ai glissé sur des feuilles mouillées dans le sous-bois. La forêt descend brusquement quand tu quittes la crête, un peu en dessous du col. Mais c’est beaucoup plus court pour atteindre le chemin dans la vallée. Sinon, si tu passes par le sentier, c’est 15 kilomètres pour passer par le village du haut avant de bifurquer. Et cette nuit-là je n’avais pas le temps. Le message reçu la veille était impératif. Ils ne pourraient pas arriver avant six heures et nous devions repasser le col avant le lever du soleil, vers huit heures en février. Alors en pleine nuit, avec ce ciel de matelas au-dessus de ma tête, pas un coin de lune, et seul le petit rayon lumineux de la frontale, c’était vraiment casse gueule.

Je me suis ramassé quelques mètres plus loin, contre un tronc d’arbre. J’étais trempé et le genou très douloureux. Je me suis relevé et j’ai continué en boitant. Merde ! Le chemin du retour allait être difficile. Je n’avais pas le moral. C’est alors que j’ai entendu le moteur du camion qui remontait le chemin, en contrebas. Lampe éteinte, j’ai continué à descendre d’arbre en arbre, en tâtonnant et sans faire de bruit.  Je suis enfin arrivé sur le bas-côté et me suis glissé derrière le mur de la grange.

J’ai observé le camion frigorifique qui gravissait la pente. Il haletait péniblement puis s’est garé de l’autre côté du bâtiment. Attendre sans se montrer. Il vaut mieux être prudent. Mon prédécesseur s’est fait prendre par la PAF, il y a déjà 2 mois et je n’ai pas du tout l’intention de le suivre dans les prisons de la République. La porte de la cabine s’est ouverte, doucement et des pas ont fait crisser le gravier vers l’arrière. Le claquement de la porte arrière du camion et puis il y a eu la voix qui murmurait Descendez, on est arrivé. Et cette voix, je l’ai reconnue tout de suite! C’était celle de Mathieu, un copain de rugby de l’équipe de M. J’ai rigolé et fait le tour de la grange. J’avais toujours ce genou qui me tirait mais j’étais très content d’entendre une voix connue.
Il s’est retourné et m’a foutu la lumière de sa torche dans la tronche. On est tombé dans les bras l’un de l’autre dans un éclat de rire.
– Où tu as mis le ballon ?
– Je n’ai plus le temps de jouer, mais je suis bien content de te retrouver dans cette galère !
– Et moi donc ! Maintenant on joue à autre chose, pas vrai, vieux macho !

Derrière lui il y avait maintenant trois ombres silencieuses. Les gens descendus du camion. Mathieu m’as serré le bras puis il s’est retourné et m’a présenté.
– C’est votre passeur. Vous pouvez compter sur lui, c’est un vieux copain.
C’était un homme d’une quarantaine d’années accompagné d’une femme plus jeune et d’une jeune fille. Celle-ci a soufflé aux deux autres quelques mots dans une langue que je ne connaissais pas. Puis elle nous a demandé, dans un français un peu hésitant :
– Parents ne parlent pas langue. Moi peu. Vous parler anglais ?
J’ai répondu lentement et en articulant que nous n’aurions de toute façon ni le temps ni le souffle pour faire de grands discours.

Mathieu a sorti une gourde de peau et l’on a bu tous les cinq, debout, un peu de ce vin noir d’Aragon en mangeant du pain et des œufs durs.
– Ce sont des évadés de Pithiviers, des clandestins, une famille Azéris.
La jeune fille a dit, tout doucement :
– Plus compliqué ! Papa Azeri mais maman Arménienne. Chassés partout !
Nous ne savions pas quoi dire. Il y a eu un long silence puis elle a chuchoté :
– Moi, aujourd’hui…  17 ans !
Mathieu et moi avons chantonné : Joyeux anniversaire… Et l’on a rigolé, tous ensemble, de cette incompréhension et de ce contraste entre un anniversaire et une évasion.

Le vent s’est levé, tranquillement, apportant les odeurs du champ labouré d’en face. Les feuilles des arbres bruissaient doucement. Le ciel commençait déjà à pâlir vers l’Est. Alors j’ai fait signe qu’il fallait partir, ils ont pris leurs sacs à dos et les deux valises et j’ai serré mon copain dans mes bras.
– Tu pars tout de suite ?
– Et comment ! J’ai deux heures pour les passer de l’autre côté, et avec deux valises et mon genou, cela ne va pas être de la tarte !

Mathieu souriait, enfin je crois car je ne voyais pas son visage, mais des fois les sourires, on les entend.
– À bientôt sur le terrain alors ?
– Ce régime n’en a plus pour très longtemps, et dès qu’il est tombé, on se remet au rugby ?

Mathieu et moi on s’est embrassé.
– Tu peux prévenir le réseau pour qu’on nous attende de l’autre côté, vers 10 heures ?
– Bien sûr. Bonne route.
– Merci Camarade !

Caillou. 13 février 2008.

Merci à Claire pour les consignes : Un chemin, à gauche un champ, à droite la forêt; garé sur le bord un camion comme posé là au milieu de nulle part. (Ou la cour d’une ferme, ou les deux).  6 mots: mur / vin / clandestin / ballon de rugby / anniversaire / observer.

Rétention

C’est décidé. Je veux aller voir à l’intérieur, dans la gueule du monstre, l’ennemi en face. Trop honte de cette justice, qui met les étrangers en prison et qui le fait soi-disant en notre nom! En installant une salle d’audience à l’intérieur même du centre de rétention, à douze kilomètres du centre ville, en rase campagne, l’administration croit pouvoir se débarrasser des témoins ? Pourtant les audiences restent publiques. Alors qu’est ce qui se passe après les rafles ? Où sont-ils emmenés ? Pourquoi ? Comment ? Et combien de temps ? C’est le genre de question que n’importe quel citoyen doit se poser . Aussi quand le réseau (RESF) signale sur la liste de diffusion qu’une audience de la juge des libertés aura lieu dans le centre de rétention de Cornebarrieu, je me décide : j’y vais !

Le centre de rétention n’est pas difficile à trouver, un drapeau tricolore le surmonte. C’est sur le bord d’une route, après Airbus et ses gigantesques halls de construction aéronautique et à l’entrée du village. Ensuite la route contourne le bout des pistes et revient vers l’aérodrome de Blagnac. Il n’est pas possible de se garer devant le centre, avant plusieurs centaines de mètres. Il est même interdit de s’arrêter devant. Pourtant sa construction de hauts murs métalliques surmontés de fils de fer barbelés est insolite. Ils bloquent la vue sur l’intérieur des cours et ont été rajoutés après l’évasion de septembre 2006. Personne ne doit voir ce qui se passe à l’intérieur.

Moi j’ai d’abord cru à un terrain militaire. Mais, à l’entrée, une jeune femme en uniforme de la police des frontières a répondu à ma question : C’est ici l’audience du tribunal ? Alors je suis entré. Un groupe de policiers m’observait. Le jeune homme devant moi avait les bras écartés tandis que le flic lui passait sur le corps et les jambes une sorte de tige métallique. J’ai attendu puis suivi son exemple. Après il y avait un couloir avec beaucoup de gens sur le côté. Je n’ai pas pu voir le fond de l’espace qui s’ouvrait sur ma droite, les portes qui le bordaient, les gens qui le traversaient, il y avait des flics partout. J’avais peur.

Je pénètre, après la fouille et le couloir, dans une toute petite salle, de six mètres sur huit. En face, derrière une estrade, une seule baie de verre donne sur un terrain vague fermé de barbelés et au loin un hangar. C’est le bout des pistes.

Dans la salle quatre bancs font face au bureau et quelques chaises le long du mur droit. Les deux premiers bancs sont occupés par des hommes, la plupart africains et deux femmes. Les gens murmuraient en attendant l’arrivée de la cour et l’une des deux femmes, dont je compris plus tard qu’il s’agissait d’une interprète, parlait plus fort, en portugais puis en anglais. Les regards échangés entre la poignée d’hommes assis devant nous et les quelques témoins assis au fond sont si forts ! J’imagine tout autour de moi « les enfermés ».

Le policier à l’entrée dit quelque chose, que je n’ai pas compris, mais tout le monde s’est levé et j’ai fait comme tout le monde. La juge est entrée, en robe noire avec un rabat blanc. Elle a les cheveux gris, mi-long, un visage allongé, un air humain et calme, avec de temps en temps un sourire. Elle parle doucement et poliment. Elle est accompagnée d’une autre femme, elle aussi déguisée, plus ronde, et très enrhumée. Elles vont s’asseoir le dos à la fenêtre, derrière un bureau, sur l’estrade. Et tout le monde se rassoit.

L’audience commence par le cas de deux jeunes Yougoslaves. La traductrice leur montre le document de la préfecture et ils confirment leurs identités. L’un d’entre eux, en blouson, se retourne vers nous et sourit. Nous n’entendons presque rien de ce qui se dit, pourtant à quelques mètres de nous. Ils ont été arrêtés, mais étaient munis de passeports. L’avocat dit qu’il n’a pas reçu la notification à temps et verse au dossier des attestations de domicile, des promesses d’embauche…

C’est au tour d’un Cubain, pour lequel la préfecture des Pyrénées Atlantiques demande une prolongation de rétention de cinq jours en attendant la lettre de son consulat. Mais de toute façon la place dans le vol pour l’expulser est déjà réservée…
Suit une femme de la République Dominicaine, enfermée là depuis plusieurs semaines. Elle a déposé une demande d’asile politique et l’administration attend la réponse de l’OFPRA et l’avis du consulat de son pays. Son avocate plaide qu’aucune des deux raisons de la prolongation demandée n’est légalement admissible.

Derrière l’estrade et la juge, je ne peux m’empêcher de regarder les poteaux de la clôture qui cernent l’horizon. Ils sont en béton. Ils sont orientés au sommet, mais vers l’intérieur.

Ensuite un Monsieur ghanéen, sans passeport ni domicile, interpellé sur un chantier, dénoncé, selon son avocat, par l’Office National de l’Immigration. L’avocat soutient que la procédure du contrôle d’identité n’est pas légale puisqu’elle se fait sur un présupposé. Le représentant de la préfecture dit que les dénonciations anonymes sont légales pour justifier les arrestations… J’ai l’impression qu’il est en train d’expliquer que les lettres anonymes dénonçant les juifs qui se cachaient dans les caves étaient une raison valable, légale, pour forcer les portes des gens qui les cachaient.

Puis c’est le monsieur arménien que soutient le réseau Éducation Sans Frontières du Tarn et Garonne. La traductrice prête serment puis lui montre le fax pour qu’il justifie son identité. Mais, sur ce document, il serait né en Arménie, ce qui est faux. Il est arménien mais né en Azerbaïdjan, pays avec lequel l’Arménie est en guerre depuis plus de 20 ans. Il dira par la suite qu’il a épousé une Azerbaidjanaise. Qu’ils ne peuvent donc rentrer ni en Arménie ni en Azerbaïdjan car ni l’un ni l’autre de ces pays n’accepteront ce mariage mixte. L’avocat soutient que les gendarmes lui ont notifié verbalement l’ordre d’expulsion. Or il ne comprend pas le français. La famille avec quatre gosses vit à Moissac… Il y aura un recours au tribunal administratif. Pendant ce temps là la famille terrorisée se planque !

Suit un Angolais venu du Portugal. Arrêté à 16 heures dans les Pyrénées-Atlantiques il est arrivé au centre de rétention de la Haute-Garonne à 19 heures ! L’avocat plaide que la mise en rétention a été expéditive et la nullité de la procédure.
Le plus amusant c’est un Sud-Africain, venu en vacances en Suisse, pour les fêtes de fin d’année, et qui s’est fait prendre, sans visa, dans les Pyrénées-Atlantiques. La Suisse est tout à fait d’accord pour le reprendre. Lui il sourit. Il est muni de son billet d’avion et ne demande pas mieux que de rentrer chez lui. Bonjour les vacances !
Je passe sur le monsieur aux deux identités dont personne ne comprend s’il est né à Monrovia ou au Ghana. Il dit avoir demandé l’asile politique en Italie, mais l’administration italienne ne le connaît pas…L’avocat conteste quand même les conditions d’interpellation, puisqu’il a été arrêté chez un ami alors que les policiers venaient contrôler quelqu’un d’autre.

C’est toute une litanie de souffrances et de trajets individuels que la juge des libertés doit maintenant analyser. Elle se retire. Elle va délibérer, seule, en son âme et conscience, elle va juger qui doit rester en prison, (oh pardon, en rétention !) alors qu’il n’a rien fait d’illégal, et qui va pouvoir en sortir, quitte à se faire rafler de nouveau dans quelques jours. Elle a l’air bien polie et humaine cette femme. Je ne voudrais en aucun cas être à sa place ! Moi je n’ai pas pu rester jusqu‘aux résultats de sa délibération. Mais j’ai reçu ce message d’une habitante du village qui assistait avec moi à cette audience : Nous sommes donc revenus au CRA, avec ceux de Montauban, pour les délibérations hier à 16 heures. Nous avons attendu plus de trois quarts d’heure dehors. Certaines personnes ont été “libérées”, d’autres sont retenus deux semaines de plus… À 19 heures 30, je suis revenue au CRA pour chercher la jeune femme dominicaine (après avoir parlé avec son interprète) qui a été remise en “liberté”, afin qu’elle ne soit pas larguée dans la nature seule dans la nuit… Elle voulait partir rapidement à Paris où un ami l’attendait… Je l’ai donc conduite à la gare ainsi qu’un monsieur africain (le monsieur ghanéen, d’après l’article paru dans Sud-Ouest, voir lien ci-dessous) qui était seul et voulait revenir en centre ville… Quand ils sont remis en liberté par le juge, les gens se retrouvent seuls, le soir devant le Centre de Rétention, sans moyen de transport…

Je précise que le centre de rétention est à plus de 10 kilomètres du centre de Toulouse et qu’il n’y a aucun autobus qui passe sur cette route.
Pendant ce temps-là, tous les derniers mardis du mois, des franciscains font une heure de silence sur la place du Capitole, pour les étrangers enfermés dans les centres de rétention. Ils invitent les Toulousains à venir les rejoindre. La justice est aveugle, mais sera-t-elle également sourde au silence de la honte et de la colère.

Caillou 30 janvier 2008

Lire aussi l’excellent article de Sud-Ouest sur :
http://www.sudouest.com/290108/france.asp?Article=290108aP1796849.xml

La passerelle

jules-et-jim

Pierre sortait chaque matin de la bouche de métro et remontait la rue pavée qui longeait les voies ferrées, jusqu’à la passerelle. Chaque matin, depuis treize ans, le même chemin : de son appartement de la rue Roger Salengro à l’immeuble de la Weit où il travaillait comme archiviste. Qu’il pleuve ou qu’il vente, l’hiver dans la nuit ou l’été sous les frondaisons, le même parcours, à la minute près, jamais en retard, pour aller s’enterrer la plus grande partie de la journée dans le sous-sol des archives où il passait toute la journée seul, classant interminablement les courriers et les dossiers arrivants.

À midi il se faisait réchauffer son repas au micro-onde, il écoutait la radio, puis il reprenait son activité jusqu’au soir. Il ne voyait jamais personne. Puis, le soir venu, il repartait vers le deux-pièces cuisine où personne ne l’attendait plus depuis le décès de Catherine. Allant de nulle part vers nulle part ce n’était pour lui qu’un déplacement. Le même trajet, la passerelle, les voies ferrées, la bouche de métro… Au passage il prenait le journal gratuit dans le distributeur. Pour sa soirée sans surprise, dans la rame du métro, il ne lisait, sans illusion, que la page télévision.

Les enfants, partis depuis plusieurs années, avaient construit leurs vies. Il revoyait parfois l’aîné, Michel, à l’occasion, des dimanches d’été. Par contre sa fille, Virginie, vivait aux États-Unis, à San Francisco et ne lui envoyait que de rares cartes postales. De son voyage du matin Pierre espérait chaque jour un changement, une variation, même minime, qui ferait de sa journée une journée pas comme les autres. Essayer, encore une fois, de rentrer en contact avec le monde. Pourtant chaque élément en était marqué dans son esprit. Il ne le voyait plus. Seule la passerelle, longue de plusieurs centaines de mètres, et qui ressemblait à celle où Jeanne Moreau court devant « Jules et Jim », éveillait encore sa curiosité. Chaque matin il prenait plaisir, tout en marchant sans s’arrêter, à regarder les trains qui roulaient en dessous, les quais, les lignes qui fuyaient vers l’horizon, vers l’Est, vers la province, vers l’inconnu. Des trains qu’il ne prendrait sans doute jamais. Le front buté du quotidien.

Pierre était un grand dormeur. Ses nuits, peuplées de rêves, étaient plus grandes et plus belles que ses jours. Il y revoyait très souvent Catherine, les enfants, mais aussi sa mère… Et, depuis plusieurs mois, il faisait très souvent le même rêve :

Je m’engage sur la passerelle de fer, mais ce n’est la même. Seul le chemin tout droit passant par-dessus les rails est identique. La passerelle de fer, rouillée, grise et triste de la réalité se couvre de fleurs de toutes les couleurs, elle se transforme en un paradis de verdure. Des jeunes gens arrivent à ma rencontre. Ils viennent des deux escaliers qui desservent les quais mais ne sont pas pressés comme le sont les voyageurs matinaux et surtout ils me regardent en souriant. Habillés comme leurs doubles réels ils ont une démarche bien différente, nonchalante et pleine de grâce qui les fait ressembler à des danseurs interprétant des rôles. Et puis ils sont beaux. Ils ne me disent rien mais ils m’entourent et me suivent comme si j’étais un des leurs. Vers la moitié de mon trajet sur cette passerelle, coupée du monde, surplombant les fumées blanches des trains à vapeur de mon enfance, nous sommes maintenant plusieurs dizaines à marcher, à danser, vers l’autre rive. Et je vois apparaître là-bas, montant l’escalier d’abord les visages puis les bras, puis entièrement mon épouse qui me regarde, heureuse en me tendant les bras, les enfants, mes parents, tous de l’autre côté m’attendant… Mais c’est alors qu’un train passe en dessous très rapidement et son cri me réveille et je sors de la nuit et mon rêve s’évanouit.

Pierre, à la fin de l’hiver, se mit à tousser. Il essaya bien pendant deux jours de continuer à travailler, mais la fièvre était telle qu’il allât consulter le médecin de son quartier, qui lui fit prendre quelques jours de congé maladie. Pierre rentra chez lui avec des médicaments et il se coucha, attendant que cette maladie le laisse tranquille. Il avait de la fièvre. Il ne parvenait plus à lire. Mais ce qui ne devait durer que quelques jours devint plus grave. Il continua à tousser et à trembler de froid sous l’énorme couette, son pyjama trempé de sueur. Il ne pouvait plus se débrouiller tout seul. Le médecin revint. L’air inquiet il proposa l’hospitalisation. Pierre refusa. Il ne voulait en aucun cas quitter son appartement. Le toubib passa plusieurs coups de téléphone et une femme d’une association de quartier vint alors deux fois par jour lui préparer ses repas.

Allongé dans sa chambre un peu sombre, il regardait souvent la pluie tomber de l’autre côté des vitres. Le ciel gris, par-dessus les toits, était plombé et bas. Seule la radio en sourdine, sur le meuble de chevet, peuplait sa solitude. Heureusement qu’il n’avait pas mal. Il devint de plus en plus faible, ne parvenant presque plus à se lever pour aller pisser. Dix jours passèrent ainsi sans amélioration de son état.

Je revois, sur le quai, en dessous de moi, le visage de mon aimée. Elle me suit du regard, le visage tourné vers la lumière. Elle me reconnaît. Elle rit en me faisant ce petit geste de la main, une sorte de signe qui veut dire «je suis là !». Je veux la rejoindre, mais la foule m’entraîne vers l’autre bout de la passerelle.

Lors de sa troisième visite, le docteur ne lui laissa plus le choix et Pierre fut transporté dans une clinique, de l’autre côté du fleuve. Il fut installé dans une chambre, seul, avec son petit transistor. Pierre dormait beaucoup, ne sachant plus quelle était l’heure de la journée lorsqu’il se réveillait. La pluie toujours, le ciel qui n’en finissait pas de tomber sur la ville. Les infirmières le réveillaient pour changer le goutte-à-goutte, vérifier son état. Celui-ci s’aggravait de jour en jour. On lui demanda les coordonnées de ses enfants. Il demanda d’une voix tremblante son calepin, dans la poche de sa veste, suspendue dans le placard… Elles appelèrent son fils. Celui-ci alerta sa sœur américaine…

Il y a tellement de fleurs écloses partout, sur les montants de fer, que ce n’est même plus possible de voir le chemin que dessine la passerelle. Elle est devenue elle-même végétale. Tout autour de moi les rires et les chants de mes compagnons m’entraînent et nous passons par-dessus les prairies, par-dessus la rivière argentée.

Dans un dernier réveil, entre de longues périodes de sommeil, il reconnut, pelotonnée dans un fauteuil à côté de son lit, sa fille qu’il n’avait pas revue depuis trois ans. Elle dormait. Son fils entra doucement dans la chambre. C’était la nuit. Tout lui parut calme et reposé, réconcilié, normal. Il sourit tout doucement à Michel, et lui murmura à l’oreille «ne réveilles pas ta sœur» puis il se rendormit.

Je suis enfin parvenu à l’autre bout du monde et Catherine m’enlace. Je la serre dans mes bras comme nous le faisions quand nous avions vingt ans. Nous nous retournons vers la passerelle de fer qui redevient telle qu’elle a toujours été. Puis Catherine m’entraîne et je descends l’escalier de pierre recouvert de mousses. Nous pénétrons dans le jardin.

Caillou. 26 janvier 2008

Je ne sais pas lire les cartes routières.

D’ailleurs je ne sais lire aucune carte, touristique, maritime, ou terrestre, je n’y peux rien, je ne sais pas lire les cartes. Il y a dessus des traits, des taches et des méandres, mais je n’y comprends rien et même, je les tiens très souvent à l’envers. Si le Nord est en bas lorsque j’ouvre l’accordéon des plis et que je retourne la carte pour qu’il soit au Nord, si j’ouvre ensuite l’autre pan, le Nord repasse au Sud! Aussi je me méfie des cartes, mais lorsqu’elle m’a demandé, tout en conduisant, de lui indiquer la route à suivre à l’aide d’une carte pliée dans le vide-poche de la voiture, je n’ai pas voulu la décevoir et j’ai fait semblant. Mal m’en a pris. J’ai suivi de la patte les méandres d’une route bleue. Je trouvais qu’elle indiquait bien des lacets pour ce pays de plaines, mais, après tout, pourquoi pas. C’était certainement une route buissonnière. Aussi lorsque nous nous sommes égarés sur la berge de la rivière et qu’elle m’a demandé si nous devions tourner à droite ou à gauche je n’ai pas su quoi dire. Elle a ri : « Et bien mon lapin ! Tu as voulu nous accorder quelques instants de sieste » Et là j’ai fait mon sourire entendu, un peu naïf, l’air étonné, l’air de celui qui a bien joué.

Caillou 17 janvier 2008

Avec les mots de Marie-Lise: bleu / route / lapin

marielise

 

Los Sueltos

9 mars 1972
Entre la Vézulie et le Coduras, c’est la forêt vierge, 1200 kilomètres de forêt vierge, épaisse comme une éponge mouillée dans un évier sale.
En ligne droite c’est 1200 kilomètres, sans un village digne de ce nom, sans un aérodrome, sans une cabine téléphonique… 1200 kilomètres c’est une frontière un peu large ! C’est même la frontière la plus profonde du monde.
Quand je suis parti de Logota, le chauffeur du 4×4, qui m’avait amené sur le quai et aidé à charger mes 2 sacs sur la pirogue, m’a salué d’un air dubitatif, en disant « par là vous quittez la Vézulie » et il me montrait l’amont du fleuve, puissant, boueux et calme. Je suis sûr que quand j’aborderai Maracas, émergeant de la jungle des pentes du Lato Brosso, son collègue me souhaitera la bienvenue au Coduras. Entre les deux, il y aura eu quatre mois de lutte à la machette, quatre mois de bagarre contre les moustiques et les sangsues, les araignées grosses comme des pommes et les petits serpents verts qui tuent en moins de dix secondes ceux qui, le matin, enfilent leurs bottes sans en avoir préalablement vidé le contenu. Et je ne sais même pas si je rencontrerai les Calchèques !

17 mars
Depuis mon départ, je remonte El Logro. D’après la carte de Chavez, il me faudra encore 10 jours pour en atteindre la partie non navigable. Après, pendant 250 kilomètres, une série de sauts de puce, en traînant la pirogue sur les bords caillouteux, m’amèneront sur les pentes de la Cordillère. Et puis, encore plus haut ce sera l’abandon de la pirogue, et l’ascension des hauts plateaux, la marche. Mais j’atteindrai alors, j’en suis sûr, le pays des Calchèques. C’est du moins ce que racontent les deux indiens rencontrés par Chavez en 70, lorsqu’il écrit dans son journal à la date du 5 mars « Vu 2 indiens Chacos, qui baragouinaient un peu le karani. Ils descendaient le fleuve. Nous avons mangé ensemble des poissons bleus et verts, qu’ils appellent des chincas. Ils m’ont dit qu’ils avaient échangé des peaux avec des chasseurs, plus haut sur le plateau, à 17 jours de marche et que c’étaient des types grands, blancs, aux yeux bleus… Des Calchèques ? »

3 avril
Je n’en peux plus. C’est une jungle monstrueuse. Je n’ai jamais traversé une telle densité et pourtant j’y suis bien obligé depuis que j’ai dû quitter la rivière. Je n’avance, très péniblement que de 4 à 6 kilomètres par jour. Jour dont d’ailleurs je ne vois pas grand-chose puisque, ici, la forêt est impénétrable, pas un rayon de lumière, juste une vague luminosité d’eau qui ne permet pas d’y voir très loin, ce qui serait de toute façon inutile puisque la végétation est tellement dense qu’elle bouche toute vue. Je ne me dirige qu’à la boussole. Et avec ce sol spongieux dans lequel je m’enfonce à chaque pas, avec ces lianes en tous sens, avec la prudence qui ralentit tous mes gestes, avec la sueur qui dégouline, la chemise sur mon dos qui colle, je n’avance pas, je n’avance plus du tout. Je dois tout le temps m’arrêter pour reprendre ma respiration. Dire que tout ce voyage, je l’ai commencé à Paris, tranquillement installé dans la salle de lecture de la bibliothèque d’Ethnographie de la rue Causse ! Ce carnet retrouvé il y a deux ans par l’expédition de Muller et Gordon. Ce carnet et les quelques affaires du professeur Chavez, ramenés au bord du fleuve par les indiens Chacos. Mais je veux absolument avant Gordon et Muller retrouver les Calchèques !

2 mai
Ça y est. J’ai été contacté ! Hier soir, fourbu, je me traînais, dans les fougères géantes, sortes de scolopendres mauves, sur un parterre d’épais pourrissements moites et gluants. Brusquement un cri humain m’a fait lever la tête. Dans les frondaisons, qui me semblent d’ailleurs moins hautes depuis quelques jours, une cabane se dessinait, accrochée aux branches d’un Copaïba, plus haut et fort que les autres. Une femme me dévisageait, semblant me désigner du doigt à d’autres, que je ne pouvais voir. Elle disparut immédiatement de l’autre côté d’une sorte de rambarde de lianes entrecroisées. J’entendis de nouveau son cri, un hululement très aigu, bref mais puissant, suivi d’une aspiration sifflée, plus longue. J’aurais pu, dix fois passer en cet endroit et ne rien voir, habitué que je suis depuis presque deux mois à ne regarder que mes pieds et là où je les pose ! Mais maintenant qu’ils m’ont signalé leur présence, je ne veux plus bouger. J’ai donc monté mon hamac et la moustiquaire, fais un petit feu, fais chauffer un peu d’eau pour mon blé dur, et maintenant, j’attends. J’ai trouvé, j’en suis sûr, les Calchèques

3 mai.
Le lendemain matin.
Ils sont venus. C’est une famille de 6 individus. Un homme, une femme plus âgée, peut-être sa mère, une autre plus jeune, certainement son épouse, manifestement enceinte, et deux enfants, une fille de quatorze ans peut-être, un garçon de 8 ans pas plus. Ils sont venus, hier, à la nuit tombante. J’étais assis auprès de mon feu. J’écoutais les bruits de la forêt. Les singes et les cacatoès, toutes ces galopades d’avant l’obscurité. J’étais heureux car je le savais bien qu’ils étaient là, autour de moi, attendant l’heure propice, l’heure de la rencontre. Puis les fougères s’écartèrent et la femme apparut suivie des autres membres de la famille. Je les invitais du geste à s’asseoir. Ils n’avaient aucune arme, ni arc, ni flèche, ni sarbacane. Ils sont nus et effectivement d’une taille plus grande que les indiens Chacos. Malgré le hâle dû à cette vie dans la jungle, ils sont manifestement blancs avec les cheveux châtains et les yeux bleus. Nous avons mis longtemps avant d’essayer d’échanger quelques mots. De longs regards d’observation. Ils me fixaient dans les yeux, ce qui est surprenant, car les indiens de la forêt n’ont pas du tout cette habitude. Rien d’ailleurs dans leurs façons d’être et dans leurs coutumes ne semble être d’origine indienne.
Enfin, la jeune femme a parlé.Elle a essayé un peu de dialecte chacos, que je parle mal, mais que je reconnais, puis quelques mots de karani, qui m’est plus familier. Je lui répondais un peu laborieusement. Nous échangeâmes surtout des informations sur le fleuve el Logro que j’avais quitté depuis déjà plusieurs semaines. Elle me dit qu’ils allaient une fois par an à sa source, pour une rencontre avec d’autres familles. Et c’est à cet instant précis, alors qu’elle se retournait vers l’homme assis derrière elle, pour lui demander une précision concernant la distance, c’est là que je l’entendis distinctement parler en espagnol ! Je n’en crus pas mes oreilles. Je lui répondis dans cette langue. Elle se retourna d’un coup et tous se mirent à parler et à rire. Les Calchèque parlaient castillan! Une langue archaïque, très pure, avec des tournures de phrases pour moi étonnantes.

27 mai
La nuit dernière une petite fille est née dans cette cabane suspendue dans les arbres. Je suis très ému d’avoir pu assister à une nativité chez les Calchèques. Tout s’est d’ailleurs très bien passé. Toute la famille a assisté la jeune femme, Juliana. Ce fut un moment très beau et fort et ce matin, assis sur cette branche à 35 mètres du sol, je ne peux m’empêcher d’être heureux.

18 mai
J’ai été admis, en quelques jours, dans cette famille Calchèque. Du moins c’est le nom que je continue à leur donner mais ils s’appellent entre eux Los Sueltos. J’ai un peu compris comment ils vivent dans cette jungle impénétrable. Leur mode de vie est assez semblable à celui des indiens environnants, qu’ils ne rencontrent pourtant pas, ou très peu. Chasse, pêche cueillette, très peu de culture sur brûlis forment l’essentiel de leur subsistance. La forêt est riche pour celui qui la connaît bien. Et ils la connaissent parfaitement. Ils vivent, totalement nus, dans les arbres et changent régulièrement de terrain de chasse et d’habitation. Ils déménagent une fois par an. Et j’ai cru comprendre que ce changement d’aire se faisait en revenant de la grande réunion de la source du fleuve.
L’unité de base est la famille. Elle se divise dès que les enfants prennent leur essor et se mariant, fondent une nouvelle famille dont la femme détient le pouvoir. Il y a une forme de séparation des tâches, les hommes et les jeunes, garçons et filles allant à la chasse, tandis que les femmes et les parents plus âgés gèrent le campement.
C’est donc une société matriarcale où le pouvoir est plutôt léger, et librement consenti par le mari. Le pouvoir est léger car les Calchèques ne font pas la guerre et ignorent superbement leurs voisins. En cas de conflit, ils se retirent et leur laissent le terrain. La jungle est grande.
Ils fuient tout contact avec le monde extérieur, se cachant dès que des militaires ou des explorateurs traversent leur territoire. Pourquoi m’avaient-ils fait signe ? Parce que j’étais seul ? Inoffensif ? Alors que je sais que l’expédition Gordon-Muller c’est, pour 2 explorateurs, 20 porteurs, 8 soldats, et plus de 500 kilos de matériel.
Les Calchèques n’ont ni prêtres ni église. La croyance religieuse semble varier selon le système de valeurs de chaque individu. J’ai cru reconnaître chez certains des comportements animistes, comme l’adoration de certains arbres par Léo, le mari, par exemple, mais j’ai vu aussi une croix, très simple, accrochée sur une branche, près du lit de Juliana, l’épouse et jeune mère de la petite fille.

4 juin
Je viens de traverser les deux jours les plus importants de ma vie. J’avais sur mon dos, dans un sac de fibres le petit bébé de Juliana et de Léo. Nous avons marché 3 jours dans la jungle avant d’arriver sur une sorte de cirque de montagne, un peu dégagé, dont nous avons gravi une des pentes. Cela faisait comme un amphithéâtre et au milieu de cette vallée, tout en bas, le mince filet de la source sourdait de la montagne et brillait comme de l’argent en s’écoulant vers l’horizon vert de l’immense foret. Dans l’après-midi et la soirée sont arrivés, d’un peu partout, des familles entières, plus de 600 Calchèques. Il y avait des chants et des rires, et après les retrouvailles des familles, les embrassades et les tapes dans le dos, la grande fête a commencé. Deux jours de danse, de musiques, de repas interminables, de libations, de spectacles de marionnettes… J’ai dansé, au rythme des tambours, entraîné par une jeune fille aux longs cheveux, à la grâce mais aussi à la fureur latine. Elle semblait vouloir me dire quelque chose que je ne comprenais pas.
Et puis, ce matin, des femmes sont venues et m’ont proposé de rencontrer un homme qui avait entendu parler de moi et désirait me voir. Je les ai suivis et de l’autre côté de la vallée, j’ai vu, sur une litière de palmes, un vieil homme qui était étendu et qui, appuyé sur le coude, me regardait arriver. Je ne le connaissais pas. Mais lui, il avait dû entendre parler de moi, s’est présenté comme le docteur Chavez. Je le croyais mort. J’étais totalement bouleversé et je lui dis que je venais ici en lisant son carnet retrouvé par une autre expédition.
– Muller-Gordon ?
– C’est exact.
– Il ne faut surtout pas qu’ils trouvent les Calchèques.
– Mais pourquoi.
– S’ils arrivent jusqu’ici et prennent contact avec Los Sueltos, cela sera la fin d’une expérience humaine totalement bouleversante et qui remonte au dix-septième siècle !
– Mais je ne comprends pas.
Le vieil homme se redressa et s’assit péniblement.
– Ces gens que vous voyez autour de nous ne sont pas des indiens. Vous n’avez pas compris qui ils sont et d’où ils viennent ?
– Ils parlent l’espagnol, mais j’ai cru que cela venait d’un contact avec des missionnaires jésuites, peut être d’anciennes écoles de mission…
– Vous n’y êtes pas du tout mon jeune ami. Los Sueltos ne sont pas des indiens. Mes recherches, depuis maintenant 2 ans que je vis parmi eux, m’ont prouvé que ce sont des paysans d’Estrémadure, arrivés sur la côte Pacifique au dix-septième siècle et qui ont tout fait pour se retirer du monde, s’enfuyant toujours plus profondément dans la forêt vierge.
Ils ne peuvent plus maintenant revenir vers une civilisation qu’ils ont totalement rejetée.
– Mais ils ne savent plus ni lire ni écrire. Comment pourrait-ils rejeter notre monde s’ils ne le connaissent pas ?
– Ils ne connaissent certes pas l’époque moderne, mais la tradition orale leur permet de se souvenir très bien de celle qu’ils ont quittée. Le monde des conquistadors, du servage, de l’inquisition, des bûchers, des famines, des guerres et des pestes, de la papauté et des rois… Cet univers qu’ils ont fui, et dont ils méprisaient les valeurs, a-t-il tellement changé qu’ils en accepteraient aujourd’hui les bienfaits : les mégalopoles et l’exode rural, la pollution et la consommation, le pillage du tiers-monde et l’expulsion des étrangers, la mondialisation de l’exploitation, les guerres d’État et le terrorisme, le chômage et la technocratie ?
– Mais vous ne pouvez pas décider pour eux !
– Faux ! C’est eux qui ont décidé pour moi. Et pour être exact c’est elles. D’ailleurs elles ont quelque chose à vous dire.
Chavez me fit signe de me retourner et s’étendit de nouveau.
Je tournais la tête et je vis la jeune fille qui m’avait fait danser la veille. Elle me tendait la main. Le ciel enfin dégagé des nuages, l’horizon à perte de vue vert de la forêt, formait comme un décor entourant sa beauté. Tout autour d’elle un groupe de femmes où je reconnus Juliana et sa mère me souriait avec affection…
– quieres casarte conmigo ?
Elle me demandait en mariage !
Je me vis encore sale, imbu de civilisation, pourtant choisi parmi les hommes. Et après tout qu’avais-je à perdre du monde ancien ! Je résolus de rester parmi eux, d’être moi aussi un Suelto.

Caillou. 15 janvier 2008

En plein cœur de l’hiver

Le repas de fête s’éternisait. Les adultes aiment rester à table, se raconter mille choses, se disputer parfois. Ils boivent des cafés et des liqueurs. Les mères posent leurs pieds sur les chaises…
Et l’après-midi se passe ainsi.
Il faisait, dehors un temps de chien. La télévision, dans la salle à manger, n’était pas accessible. Les parents n’auraient pas aimé que son bruit se superpose au leur. Alors nous, nous sommes partis tous les 6 dans la chambre au fond du couloir, dans la chambre de Sébastien.
Six adolescents, allongés sur le lit, assis sur le fauteuil, le pouf, sur le tapis… Il y avait Sébastien, le plus jeune, son frère Olivier, les cousines Julie et Sarah, mon frère Bryan et moi. Je n’étais jamais rentré dans sa chambre, une chambre de garçon, au fond pas si différente de la mienne. Les posters aux murs parlaient de motos et de handballeurs, les miens montrent plutôt des petits chats et des chanteuses de soul, mais pour le reste entre le bureau neuf, l’étagère avec ses livres et la penderie, elles se ressemblent.
On ne se connaît pas très bien. Je suis proche de mes cousines bien sûr… Mais on ne se voit qu’une ou deux fois par an, à Labenne, et les garçons encore plus rarement. Nous ne savions pas quoi nous dire. Alors pour détendre l’atmosphère Sébastien a proposé un jeu.
– C’est le jeu de l’histoire à deviner. Vous le connaissez ?
Nous avons accepté. Nous étions même enchantés à l’idée de jouer.
– Il faut d’abord tirer au sort.
Il a sorti un dé et c’est moi qui fus désignée. Sébastien me demanda de sortir.
– Nous t’appelons dès que cela commence.
De l’autre côté de l’appartement, j’entendais les rires des parents, tous au salon, autour de la grande table de ce repas du premier de l’An. Après quelques instants dans ce couloir, Julie vint me chercher. Ils étaient tous assis et m’avaient laissé le pouf de libre.
– Alors voilà, Amandine, tu dois deviner une histoire en nous posant des questions auxquelles nous ne pouvons répondre que par oui ou non. Tu peux prendre tout le temps que tu veux.
Moi je réfléchissais.
– C’est une histoire vraie ?
Ils se regardèrent tous… Ils souriaient, mais ne savaient pas trop quoi répondre. Puis finalement Sébastien me dit
– Oui.
– Elle est arrivée à l’un d’entre vous ?

Il y eut un silence, avec des petits rires, puis plusieurs me répondirent que non.
– Elle m’est arrivée à moi ?
Je ne compris pas pourquoi ils se sont tous pliés de rire ! Et tous ensemble me dire que oui !
– L’année dernière ?
C’était une question un peu bête ,vu que nous étions le premier de l’an…
– Oui.
– L’automne dernier ?
– Non
– Cet été ?
– Oui !
Et là de nouveau, ils s’esclaffèrent.
L’été dernier j’étais en vacances dans les Landes, à Labenne, chez mes cousines. Si c’était une histoire vraie et qu’ils la connaissaient tous c’est que c’était Julie et Sarah qui l’avait racontée.
– Pendant les vacances, chez Sarah et Julie ?
Alors là ce fut l’explosion de rire ! Ils me firent signe que oui mais aucun ne pouvait plus me répondre tellement ils rigolaient. J’étais vexée ! Enfin Sébastien reprit un peu son calme…
– Oui !
Du coup je ne m’adressais plus qu’à lui. Les autres étaient incapables de me répondre.
– C’était à la plage ?
– Oui !
– Avec mon petit frère, avec Bryan ?
– Non !
Mon frangin, (c’est un crétin !), se marrait encore plus fort que les autres.
– Alors j’étais seule ?
– Oui !
– Comment tu le sais ?
– On ne peut te répondre que par oui ou non donc je ne peux pas répondre à cette question.
– Mais il y avait Julie ?
– Oui.
– J’étais seule et il y avait les cousines ?
– Non
– Seulement Julie ?
– Oui
Je n’y comprenais plus rien. Julie était là, mais j’étais seule ? Cette histoire n’avait ni queue ni tête. L’été dernier, sur cette plage des Landes, j’étais souvent avec un garçon, Arnaud, qui habite leur ville, un copain de collège de Sarah… En fait j’étais très amoureuse de lui ! Je le trouvais très beau, intelligent. Nous avions flirté. Il m’avait embrassée… Pas si souvent car il y avait toujours mon petit frère ou mes cousines pour nous accompagner ! Et puis à la fin des vacances, nous avions été séparés, et j’étais très triste de repartir. Heureusement qu’il avait, depuis, souvent téléphoné à la maison et qu’il m’écrivait par mails des lettres très sympathiques. Ce qui prolongeait en plein cœur de l’hiver les moments si beau de l’été dernier… Alors si j’étais sur cette plage… C’était avec lui ?
– J’étais avec Arnaud ?
– Non

Je ne comprenais plus rien. Ils se moquaient tous de moi. J’avais un peu envie de pleurer de leur jeu à la con ! Il n’y avait pas d’histoire du tout ! Et puis brusquement je crus deviner.
– Donc Julie était avec lui ?
Sébastien et tous les autres me regardèrent en riant.
– Oui.
Julie était toute rouge et elle pouffait de rire.
– Ils se baignaient ?
– Non
Mais s’ils ne se baignaient pas et qu’ils n’étaient pas avec moi, où pouvaient-ils être ?
– Sur la dune ?
– Oui
Et là, c’est tous les cinq qui me répondirent en hurlant de rire. Je les voyais tous en train de se foutre de ma gueule… Je réfléchissais… Julie est plus grande et plus belle que moi. Et puis elle vit à Labenne toute l’année…
– Il t’a embrassée ?
Julie ne pouvait plus me répondre tellement elle rigolait… Mais tous me dirent
– Oui
– Arnaud l’a embrassée ?
– Oui
– Pendant que j’étais sur la plage ?
– Oui
Sarah se leva d’un seul coup et dit
– Bon ça va là. On arrête ! Sébastien, tu lui expliques.
Mais moi je voulais savoir. Maintenant je voulais tout savoir !
– Tu as fait l’amour avec lui ?
Julie ne me répondit pas, Sarah ne riait plus du tout… Mais les garçons répondirent tous en chœur :
– Oui !
– Et depuis cet été ?
– Oui !
Il y eut des bruits de pas dans le couloir.
La porte s’ouvrit. C’était mes parents.
– Allez les enfants. On s’en va. Cela fait au moins une heure qu’on vous appelle !
Bryan me dit qu’il m’expliquerait tout plus tard. J’étais au bord des larmes, mais il me fallut le cacher à mes parents, rester digne devant les autres, devant cette garce de Julie !
Et ensuite tout alla très vite. On s’embrassa. Je me suis retrouvée à l’arrière de la voiture. Mon frère m’expliqua quand même la règle de ce jeu. Nous avions au moins deux heures de route pour rentrer à la maison. Et pendant tout le trajet, sous une pluie battante, derrière les vitres de la bagnole, je pleurais à cause d’un jeu si bête et qui m’avait rendue jalouse.

Caillou. 11 janvier 2007

Vous voulez connaître la règle de ce jeu ?

Quand la question se termine par une voyelle les joueurs répondent oui, quand elle se termine par une consonne, ils répondent non !