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Lettre à un militant algérien

 

Après cette semaine passée, à Toulouse, en compagnie des femmes marocaines et algériennes de la “Caravane pour l’égalité entre les femmes et les hommes”.

Après cette semaine d’émotions, et de colères, de fraternité et de découvertes, tandis qu’elles repartent, j’avais envie de relire Albert Camus.
Bien m’en a pris. Je vous en fait part…

Caillou, 30 mai 2008

Ce texte date d’octobre 1955 donc juste après le massacre de Philippeville, du 20 août précédent. Dans cette lettre Albert Camus écrit à Aziz Kessous, un socialiste algérien, ex-membre du parti du Manifeste, qui s’était proposé de lancer après que la rébellion eut éclaté, un journal “Communauté Algérienne”, qui, “dépassant le double fanatisme dont souffre aujourd’hui l’Algérie, puisse aider à la constitution d’une communauté vraiment libre”. Cette lettre a paru dans le premier numéro du journal, le 1er octobre 1955.

Mon cher Kessous

J’ai trouvé vos lettres à mon retour de vacances et je crains que mon approbation ne vienne bien tard. J’ai pourtant besoin de vous la dire.
Car vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons. Et depuis le 20 août, je suis prêt à désespérer.
Supposer que les Français d’Algérie puissent maintenant oublier les massacres de Philippeville et d’ailleurs, c’est ne rien connaître au cœur humain. Supposer, inversement, que la répression une fois déclenchée puisse susciter dans les masses arabes la confiance et l’estime envers la France est un autre genre de folie. Nous voilà donc dressés les uns contre les autres, voués à nous faire le plus de mal possible, inexpiablement. Cette idée m’est insupportable et empoisonne aujourd’hui toutes mes journées.
Et pourtant, vous et moi, qui nous ressemblons tant, de même culture, partageant le même espoir, fraternels depuis si longtemps, unis dans l’amour que nous portons à notre terre, nous savons que nous ne sommes pas des ennemis et que nous pourrions vivre heureusement, ensemble, sur cette terre qui est la nôtre. Car elle est la nôtre et je ne peux pas plus l’imaginer sans vous et vos frères que sans doute vous ne pouvez la séparer de moi et de ceux qui me ressemblent.
Vous l’avez très bien dit, mieux que je ne le dirai: nous sommes condamnés à vivre ensemble. Les Français d’Algérie, dont je vous remercie d’avoir rappelé qu’ils n’étaient pas tous des possédants assoiffés de sang, sont en Algérie depuis plus d’un siècle et ils sont plus d’un million. Cela seul suffit à différencier le problème algérien des problèmes posés en Tunisie et au Maroc où l’établissement français est relativement faible et récent. Le « fait français » ne peut être éliminé en Algérie et le rêve d’une disparition subite de la France est puéril. Mais, inversement, il n’y a pas de raisons non plus pour que neuf millions d’Arabes vivent sur leur terre comme des hommes oubliés: le rêve d’une masse arabe annulée à jamais, silencieuse et asservie, est lui aussi délirant. Les Français sont attachés sur la terre d’Algérie par des racines trop anciennes et trop vivaces pour qu’on puisse penser les en arracher. Mais cela ne leur donne pas le droit, selon moi, de couper les racines de la culture et de la vie arabes. J’ai défendu toute ma vie (et vous le savez, cela m’a coûté d’être exilé de mon pays) ‘idée qu’il fallait chez nous de vastes et profondes réformes. On ne l’a pas cru, on a poursuivi le rêve de la puissance qui se croit toujours éternelle et oublie que l’histoire marche toujours et ces réformes, il les faut plus que jamais. Celles que vous indiquez représentent en tout cas un premier effort, indispensable, à entreprendre sans tarder, à la seule condition qu’on ne le rende pas impossible en le noyant d’avance dans le sang français ou dans le sang arabe.
Mais dire cela aujourd’hui, je le sais par expérience, c’est se porter dans le «no man’s land » entre deux armées, et prêcher au milieu des balles que la guerre est une duperie et que le sang, s’il fait parfois avancer l’histoire, la fait avancer vers plus de barbarie et de misère encore. Celui qui, de tout son cœur, de toute sa peine, ose crier ceci, que peut-il espérer entendre en réponse, sinon les rires et le fracas multiplié des armes ? Et pourtant, il faut le crier et puisque vous vous proposez de le faire, je ne puis vous laisser entreprendre cette action folle et nécessaire sans vous dire ma solidarité fraternelle.
Oui, l’essentiel est de maintenir, si restreinte soit-elle, la place du dialogue encore possible; I’essentiel est de ramener si légère, si fugitive qu’elle soit, la détente. Et pour cela, il faut que chacun de nous prêche l’apaisement aux siens. Les massacres inexcusables des civils français entraînent d’autres destructions aussi stupides opérées sur la personne et les biens du peuple arabe. On dirait que des fous, enflammés de fureur, conscients du mariage forcé dont ils ne peuvent se délivrer, ont décidé d’en faire une étreinte mortelle. Forcés de vivre ensemble, et incapables de s’unir, ils décident au moins de mourir ensemble. Et chacun, par ses excès renforçant les raisons, et les excès, de l’autre la tempête de mort qui s’est abattue sur notre pays ne peut que croître jusqu’à la destruction générale. Dans cette surenchère incessante, I’incendie gagne, et demain l’Algérie sera une terre de ruines et de morts que nulle force, nulle puissance au monde, ne sera capable de relever dans ce siècle.
Il faut donc arrêter cette surenchère et là se trouve notre devoir, à nous, Arabes et Français, qui refusons de nous lâcher les mains. Nous Français, devons lutter pour empêcher que la répression ose être collective et pour que la loi française garde un sens généreux et clair dans notre pays; pour rappeler aux nôtres leurs erreurs et les obligations d’une grande nation qui ne peut, sans déchoir, répondre au massacre xénophobe par un déchaînement égal; pour ac-
tiver enfin la venue des réformes nécessaires et décisives qui relanceront la communauté franco-arabe d’Algérie sur la route de l’avenir.
Vous, Arabes, devez de votre côté montrer inlassablement aux vôtres que le terrorisme, lorsqu’il tue des populations civiles, outre qu’il fait douter à juste titre de la maturité politique d’hommes capables de tels actes, ne fait de surcroît que renforcer les éléments anti-arabes, valoriser leurs arguments, et fermer la bouche à l’opinion libérale française qui pourrait trouver et faire adopter la solution de conciliation.
On me répondra, comme on vous répondra, que la conciliation est dépassée, qu’il s’agit de faire la guerre et de la gagner. Mais vous et moi savons que cette guerre sera sans vainqueurs réels et qu’après comme avant elle, il nous faudra encore, et toujours, vivre ensemble, sur la même terre. Nous savons que nos destins sont à ce point liés que toute action de l’un entraîne la riposte de l’autre, le crime entraînant le crime, la folie répondant à la démence, et qu’enfin, et surtout, I’abstention de l’un provoque la stérilité de l’autre. Si vous autres, démocrates arabes, faillissez à votre tâche d’apaisement, notre action à nous, Français libéraux, sera d’avance vouée à l’échec. Et si nous faiblissons devant notre devoir, vos pauvres paroles seront emportées dans le vent et les flam
mes d’une guerre impitoyable.
Voilà pourquoi ce que vous voulez faire me trouve si solidaire, mon cher Kessous. Je vous souhaite, je nous souhaite bonne chance. Je veux croire, à toute force, que la paix se lèvera sur nos champs, sur nos montagnes, nos rivages et qu’alors enfin, Arabes et Français, réconciliés dans la liberté et la justice, feront l’effort d’oublier le sang qui les sépare aujourd’hui. Ce jour-là, nous qui sommes ensemble exilés par la haine et le désespoir, retrouverons ensemble
une patrie.

Albert Camus

Etre et avoir été

C’est une pince à épiler
sur un muret dans un jardin
elle ne sert plus que pour le chien.

Elle a été jeune et brillante
mais sous la pluie elle s’est rouillée
c’est juste un objet oublié.

Chaque chose à une vie, une mort
un temps avant d’être un souvenir
qui s’évanouit dans un soupir.

Caillou, 4 mai 2008.

Le jeune qui pleure

Dans le tout nouveau Palais de Justice, dont l’entrée monumentale se trouve maintenant sur les allées Jules Guesde, nous sommes beaucoup plus nombreux que d’habitude pour assister à l’Audience du Juge des Libertés. Il va statuer sur la légalité ou non des mesures d’expulsion prises à l’encontre de quelques sans-papiers… Attention, il ne va pas dire la loi sur le fond mais uniquement sur la forme ! Cette affluence s’explique par le retour, après des mois de protestation et de bagarre juridique des avocats toulousains, d’une justice de nouveau rendue dans ses murs, et pas à l’intérieur du centre de rétention des étrangers de Cornebarrieu.
Car il s’agissait d’une question de fond : la séparation des pouvoirs entre le judiciaire et l’exécutif… Relire Montaigne…

Il est vrai que de juger ces étrangers dans une cage à poules entourée de cellules, dans l’anonymat, sans témoins, là-bas, au fin fond des pistes de l’aérodrome de Blagnac, en pleine campagne, c’était plus facile et plus discret pour les exécuteurs…

Ils sont une dizaine, sur le banc, devant le juge et son assesseur. De part et d’autres les Policiers de l’Air et des Frontières tiennent les murs. Nous sommes quelques uns venus là pour soutenir un jeune Géorgien, orphelin, venu mineur, chez un de ses frères, à Hendaye, et qui maintenant, majeur est devenu expulsable.

La litanie des souffrances se fait entendre. Mais derrière l’étiquette globalisante de «sans-papiers» ce sont des hommes et des femmes qui vivent des situations particulières… rien qui puisse se résumer, des parcours de vie singuliers…

Et puis au milieu, un jeune qui pleure. On ne comprend pas s’il est né en 82 ou en 92, ce qui bien sûr change tout… Majeur ? Mineur ? Une expertise osseuse devrait bientôt dire la vérité sur ce point. Mais on sait qu’il est de Tlemcen, en Algérie, et qu’il pleure. On ne comprend rien à ce qu’il bafouille. Le juge aux cheveux blancs l’interroge et l’interrompt quand le jeune essaye de s’expliquer sur le fond. «Je ne peux pas vous entendre, cela ne me regarde pas, je ne peux que juger de la légalité de la procédure!» Puis brusquement il le rappelle à l’ordre, «soyez digne !» Vous n’êtes quand même pas en prison ! »

Que dire de plus si ce n’est inviter ce pauvre juge à visiter le Centre de Rétention Administrative, voir à y séjourner, pour vérifier si ce n’est pas d’une prison d’où l’on sort, pour quelques minutes, ce jeune Algérien sans papier, qui pleure, et que l’on va enfourner dans un avion, dans quelques jours.

Caillou. 22 avril 2008

Je me souviens de son sourire.

 

La scène était illuminée, tout au fond de la salle obscure, quand le régisseur nous a fait pénétrer.
Jamais rentré dans un théâtre, très jeune homme et sans expérience, j’ai fait comme les autres et je me suis approché du bord de la scène.
Nous étions ainsi une quinzaine de photographes, debout, seules les têtes, cachées derrière les objectifs, dépassaient au raz du plancher.
Derrière nous les ténèbres et devant moi la magie d’un spectacle en construction.
J’ai sorti mon boîtier, enfin c’était celui de ma mère, un Minolta SR7, un réflex japonais à l’optique verte, de toute beauté, et j’ai regardé ce qui se passait dans la lumière. Les acteurs terminaient, ce soir-là, l’avant-dernière répétition, la costumière. Les lumières doivent apprivoiser les couleurs et les tissus…
Mais moi c’était mon premier reportage. Je venais d’être embauché comme apprenti dans une agence de presse, qui n’avait trouvé personne d’autre pour assurer cette pige. J’avais un peu peur de louper mes prises de vues. J’ai pris quelques images, les coudes sur le plancher, l’œil collé dans le viseur, quelques portraits d’acteurs dont je ne me souviens pas, bien sûr, en noir et blanc, sur de la pellicule de 400 asa, de la Kodak aux boîtiers jaunes.
Puis la répétition se termina. Le metteur en scène était content. Tout était prêt. Demain la répétition générale, ouverte aux critiques parisiens, puis plus tard les représentations, le public, peut-être un succès, peut-être un four, qu’importe, le travail de préparation, de mise en place, tout était fini. Il autorisa les photographes à monter sur la scène. Et l’auteur s’assit dans un canapé sur le côté du plateau, entouré de tous les comédiens. Nous devant, en mêlée de rugby, dans ces moments il faut faire vite, nous nous bousculions pour obtenir le bon cadre.
Je n’avais jamais fait cela. J’avais 17 ans et cette confusion me parut d’une incroyable violence. Mes confrères demandaient tous ensemble, mais les uns sur les autres, à l’un ou l’autre de regarder son objectif. En face cela les faisait rire. Pris dans la tourmente, je cadrais comme je pus et essayais, bousculé par des coups d’épaule, de prendre une image valable. Je changeais rapidement d’objectif pour un téléobjectif de 200 mm. Un visage, puis un autre, vite, vite, ils vont se lever et après ce sera trop tard. Dans mon viseur, je vis alors l’auteur de la pièce, très célèbre à l’époque, qui me regardait moi et qui, très gentiment, longuement, me faisait son plus beau sourire. Elle était ironique et tendre, mais ce sourire était pour moi, rien que pour moi. Je le savais très bien lorsque j’appuyais sur le déclencheur. Ma jeunesse et ma visible inexpérience de ces pratiques de brutes l’amusaient.

Développé, ce portrait ne trouva pas preneur et se perdit dans les archives de l’agence de presse de la rue Réaumur.

Maintenant, des années plus tard, je me souviens de ce sourire et je lui en suis toujours reconnaissant. Merci, Madame Françoise Sagan, je n’ai jamais beaucoup aimé vos livres mais votre sourire, ce soir de septembre 1966, je ne l’ai jamais oublié.

Caillou, 10 avril 2008

jeanloup-sieff-francoise-sagan-st-tropez-1956

Françoise Sagan à St.Tropez en 1956 par Jeanloup Sieff

Les vacances en Grèce

Aighon 4/7/72.
La purée va, si j’aurais su, jamais je viens dans ce pays pourri !
Le prochain qui vient me le dire, à moi, qu’ici le Paradis c’est pas mieux, la fugur comme une carabasse je lui fais, les dents de devant je lui casse, et son oeil tout bleu y vient quand même il était marron.Toujours je m’ai demandé pourquoi quant y se tiennent la rabia, y’en a qui disent : “Vas te fair ouar par les Grecs”: Méteunant, ça yé, j’ai compris. Celui-la que tu peux pas t’le ouar en peintur, c’est pas difficile, tu t’lenvois ici. D’un seul coup, pas deux, tia plus besoin te venger…Tou, y’a rien a fair, j’peux pas t’raconter. Ac’ la rage que je me tiens, y’en aurait pour 25 pages et, en plus, tu les lirais pas, mais le jour de l’arrivée je te donne l’aperçu, et que le cul y me tombe si ça que je dis c’est pas vrai !

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La beauté et sa représentation

Faussant compagnie à la famille qui m’avait accueilli, à Anglet, prétextant le très beau temps et leur désir de discuter entre eux, j’étais allé me promener, sur les falaises, envie de dessiner aussi. Je m’assis sur un caillou plat, tout au bout du cap, devant Biarritz. Le soleil d’après-midi d’avril était encore assez haut sur ma droite et éclairait le monde sans l’aplatir, comme il le fait, plus tard, dans l’année. La brise, venue de l’océan, n’était pas trop forte, il faisait beau et je pris là un bon moment de fraîcheur, en regardant la baie.

J’ouvris alors mon grand carnet d’esquisse et essayais, timidement, de rendre avec mes fusains, le lent mouvement de la mer, ce seul mouvement dans la calme splendeur du paysage, vu de mon promontoire. Je dessinais, ce qui était facile, la conque de sable, la ville et ses immeubles bourgeois, le petit phare, la montagne derrière, la côte lointaine, les baigneurs et, ce qui m’était bien plus compliqué, les grandes vagues qui, immuablement allaient caresser la peau de l’océan pour s’échouer langoureusement sur le sable.

Je m’y repris, beaucoup, gommant, frottant, noircissant puis estompant sur le papier, les grandes traces, le mouvement, la perspective des vagues. Je savais que je ne pourrais pas, en dessinant ses grandes ondulations, les montrer telles qu’elles sont. J’espérais juste en donner une image, illusoire, qui évoquerait aux yeux de mes hôtes, quelque chose qui ressemblerait, de loin, à une réalité qu’ils connaissaient bien mieux que moi. Mais, au bout d’une demi-heure, une heure peut-être, je mis un point final à mon essai. Il me fallait rentrer et je savais que je ne saurais pas faire mieux. Je rangeais donc mon attirail, ma trousse et repartis, mon carnet sous le bras.

C’est alors que je vis, un peu plus haut, un jeune couple qui regardait la mer, sur la balustrade de bois qui lui fait face. Elle y était assise, il l’enlaçait debout derrière elle. La jeune femme était radieuse, face au soleil, les pieds posés sur une barre, ses mains à lui, autour de la taille. L’homme, très beau, le visage encadré dans la longue chevelure des adeptes du surf, avait sa tête posée dans le creux du cou de la jeune fille et il m’observait, intrigué, tandis que je me rapprochais, plus bas, dans la légère pente qui me faisait remonter vers leur point de vue. Il émanait d’eux une beauté lumineuse et fière. Ils ne souriaient pas, ils avaient même une gravité profonde, celles des adolescents incertains.

Moi je franchis la balustrade, pesamment, un peu plus loin, conscient de mon ridicule manque de souplesse. Puis j’entendis le jeune homme qui me demandait :
Excusez- moi? Nous vous observions. Vous dessiniez? Vous pouvez nous montrer?
À son accent, je sus qu’il était du pays. Je me l’imaginais, jeune Basque, au milieu des touristes, encore peu nombreux en ce printemps, mais qui allaient bientôt déferler par milliers sur la côte. Je ne répondis pas et ouvris mon carnet. Ils regardèrent mon dessin et me dirent qu’il était beau.

Je les en remerciais d’un hochement de tête, refermais mon cahier, puis je repris mon chemin, en me disant qu’ils ne se rendaient peut-être pas compte de leur propre beauté. Jamais, jamais un dessin ou une photographie ne serait aussi beau que la réalité de ce jeune couple ou de ces vagues de l’océan. Jamais, jamais, devant leur beauté, je n’avais été aussi conscient de la faiblesse de mes moyens pour essayer vainement de la transcrire…

Caillou, 25 mars 2008

biarritz

Le dernier poilu

Salut .
Je lis régulièrement ton blog et j’apprécie.
Tu es un digne fils de ta mère. (…bientôt 35 ans !)
Je te soumets ci-après un poème qui à mon sens pourrait être lu devant le monument aux morts de toutes les communes de France pour l’hommage rendu au dernier poilu et à tous ses camarades morts pour la France :

Qui sait si l’Inconnu qui dort sous l’Arche immense
Mêlant sa gloire épique aux orgueils du passé
N’est pas cet étranger devenu Fils de France
Non par le sang reçu, mais par le sang versé

Pascal Bonatti

Il me semble que ce poème est particulièrement approprié alors que le dernier poilu qui vient de mourir était d’origine italienne et que l’auteur du poème pourrait bien aussi être Italien. J’ai suggéré au parti socialiste que ce poème pourrait être dit aux Invalides lors de la commémoration; mais j’ai été reçue poliment sans plus !

Je t’embrasse
Denise

Prendre ses désirs pour des réalités (suite)

Ceci est une fiction !

La rue d’Alsace est noire, le noir dur des jours de colère, le noir des révoltes quand il se mêle au rouge des coups de sang. Le peuple toulousain est venu au rendez-vous du ras-le-bol et le fait violemment savoir.
NON, NON, NON, AUX PRIVATISATIONS!
Derrière la plateforme du camion la marée humaine va vers la gauche puis vers la droite, dans un sens puis dans l’autre, au gré des vagues de son déversées. Je fais rouler une ligne de basse qui fait frémir et comme il y a 150 watts derrière cela fait frémir sur un bon bout de macadam.
OUI, OUI, OUI, AU MAINTIEN DES ACQUIS !
Un ska qui décoiffe, un reggae martelé mais basique, et les voix de Marie, de Claudie et de Jacques qui balance un maximum de sauce, font trépider, sauter sur place, puis s’élancer, les jeunesses étudiantes, et surtout lycéennes, qui, de plus en plus nombreuses, ont rejoint le cortège.
Depuis des mois qu’ils ferment les postes et les gares, les écoles, les centres PMI, les hôpitaux publics, les cantines pour les gosses, l’eau, le gaz et l’électricité, les refuges SDF, ils l’ont obtenue la réponse du peuple ! Il est là, devant nous, moi qui m’accroche comme un damné à mon manche de basse pour ne pas louper le coche, Marie que je n’ai jamais vue si forte, les 2 mains crispées sur le micro, Claudie qui hurle sa rage de caissière, qui dégueule son mépris et sa haine, Jacques qui s’éclate tout en haut dans les aigus, Hafid, imperturbable, qui les soutient, avec des pompes jamaïquaines, et Jean qui cogne sur ses fûts comme un malade !
VOUS NOUS AVEZ ASSEZ VOLÉ !
Les filles qui dansent en bas sont belles comme des jours de liesse. Elles dansent, les bras levés, tout en sourires. Les regards disent la joie d’être enfin ensemble, unis dans les révoltes.
Quelques pancartes au loin, sur des bouts de carton, qui signent des sections d’entreprises, des banderoles syndicales, des drapeaux qui s’agitent, tout le mouvement social est venu, et pour beaucoup, venu de loin, d’Albi, du Gers, de la montagne. Des métallos tarbais, des ouvriers du cuir, des rescapés des filatures, tous les ouvriers ou le peu qui en reste, pas encore délocalisés, mais bientôt licenciés, humiliés, rendus chômeurs de force. Il y a les retraités, les fonctionnaires, les enseignants, les infirmières, les postiers, les cheminots…
NOUS NE LAISSERONS PLUS RIEN PASSER !
Nous passons devant le Crédit Lyonnais*, celui de l’angle avec la rue des Arts. Il y a de la lumière à l’intérieur. C’est un samedi, il est ouvert, c’est normal. Et un grand jeune, en uniforme gris foncé et casquette plate est dans l’entrée, l’air un peu indifférent devant ce tintamarre. Je vois, du haut de la plateforme du camion, un petit bonhomme en costume marron, qui crie vers la foule quelque chose que je n’entends pas, et en un instant, une masse compacte de manifestants s’engouffre dans la porte étroite. Le vigile disparaît à l’intérieur, emporté. La banque est envahie, d’un seul coup, comme de l’eau qui déborde. Nous continuons à jouer, mais plus personne ne danse, alors on s’arrête et le camion aussi. Tous les regards se tournent vers le sas vitré de la banque. La foule s’est arrêtée. Elle creuse tout autour de l’entrée de la banque un cercle silencieux, tandis qu’en fond sonore, les slogans de la manifestation continuent sur la rue de Metz. On entend une sonnerie très forte et qui module, des cris, une vitre qui se fend, des gens ressortent hagards, juste un peu chiffonnés, ce sont des employés. Un jeune cadre essaye de garder un peu de dignité et son air de mépris est teinté d’une bouche qui tremble. Il a une trouille bleue, pourvu qu’on en finisse.
Et puis les voilà qui ressortent, en courant, les bras plein de billets de banque, sous les hourras des jeunes qui hurlent de plaisir. Ils les jettent vers le ciel et d’un seul coup, d’un seul :
RIEN N’EST À EUX, TOUT EST À NOUS.
Jacques se retourne et tapant du pied relance un Dom DoDoom, Dom DoDoom, Tac/tac, Dom DoDoom, Dom DoDoom. Il me jette un coup d’œil et je lance sur les cordes un syncope identique tandis que Jean recommence à marteler Dom DoDoom, Dom DoDoom Tac/tac Dom DoDoom Dom DoDoom. Les filles se bidonnent, se retournent et avec Jacques chantent ensemble :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Et l’immensité mouvante des émeutiers, car maintenant ils en sont, et nous en sommes aussi, derrière le camion, se remet à danser, en tapant dans ses mains :
RIENÉTAEUTOUTÉTANOUS
Au-dessus de nous les billets de banque virevoltent.
Non loin de là, le lieutenant M. en civil, place Esquirol, devant le marchand de journaux. La tête de la manifestation est passée devant lui et il y a maintenant la foule des syndicats qui défilent. Il se retourne, se fraye un passage dans la rangée de badauds derrière la barrière et s’isolant un peu prend son portable de service :
– Bertillon.
– Oui mon lieutenant.
– Il faut stopper cela immédiatement! Vous avez le commissaire Meyer à côté de vous ?
– Affirmatif.
– Passez-le moi. Meyer? Il faut rapprocher le dispositif et ne pas les quitter des yeux. Bloquez toutes les issues et quand ils se dispersent, vous filtrez discrètement tout le monde. Il nous faut les meneurs mais aussi tous ceux qui sont entrés dans la banque!
– Ils ont été filmés par les caméras de surveillance de la rue de Metz, mais j’ai encore besoin de quelques minutes pour tout mettre en place.
– Allez-y rapidement mais prudemment. Surtout pas de provocations! Dispositif en nasse. De toute façon on ne peut rien faire pour l’instant.

Le camion est monté sur la place, devant la préfecture. Serge est monté sur la plate-forme et prend un de nos micros. Il attend. Jacques est à côté de lui. Nous rangeons silencieusement les instruments. La foule a envahi la place, le parvis de la cathédrale, le petit parc au-dessus et toutes les rues avoisinantes. Le silence se fait.
Jacques présente l’orateur.
– Serge, représentant du collectif « Touchez pas à notre Poste ».
Derrière je referme l’étui de ma guitare. Jean, sans faire de bruit, démonte sa batterie. Hafid et Marie enroulent les câbles. Claudie s’approche de moi et me dit, doucement :
– Tu vois le type un peu gros qui est au premier rang, là-haut, derrière le muret du parc ?
Il y en a des tas à cet endroit-là, des petits, des maigres, des jeunes, va t’ en savoir de quel type elle me parle.
– Non, je ne le vois pas. Pourquoi ?
– Je l’ai déjà vu. Mais il était habillé en uniforme. C’est un flic.
À force de scruter toute cette foule je le vois enfin. Ah oui, c’est marrant. D’autant plus qu’il ne nous quitte pas des yeux. Tout le monde, autour de lui, regarde Serge et lui, ce gros flic, nous observe tous les deux. J’ai même l’impression qu’il nous guette.
J’ai senti le vibreur du portable. C’est un copain du SO de la CGT situé de l’autre côté de la place.
J’interromps Serge.
– Tout est bloqué. On ne pourra plus sortir!
En m’entendant prévenir, la foule s’est rapprochée d’un seul coup.
On entend un mégaphone, de l’entrée de la préfecture.
– Ce rassemblement est interdit.

Première sommation. Dispersez-vous immédiatement.
Serge essaye de reprendre la parole. Plus personne ne l‘écoute.
Brusquement tout le monde crie.
POLICE PARTOUT JUSTICE NULLE PART
La peur monte dans cette place en impasse.
– Ce rassemblement est interdit.

Deuxième sommation. Nous allons faire usage de la force.
Des jeunes du lycée professionnel commencent à bombarder les flics avec des boulons.
Une première lacrymo, jetée par-dessus le mur de la préfecture, éclate en pleine foule. Puis c’est l’explosion. Tout le monde court dans tous les sens. Les CRS, massés dans toutes les rues qui bordent la place de la préfecture, ont des masques à gaz. Je hurle à Claudie de se baisser et je me jette sur le micro de Jacques, posé sur son ampli. Je roule d’un seul coup sur la cabine du camion et me laisse brutalement tomber au sol. Je n’ai pas lâché le micro. Le fil saute. Là-haut Serge s’est retourné et ne sait plus quoi faire pour ramener le calme.
Je me retrouve à côté de Marie.
– Fous le camp ! Ils vont tirer.
Debout contre la portière du camion, j’allume le micro de la main gauche mais j’ai peur. Alors je mets ma main qui tremble dans ma poche pour qu’on ne la voie pas. Tout autour de moi la foule recule.
Bertillon hurle dans le talkie-walkie:
– Il a mis sa main dans la poche ! Tirez, tirez tout de suite.
Alors je chante :
– Oui mais… ça branle dans le manche …
Et ils me tirent dessus. Je reçois une balle dans la cuisse, dans le bras droit, dans l’épaule. Je tombe d’un coup. Je crois qu’il y a du sang partout sur le trottoir.
… les mauvais jours…
Marie s’élance sur moi. Je la vois une dernière fois
…finiront.

Caillou, 12 mars 2008

* Sur le Crédit lyonnais, le montant des pertes (130 milliards de francs) en ont fait l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire… On peut lire : http://fr.wikipedia.org/wiki/LCL

Prendre ses désirs pour des réalités!

Ceci est une fiction !

– Non, non et non, vous ne fermerez pas notre bureau de Poste !
Le maire hurlait dans le téléphone qu’il raccrocha brutalement. Il sortit du bureau en trombe et fit sursauter le secrétaire de mairie.
– Jérôme ! Appelez- moi Serge, SUD-PTT et la CGT d’Hauterives et de Ramiers. Réunion d’urgence demain soir à la salle municipale.

– Serge ? J’ai eu la direction départementale des PTT au téléphone. Ils maintiennent la réunion de jeudi matin à 11h pour formaliser la cession du bureau de Poste de la commune. Il faut organiser le blocage comme prévu. Vous pouvez mobiliser ? Je passe des mails aux réseaux et je m’occupe des maires.
Jérôme, le secrétaire de mairie passa ensuite l’après-midi à téléphoner à tous les contacts associatifs qui s’étaient engagés lors de la mise en place du collectif. Il fallait être assez nombreux, un jour de semaine, pour bloquer complètement la mairie et donc le centre du village.
La responsable du cercle du troisième âge s’engagea à poser une affiche et à en parler lors de la rencontre belote de dix-sept heures.
Pour l’union des commerçants, par contre, il n’y avait personne de libre un jeudi matin. Ils allaient faire ce qu’ils pouvaient, en tout cas envoyer un communiqué.
Les journalistes contactés répondirent qu’ils prenaient note, sans pour autant s’engager.
Le collectif « Touchez pas à notre Poste », alerté depuis plus d’un mois, et qui avait collé des affiches dans toute la région, s’engagea à faire venir tous ses militants. Les syndicats SUD-PTT et CGT allaient envoyer tous leurs délégués disponibles.
En fin d’après-midi, Jérôme prépara aussi la réunion.
Il imprima les affichettes, qu’ils punaisèrent dans le village, avec le vieux Giry. Elles annonçaient Grande Réunion Municipale. Mardi 21h à la salle des fêtes. Non à la fermeture de notre bureau de Poste !

À 20h le maire revint de sa demi-journée de travail à la laiterie. Ils estimaient à 200 personnes le nombre de participants que l’on pourrait mobiliser. Mais l’élément important c’était de savoir combien il y aurait de monde, le lendemain, à la réunion d’information.

Le lendemain matin, Jérome tenait la permanence municipale, le téléphone sonna vers 11h. C’était la préfecture. Jérôme répondit que monsieur le maire n’était pas à la mairie mais à son boulot à la laiterie.
– Puis-je prendre un message ?
– Non, mais dites lui de nous joindre dès son retour. Qu’il demande le bureau du préfet.
– Je n’y manquerais pas, mais ce sera vers midi et demie.
– Pas de problème.

Le maire rappela la préfecture.
– Bonjour, Mr Marchand à l’appareil. Je suis le maire de Gailza. Vous m’avez fait appeler ?
– Oui, bonsoir monsieur le maire, je vais vous passer le préfet.
Il y eut quelques bruits de pas, une voix lointaine…
– Monsieur Marchand ? Ah je suis très content de vous avoir au téléphone. Vous allez bien ?
Et, après toutes les formalités d’usage, le préfet entra dans le vif du sujet :
– Je ne vous cache pas l’irritation des pouvoirs publics devant votre opposition, déjà ancienne, concernant les projets de restructuration des services postaux départementaux. Nous devons respecter les choix de l’État en matière d’économie budgétaire. Nous le devons et vous le devez, vous en premier lieu en tant que maire de la commune.
– Je respecte moi le droit de mes administrés à l’utilisation des services publics, comme tous les autres citoyens de ce pays.
– C’est votre point de vue mais ce n’est pas la première fois que nous vous rappelons à l’ordre. Vous avez organisé une réunion, dont j’ai été informé, qui envisage la tenue d’une manifestation, dans votre commune, pour empêcher la direction départementale de la Poste de vous rencontrer. Est-ce exact ?
– Tout à fait monsieur le Préfet.
– Et bien je tiens à vous dire que, si vous ne décommandez pas ce rassemblement et si vous ne recevez pas cette délégation, nous prendrons les mesures qui s’imposent.
– J’ai été élu pour défendre les habitants de ma commune, et je les défendrai.
– J’entends bien, mais les services de la préfecture vont venir inspecter les installations du tournoi annuel de moto-cross, et je crains qu’elles ne soient pas du tout réglementaires. Vos concitoyens vont pouvoir dire adieu à cette manifestation sportive, qui faisait la renommée de votre si charmant village. Quant à la subvention annuelle qui vous permet d’organiser la rencontre régionale des chorales féminines, bien qu’elle ne dépende pas de la préfecture mais du conseil régional, votre entêtement me pousse à tout faire, et vous savez bien que j’en ai les moyens, pour vous la faire supprimer très rapidement.
– Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.
– Mais si Monsieur Marchand ! Ce n’est pas une poignée de syndicalistes et d’altermondialistes qui va vous empêcher de réfléchir au devenir de votre adorable commune. La Poste fermera de toute façon. Une solution honorable à été trouvée, d’après ce que l’on m’a dit. Il va y avoir continuité du service public et maintien du petit commerce local. Allons monsieur le maire. On se rappelle bientôt n’est-ce pas ?
Le maire, sans rien dire, raccrocha doucement le combiné.

Le mardi soir, à Gailza, lorsqu’il entra dans la salle municipale, Jérôme fut heureusement surpris de voir que plus de la moitié de la commune s’était déplacée. Beaucoup de vieux, de paysans, quelques jeunes couples, les 2 familles de marginaux du col, monsieur le curé, l’instituteur…
C’est d’ailleurs celui-ci qui prit la parole en premier :
– Si la Poste ferme, l’école suivra. Nous ne sommes plus qu’à 16 enfants sur 3 classes et personne ne va venir s’installer dans l’immédiat, n’est-ce pas Monsieur le Maire ?
Il opina du chef et se leva :
– De moins en moins d’agriculteurs, de plus en plus de résidences secondaires, tous nos jeunes qui s’en vont, l’arrêt automatique de la gare de Mintegabelle qui ferme, après avoir supprimé son personnel il y a 2 ans, la perception de Taverdun qui se transforme en service à tout faire avec des fonctionnaires polyvalents. Mais que veulent-ils ? Désertifier toute la région ? On ne s’y prendrait pas autrement !
Sa voix puissante et qui roulait les cailloux de l’Ariège résonnait de plus en plus fort.
– J’ai reçu le soutien de mes collègues d’Ybars, qui a perdu son école il y 4 ans, de celui de Nézat, qui ne sait comment il va pouvoir garder son collège, de tous les maires du canton. Demain, nous devrons nous opposer de toutes nos forces à cette braderie ! La Poste est à nous. Nous en avons besoin, nos vieux en ont besoin !
Et il martelait la table en bois brut du conseil municipal.
Le jeune cadre de la laiterie, un toulousain, pourtant marié avec la fille Giry leva le doigt et demanda :
– Mais puisque tous les services de la Poste vont être rendus par M. Combes, l’épicier, qu’est ce que cela peut faire que le bureau ferme ?
Le jeune préposé au bureau expliqua que c’était du pipeau. Que ce Monsieur Combes prendrait effectivement le courrier, vendrait des timbres et conserverait les colis, mais qu’il ne pourrait pas s’occuper des recommandés, pas encaisser les chèques, pas gérer les comptes postaux. Fini le versement de confiance des pensions en retard pour les retraités du village ! Fini tous les petits services du facteur.
– Mais le facteur n’est pas supprimé ! Ce n’est que le bureau qui va être fermé.
– Détrompez-vous. Dans deux ans, l’Europe, soi-disant que c’est elle, va imposer la privatisation totale de la Poste et là, le facteur deviendra un luxe, que ne pourront se payer que les grandes villes comme Toulouse ou Bordeaux. Dans 2 ans, au train où vont les choses, nous irons chercher notre courrier à l’épicerie.
– Et encore, si l’épicier est toujours là !
C’était M. Combes qui venait de s’exclamer du fond de la salle.
– Parce que je vous signale, que tous autant que vous êtes, vous allez faire vos courses à Auchan à Ramiers, et que ma boutique est de moins en moins utile. Vous me trouvez cher, ce que je comprends car moi les centrales d’achat ne me fond pas de ristournes, mais si le village meurt, moi aussi je vais plier boutique.
Le brouhaha était devenu général.
Vers 22h tout le monde se dispersa sur la place du marché, devant la mairie.

Dans le bureau de Poste de Bagatelle, Pierre lut sur le panneau d’infos de son syndicat, SUD-PTT, l’annonce d’un rassemblement urgent pour empêcher la fermeture de la Poste d’un obscur village, du côté d’Hauterives. On demandait à tous les copains pouvant s’y rendre d’y aller le lendemain matin. Mais il travaillerait ce matin-là et il ne pourrait pas s’y joindre. Ils en discutèrent à midi, à la cafétéria, avec le délégué du syndicat.

Jacques entra dans le local syndical où il avait rendez-vous avec Serge et les correspondants syndicaux du collectif « Touchez pas à notre Poste », du moins ceux qui avait pu se libérer ce mercredi matin. La réunion dura 1h30. Ils organisèrent le rassemblement du lendemain à Gailza, mais aussi la manifestation régionale contre la privatisation des services publics, prévue dix jours plus tard à Toulouse.
Après un rapide tour de table Jacques fixa les tâches de chacun des délégués syndicaux, coordonnant le rétro planning avec les responsables des associations.

Jeudi 10h.
Serge gara la 2cv sur le côté droit de l’avenue, route de Toulouse, à l’entrée du village. Les 3 autres partirent immédiatement vers la place du marché, avec la banderole et les tracts, tandis qu’il réfléchissait en rangeant le coffre. Il n’avait pas vu beaucoup de voitures en arrivant, mais comme ils étaient très en avance, cela ne voulait rien dire. Cette belle matinée d’automne, en tout cas, ne découragerait pas les bonnes volontés. Pour beaucoup de délégués syndicaux, aller manifester à la campagne, c’était joindre l’utile à l’agréable. Alors s’il faisait beau en plus !
Dans la rue principale du village, le bureau de Poste était pavoisé comme un taureau de boucherie. Il y avait des rubans sur la vitre, des affiches coloriées, faites par les enfants de l’école communale, des bouquets de fleurs de toutes sortes, dans du film plastique transparent, qui s’accumulaient sur le trottoir, de chaque côté de l’entrée. Deux vieilles femmes papotaient en regardant cet amoncellement de fleurs.
– On dirait un enterrement ?
– Mais c’en est un. Vous allez au rassemblement vous ?
– Non, je ne mêle pas de politique.
Il les contourna, amusé, et quand il arriva sur la place du village, il comprit que l’affaire était bien engagée, car il y avait déjà une cinquantaine de types qui discutaient, en groupe, en dessous de la banderole.
Ce rassemblement faisait partie de tout un ensemble d’actions qu’il avait pu monter avec le réseau « Touchez pas à notre Poste ». Délégué au comité d’entreprise de France-Télécom, il ne faisait que continuer les combats qu’il menait depuis les dix dernières années comme permanent syndical. Avec sa pipe et son blouson, son air tranquille, il était bien connu par les technocrates des bureaux de direction, mais il connaissait très bien aussi toutes leurs ficelles pour faire passer, secteur par secteur, la privatisation rampante exigée par les gouvernements, de gauche ou de droite.
Monsieur le Maire, ceint de son écharpe, ainsi qu’une partie de son équipe municipale, celle qui avait pu se libérer des horaires de travail, les conseillers retraités ou paysans, étaient derrière lui, en haut des marches du perron de la mairie. Ils avaient les mines fermées des grands et des mauvais jours, résolution et dignité. Ils avaient surtout l’attitude « représentant du peuple » que la gravité de la situation leur imposait.
La foule arrivait des quatre rues du carrefour. La circulation en avait été bloquée, d’abord par les quelques militants du collectif, puis par deux gendarmes débonnaires, à “tu et à toi” avec les employés de voirie salariés de la commune.
Sous la banderole de la CGT, il y avait au premier rang, les bras croisés, les retraités du syndicat et quelques postiers délégués. Ils fermaient la place. Les pourris de la direction des PTT, comme ils les appelaient encore, auraient vraiment du mal à se frayer un passage. On les attendait de pied ferme. En face la délégation de SUD-PTT était composée de militants plus jeunes, les mains dans les poches, les attitudes plus décontractées. Il y avait aussi quelques femmes. On pouvait lire les pancartes de la section d’Hauterives de ATTAC, de « Touchez pas à notre Poste». Beaucoup de porteurs d’autocollants du PCF ou de la LCR. Pas un enfant, c’était jour de classe. Et des habitants du village, surtout des vieux.
Serge prit le porte-voix.
– Chers amis. Bravo pour votre présence massive ici, ce matin. Monsieur Marchand, maire de Gailza va vous parler. Mais avant de lui passer le micro, je me permets de vous rappeler, au nom des organisateurs de ce rassemblement, la consigne suivante. Nous allons bloquer le passage à l’arrivé des technocrates de la Poste. Ce n’est pas la mairie qui ne veut pas les recevoir, c’est le peuple qui les en empêche ! Monsieur le maire…
Il était 11h moins 5 quand un murmure interrompit le discours du maire. Une Visa noire était arrivée, malgré la déviation mise en place à l’entrée du village, et elle était bloquée à l’entrée de la place. En sortirent deux hommes en costumes et attaché-case, dont l’un, un quadragénaire dynamique, était manifestement le chef de l’autre. Tandis qu’il défroissait son manteau, le plus jeune donnait l’ordre au chauffeur de remonter la rue, et d’aller se garer un peu plus haut pour les attendre. Puis il fit le tour de la voiture et, devançant le directeur, il entra dans la foule, en lui frayant un chemin.
Le silence était pesant comme une pierre, avant qu’elle ne vole.
Giry, le vieux de la rue de l’église, se retourna lentement et se retrouva face à face avec le costumé. Celui-ci fut arrêté dans son élan. Il regarda le vieux dans les yeux et sourit gentiment
– Laissez-nous passer Monsieur.
Mais Giry ne bougeait pas d’un poil.
Les autres, autour de lui, se regroupèrent et en un instant, il n’y eut plus qu’un mur de silence devant la délégation de la Poste. Pas un mot ne fut dit.
Le maire, en haut des marches, vit le regard du directeur. Un regard lourd de colère, de mépris mais aussi de surprise.
Il leva le porte-voix et dit alors.
– Messieurs, les gens d’ici ne veulent pas brader leur bureau de Poste. Partez ! Je ne peux pas vous recevoir. Les services publics appartiennent aux citoyens. Repartez vite, messieurs. Ce sera plus prudent.
– Mais Monsieur le Maire, c’est du symbolique votre opposition. Demain ou après-demain, avec ou sans votre accord, après vous l’avoir notifié par courrier, nous fermerons ce bureau de Poste car de toute façon, il n’est pas rentable.
Serge se mit à hurler.
– Et depuis quand un service public doit-il être rentable?
Il n’y eut pas de réponse, car c’est le vieux Giry qui avait rejeté d’une main le costumé et son larbin. Les gendarmes se précipitèrent pour s’interposer et éviter le lynchage. Déjà les manifestants se refermaient comme une nasse sur les 2 poulpes. Sous les huées, ils furent très rapidement éjectés et retournèrent, l’air digne, mais un peu cabossés, vers la voiture de fonction à l’entrée du village.

Caillou, le 12 mars 2008.