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Le soleil noir – 2°


B. dort, la tête appuyée contre la vitre, derrière laquelle le paysage obscurci se déroule : une banlieue noire aux petits jardinets, au crépuscule. Francine regarde B. dormir. Son mari est mou et las. Des cernes brillants sous les paupières rondes, il est dépeigné et sa cravate est tirée, laissant le col ouvert sur un cou bien propre. Son costume tombe, les poches en sont déformées par les papiers froissés qu’il accumule. Elle sait aussi que sa boîte d’allumettes est aux trois-quarts remplie de brindilles noircies.
Francine a quarante-cinq ans. C’est une femme en noir, toujours et éternellement en noir jusqu’à ce que noir s’ensuive. Francine sait. Elle voit les lèvres larges s’entrouvrir ; Ses seins sont larges aussi et elle fait l’amour comme femme le fait, et puis elle aime cette chair propre et qui dort.
Elle se lève et ouvre son sac de voyage, prend un tube de rouge à lèvres et se maquille lentement. Sa peau est grasse, moite. Le miroir impitoyable de la fenêtre lui renvoie une image qu’elle déteste. Francine n’est ni belle ni attrayante. Elle est sans charme, sans douceur, sans yeux, sans bouche et sans cheveux. Francine le sait. Elle est sans complaisance, mais elle range ses affaires et réveille l’homme qui dort.
Ils descendent les escaliers glissants. Il l’accompagne au taxi, dont il ouvre la porte : « Je reviens à onze heures, ne prépare pas à dîner pour moi. J’avalerai un sandwich en sortant de l’agence ». Francine sourit. Le taxi s’éloigne. Elle regarde les rues éclairées de Paris. Paris est noir et beau. Elle pleure.

B. va rejoindre Hélène, avenue Marceau.
Elle est jolie et douce et fait ce jour-là un excellent café. S’il pensait que Francine savait, il romprait avec Hélène, mais il ne peut imaginer que Francine sait. Ils se séparent à dix heures. Il allume une cigarette en bas et jette un coup d’œil sur les rideaux entrouverts du quatrième étage. Hélène regarde un peu la télévision tandis que B. invente les détails.
Pendant que Sophie dort au creux de l’épaule d’un sieur Georges , son mari, Andrée rêve habillée, sur le lit de sa chambre, au sixième étage.
Pierre va bientôt se coucher. La dissertation finie, l’âme en repos, le corps tranquille, il fume une cigarette calme et solide.
Dans un local rue Saint-Just les anars sont là. Un nuage de fumée sur leurs vêtements de velours noirs. Yves discourt au milieu d’eux et quand Francine dort, à côté d’elle, B. ronfle bruyamment. Notre colombophile indien vient de regarder longuement une toile de Brueghel. Il est heureux et ne sait pas pourquoi.

À suivre…

Caillou, 1967

Le soleil noir – 1°


Grundage, colombophile indien , à Hélène, perverse et cocasse.
Un monsieur de cinquante ans, déplumé et grandiloquent, pourri mais digne, un vieux type fatigué, dont la lèvre doucement pend, écrit des mots coulants les uns après les autres, signifiant un désespoir certain, mais poli et ô combien droit. Monsieur Grundage aime Hélène, mais il ne se permettrait jamais un écart de langage. Le miroir dans lequel il se voit doit rester aussi calme qu’il le désire, et d’ailleurs il est mort depuis longtemps pour les autres. Un style suranné, des lettres bien déliées, des points sur les i et des barres sur les t, pour un échec en quatre pages. Depuis plus de trente ans que Monsieur Grundage recouvre sa sensibilité des multiples petites saloperies qui ont fait sa richesse, il est bien normal qu’il en ait vieilli.

Hélène est une dame, une dame de 35 ans.
Son rire est acide et beau, son mépris agressif et joyeux. Hélène Duchamp, 32 Av Marceau. Hélène sort de son appartement. Nous sommes jeudi après-midi, et comme tous les jeudis après-midis, elle va visiter sa chère amie Léonie. Elle marche vite sur les trottoirs mouillés, et elle va vers un destin qu’elle trouvera tous les jours, (page .. avec B. son amant). Elle arrive bientôt rue Gay-Lussac. Elle n’est pas belle mais charmante. Elle a su remplacer par un charme sensible, moqueur, intelligent, une beauté fragile qui, assurément, n’aurait pu supporter le moindre vieillissement sans paraître vulgaire. Il va repleuvoir bientôt. Elle ouvre la porte, monte quatre étages, sonne, et Léonie vient lui ouvrir. La porte se referme sur les deux amies. 20 ans d’amitié et de souvenirs communs ; vingt ans de confidences de femmes frivoles et belles, qui se claquent derrière le chêne.

À la sortie du lycée les premières rentrent chez eux. Elles remontent la rue de l’Université, sous la pluie. Il est six heures et la nuit va tomber, lorsque Pierre et Yves rentrent dans un café, dans leur café. Ils dissertent longuement et calmement. La fumée de la pipe de Yves et le café au centre des tasses tournent doucement, alors que, dehors, la foule se presse sous la pluie. La lumière jaune sur l’émail de la table ; sur cette plaque un amoncellement de choses indéfinissables. Pierre écoute Yves. Une jeune fille nommée Clotilde rêve béatement. L’or est fumeux ; le regard est presque neuf.

Il pleut aussi rue de Londres. Andrée assise et écrivant. Un train s’en va Gare Saint-Lazare, emmenant Michel. Andrée pleure et Michel lit. À chaque son, Michel vit. Andrée s’est levée et a écarté les rideaux de la fenêtre. Dehors, et sur la fugue en ré, marchent les petites dactylos de la Banque Centrale. Elles se pressent vers la bouche de métro. Au troisième étage Sophie a allumé le poste de radio : Petit Papa Noël, Le savon Palmolive, le déclic du bouton et le silence rugit. Sophie rêve. Les dactylos ont disparu. La rue déserte et Andrée mouillée se sont endormies.

Pierre remonte le boulevard Saint-Michel. Pierre a 17 ans. Il est neuf de cœur et d’esprit. Il est beau et sans maîtresse. Grand et sensible il s’étonne de son attachement pour Yves. Inquiet aussi de cette dissertation pour le lendemain. Tout en haut du boulevard il tourne dans la rue Gay-Lussac qu’il remonte jusqu’à chez lui. Léonie qui lui ouvre, l’embrasse et lui parle doucement. Heureuse chaque jour que son fils soit aussi beau. Il pose son caban sur un fauteuil du salon, et c’est alors qu’il entend le rire clair d’Hélène qui, confuse, se tait immédiatement. Intimidés, Pierre et Hélène se saluent et parlent, quelques instants de choses vagues et sans intérêt . Puis Pierre s’isole dans sa chambre et s’acharne sur son travail tandis que résonnent les joies d’Hélène et de Léonie. La 2846ème lettre d’un certain Monsieur Grundage est d’un effet comique irrésistible. Dans la rue il fait très froid et l’eau du ciel hurle doucement.

À suivre…

Caillou, 1967.

Le gros côlon!

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Ah que j’aime le pouvoir!
Ce courtisan courbé à ma moindre merci
Mes chaussures bien cirées par d’aimables soubrettes
Ce fauteuil, ces rideaux, ce salon d’apparat…
Ah que j’aime ce doigt
Que je tends comme un sceptre désignant mon vouloir
de Secrétaire d’État.

Pendant que les banquiers s’amusent
que les patrons décident où placer leurs usines
et qu’ils se fixent à tous de bons émoluments…
Pendant que le pouvoir est d’ordre économique
je rêve encore un peu dans l’illusion comique
d’être un peu Louis XIV dans une République…

Bientôt tout va partir, j’entends les craquements
les bourses qui s’effondrent et les gouvernements
de cette Europe Unie qui tirent, chacun pour soi
prenant l’argent de tous pour en sauver certains.
Si je suis un pantin, pour quelques temps encore,
laissez moi l’illusion: je suis le gros côlon
Le Secrétaire d’État…

Caillou, le 18/10/2008
Photo parue dans le monde daté du 16 octobre 2008 “Le secrétaire d’État aux affaires européennes”
de F. Elsner/ Kr Images Presse

Anna Langfus et la baie de Rio de Janeiro en ailes de papillon.

Pour Hugo

Anna Langfuss

On ne le voyait pas lorsqu’on entrait dans l’appartement car il était accroché au-dessus de la porte, mais, lorsqu’il fallait repartir, on ne pouvait pas le rater. C’était un grand tableau brillant, un plateau pour servir des cocktails, avec des bords tout noirs et des poignées en métal doré, et puis, c’était surtout l’image dont il était orné, une grande vue de la baie de Rio de Janeiro, faite en ailes de papillon. Il y avait le pain de sucre, le jésus blanc étendant ses bras sur l’univers tout entier, les plages dont on dit qu’elles sont les plus belles du monde, la mer immense… le tout en couleurs phosphorescentes. Accroché, là-haut, dans l’entrée sombre, il était difficile de comprendre l’origine de la chose.

Anna, voyant mon regard, s’exclamait alors de sa voix basse et avec son accent polonais :

– C’est hideux, tu ne trouves pas ?

Moi, je devais avoir 14 ans. Je n’osais rien répondre, mais c’était vrai que cette image, un peu hypnotique, était d’une grande laideur. Un objet de l’artisanat pour les touristes ? Du genre que l’on trouve un peu partout dans toutes les boutiques de souvenirs des villes célèbres ? Et puis, je me demandais bien ce qu’il pouvait faire là dans cet appartement lumineux, décoré avec goût, à la fois moderne et confortable, rempli de bouquins.

Sarcelles D

J’allais voir Anna chaque semaine, la plupart du temps nous étions en bande, avec d’autres adultes, j’étais le seul adolescent. On se réunissait autour de son canapé, sur les deux fauteuils, sur des chaises, et nous lisions nos textes, chacun son livre ou sa feuille photocopiée. On se répondait, des fois nous éclations de rire. Anna nous écoutait et corrigeait le ton, l’accent, la respiration… C’était le soir, ou des samedis ? Je ne me souviens plus très bien ! Dans « le club des lecteurs de Sarcelles » qu’avait monté Jean Grosso, de la bibliothèque municipale, nous étions une dizaine à nous retrouver pour préparer les soirées autour d’un auteur. Il y avait, j’en suis sûr, un amateur de jazz qui me fit connaître Charlie Parker. Aussi, une jeune fille assez grosse, un peu timide, juste un peu plus grande que moi et un type silencieux, qui devait être un ouvrier… et puis d’autres, que j’ai oubliés… et surtout Anna, comme chef de bande. Anna que nous écoutions, dont nous tenions compte, que beaucoup admiraient, qui me fascinait, que nous aimions tous.

Anna, la juive polonaise, qui avait traversé les camps d’extermination nazis, perdu sa famille, son mari, et qui avait de la passion, de l’énergie, de la soif de vivre à en revendre. Anna qui avait réussi à vivre malgré tout, en dépassant toutes les frontières de la haine, et qui y avait réussi grâce à l’écriture. Cette Anna Langfus dont plus grand monde ne se souvient. Anna Langfus, le prix Goncourt en 1962. C’était à Sarcelles, pour le petit groupe de la bibliothèque locale, notre écrivaine à nous ! D’autant que sous l’impulsion du bibliothécaire, un drôle de barbichu, autodidacte et militant, nous avions reçu, ces années-là, à la « maison des jeunes et de la culture » de nombreux auteurs célèbres. Cela faisait venir du monde. À ne pas croire quand on voit l’état de la culture aujourd’hui, la culture dominée par la télévision ! Je me souviens d’Henri-François Rey, d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, de Christiane Rochefort… Quand elle est venue présenter son dernier bouquin : Les petits enfants du siècle, qui se situe justement dans un grand ensemble comme Sarcelles, je me souviens que je devais en lire un extrait. Je donnais la voix de Nicolas. Il me fallait dire Bande de cons ! et je n’arrivais jamais à prendre le ton qu’il fallait, hésitant, au dernier instant à lancer cette énormité interdite que pourtant Anna me faisait répéter comme s’il s’agissait d’une phrase ordinaire. Elle roulait les r, Anna. Elle avait un accent terrible. Des sautes d’humeur, de brusques colères, tout allait vite, pas de temps à perdre, et puis toujours, après, le rire et l’amitié, la tendresse. Elle me menaça, si je me trompais le soir de la représentation de se lever et de me le faire redire devant tout le monde !

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J’étais un peu amoureux de la meilleure amie de sa fille, Sylvie, une jolie blonde, qui vivait dans le même immeuble. Parfois, nous sortions tous les trois. On allait se promener dans les vergers au-dessus de la ville, dans ce qui est devenu depuis l’immense centre commercial des Flanades. Sarcelles était dans les années soixante une ville moderne où se brassaient des gens de toutes origines et de tous les milieux sociaux. Des rapatriés d’Algérie, des juifs sépharades, des parisiens expulsés de la capitale par la hausse des loyers et les opérations immobilières, des provinciaux venus pour travailler, les premiers immigrés aussi, quelques africains, un peu plus de maghrébins… Mais peu car beaucoup vivaient encore dans les conditions effroyables des bidonvilles et des foyers de la Sonacotra. Cette ville, comme beaucoup d’autres, a tellement changé que je ne m’y suis plus reconnu quand, des années plus tard, j’y suis retourné. C’est devenu, au fil des ans, une ville étrangère, habitée exclusivement par tous ceux qui n’ont pas pu la quitter, les plus pauvres, les familles nombreuses, les oubliés.

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Anna Langfus est morte quelques années plus tard, d’une crise cardiaque. J’ai été à son enterrement et j’ai revu, de loin, sa fille Maria et son amie. Je savais qu’Anna m‘avait transmis quelque chose d’essentiel, sur la passion de vivre « malgré tout », sur la curiosité, sur l’exigence, sur la littérature qui sert à dire des choses et qui n’est pas seulement une distraction, un passe-temps. Anna qui s’est sauvée de revivre perpétuellement l’enfer de Maïdaneck en écrivant Le sel et le soufre, et aussi ce livre essentiel Les bagages de sable. La résilience par l’écriture, va savoir ?

Et la baie de Rio en ailes de papillon? Cette chose affreuse au-dessus de sa porte d’entrée ? Et bien un jour Anna me dit : Tu sais c’est un copain, un marin, un type que j’aime beaucoup qui m’a apporté cette chose d’un voyage. Moi je trouvais cela moche, mais n’ai rien pu lui dire. Un copain, c’est un copain ! Et comme il peut revenir sans prévenir, du jour au lendemain, et bien je le garde accroché et pourtant, que c’est laid !

Ces jours sont maintenant si lointains qu’ils disparaissent dans le brouillard et pourtant je sais bien que le bibliothécaire de Sarcelles, Mr Grosso, toute cette bande de lecteurs et surtout Anna Langfus m’ont aidé à me construire, que je leur en suis redevable !

Caillou. 26 septembre 2008

Sur la première photo d’une des soirées du club des lecteurs, Anna Langfus est tout au fond, la quatrième en partant de la droite, moi je suis de dos, en blazer sombre. Sur la seconde Jean Grosso est en bas, devant le micro, le barbichu à côté de l’auteur, moi je suis au-dessus accoudé à la balustrade.

Sur Anna Langfus: http://fr.wikipedia.org/wiki/Anna_Langfus

 

Le chef des ventes arrive le 13 septembre

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est un hypermarché qui ouvre le dimanche…

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Des petites lumières clignotent en permanence dans l’ombre des vitrines

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et des vielles dames y font la gueule en trouvant tout trop cher.

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Elle vont acheter des cierges

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sur l’esplanade des fauteuil roulants

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avant de chanter dans le béton de la basilique souterraine…
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Lourdes est une manifestation perpétuelle des bons sentiments

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Des processions dans toutes les langues, avec tous les drapeaux…

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et des familles nombreuses qui s’en vont silencieuses prier une statue toute blanche dans une grotte

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Mais qui ne s’en iront pas sans consommer

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de la laideur la plus criarde…
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Le chef des ventes arrive samedi.

( Après avoir béatifié les 498 “martyrs espagnols de la foi”,
victimes de la République Espagnole)

Lire sur ce sujet:
http://www.rue89.com/restez-assis/ce-que-cache-la-beatification-des-martyrs-franquistes

Caillou, 11 septembre 2008

Le saut de la Mounine…

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C’est le soir, quand les grands nuages passent, portés par le vent, lourds de pluie dans les derniers rayons du soleil que “le saut de la Mounine” est dramatiquement beau.
En dessous, 600 pieds plus bas, le Lot descend son cours…
On y raconte des histoires… Une guenon qui se précipite dans le vide pour l’amour de son maître, ou un ermite qui la jette pour sauver une jeune fille ou bien peut être pour laisser vivre un couple de jeunes amoureux pourchassé par des parents en rage…  C’est un lieu effarant.
De la haut, de l’Aveyron, on y voit le monde, mais moi j’ai choisi d’être en bas.

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Caillou, 10 septembre 2008

Je ne comprends plus mon village.

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Je ne dors plus depuis longtemps.

J’attends dans le lit du rez-de-chaussée, que ma fille se lève, que la maison se réveille, que la bonne odeur du café vienne. Je me suis bien endormie, hier soir, quand j’ai été me coucher, après avoir regardé le journal de la 3. Mais, ce matin, j’ai été réveillée, un peu après que six heures ont sonné au clocher du village par le passage de la camionnette dans la ruelle. C’est le fils Graves qui allait au moulin restauré en haut du chemin des vignes pour ouvrir la boutique de souvenirs, préparer la venue des touristes. Son énorme machine, mon gendre dit que c’est un 4×4, a fait résonner les vitres tandis qu’il passait la première en haut de la côte. Je ne comprends pas pourquoi il ne fait pas le tour par la route de la montagne ou par le chemin des vignes, pourquoi vouloir, tous les matins réveiller cette petite rue tranquille.

D’ailleurs, depuis son passage, le plus petit des gamins de la voisine geint interminablement. C’est une sorte de plainte animale qui ne s’interrompt jamais. Déjà hier soir il pleurait quand nous nous sommes mis à table. Et ce pleur s’est petit à petit transformé en hurlement d’énervement. Nous avons été faire un tour vers les jardins avec ma fille et quand nous sommes revenues, il hurlait encore.
Le voisin d’en face, le boulanger, a été frapper à leurs portes pour que les parents s’en occupent. Quand il est revenu, je l’ai entendu discuter avec ma fille et son mari. Il disait que cette femme ne s’occupe pas du tout de ses cinq enfants ! Que lors des vacances scolaires, les samedis, les dimanches, ils traînent toutes la journée dans la ruelle, les deux plus petits le cul à l’air, tandis qu’elle écoute la télévision à fond, terrée dans sa maison. Il était en colère, parlait d’une pétition circulant dans le village… Devant chez eux les carcasses de voitures prennent toute la place. Les jouets abandonnés, les vélos au milieu du passage… Et leur père qui rentre très tard, avec des gens que l’on ne connaît pas, qui repart tous les week-ends, que l’on ne voit presque jamais…

Moi qui vit maintenant loin d’ici, je ne le comprends plus mon village.
Depuis plus d’un an que ma fille m’a accueillie dans sa maison de Toulouse, j’attends de revenir chez moi. Après mon accident, je ne pouvais plus, à 87 ans, être seule dans ma maison, mais je pensais mon exil temporaire… Tout l’hiver je me disais, « au printemps prochain, tu rentreras chez toi ». Dans cette rue tout en pente entre la rivière et les vignes, j’ai passé toute ma vie depuis mon mariage et j’y ai eu tous mes enfants. À la mort de Gabriel, mon mari, il y a donc douze ans, nous étions encore quatre amies dans cette rue : Françoise, Émilienne, Denise et moi. Avec les voisins, le couple juste un peu plus haut, le vieux Jacques et son chien Mizou qui habitait tout en haut sur la gauche, nous prenions le frais en papotant sur des chaises paillées le soir devant chez moi.
Mais Jacques est mort et je ne sais ce qu’est devenu son chien qui était lui aussi bien vieux. Françoise s’est cassé la figure dans son escalier et son fils l’a placée à la maison de retraite. Ensuite ils sont venus habiter la maison et c’est son petit-fils, le boulanger, qui le premier a commencé à garer sa voiture devant la porte, obligeant ainsi les autres véhicules à raser les murs, empêchant ainsi les rassemblements de chaises.
Françoise, j’ai été la voir, quelques mois plus tard, mais dans l’univers tout propre de la maison de retraite, aérée, lumineuse, elle se pissait dessus et pleurait à cause de sa voisine de chambre qui l’injuriait tous les jours. Elle est morte au mois de novembre suivant.
Émilienne, ma voisine de droite, a eu sa maison dévastée par l’inondation de 99. Terrorisée elle s’était réfugiée, cette nuit-là, dans son grenier, tandis que les meubles nageaient dans le torrent de boue qui avait envahi sa cuisine. Le lendemain matin, sa fille est venue la chercher et elle vit maintenant chez elle, dans un village, à cinq kilomètres, après la route des pins. Je l’ai revue, il y a quelques années à la porte du cimetière, mais elle ne m’a pas reconnue, car elle était devenue aveugle et sénile. Elle était tenue à bout de bras par sa fille et son gendre qui lui criait dans l’oreille « C’est Marguerite qui vous serre la main ! Vous ne la reconnaissez pas ? » Et ma pauvre Émilienne qui hochait la tête, en bavant, et qui grommelait que la vie était trop injuste, que c’était trop de souffrance.
Sa maison, une fois restaurée, est devenue un habitat social, gérée par la DDASS, qui voit les familles à problèmes se succéder. Parfois pour le bonheur des enfants, d’autres fois, comme avec cette famille, pour le malheur des voisins !

De mes amis, il ne reste plus que Denise, qui est très malade. J’ai été la voir hier après midi, après la sieste et ma série télévisée « Les feux de l’Amour ». Je sais qu’elle la regarde aussi et je ne voulais pas la déranger. Dans sa cuisine toute sombre, petite ombre recroquevillée dans son fauteuil trop grand, elle m’a expliquée, d’une petite voix souffreteuse, qu’elle avait comme des vertiges incessants, qu’elle est tombée plusieurs fois. L’hôpital lui fait des examens pour savoir si c’est l’oreille ou le cœur… Et sa poitrine la fait souffrir, tout le temps. Ses jambes sont déformées et elle a maintenant trop peur pour sortir seule. Elle attend donc que sa petite-fille l’emmène, quelquefois, trottiner jusqu’aux jardins du bord de la rivière mais elle n’a pas beaucoup de temps et ne peut venir souvent. Son mari, Hubert, est venu et m’a demandé de la laisser tranquille, qu’il fallait qu’elle se repose. Je ne le comprends plus mon village.

Je suis là, dans la pénombre, les yeux ouverts, dans mon lit, attendant que la maison s’éveille. C’est la première fois, depuis mon départ à Toulouse que je dors dans mon lit, dans mon village.

C’était un village tranquille avec quelques viticulteurs indépendants, une coopérative, des ouvriers agricoles, une boulangerie, un boucher, deux épiceries, un marché tous les vendredis, des commerçants ambulants, des artisans, et des employés qui travaillaient à Carcassonne. Maintenant il y a des lotissements qui se sont construits dans les collines et qui servent pour y loger des salariés que personne ne connaît dans le village. Tout le monde a une voiture et tout le monde va faire ses courses dans les deux hypermarchés de la ville. S’il n’y avait pas les enfants et quelques personnes âgées, il n’y aurait déjà plus de bus pour emmener les voyageurs. L’agence du Crédit Agricole a été supprimée. Bientôt la poste fermera, elle n’est déjà plus ouverte que 3 matinées par semaine… L’école publique tient encore. Maintenant ce sont les vieux qui disparaissent.
Moi je suis tombée deux fois sur le pont. C’était à chaque fois en revenant des courses. J’avais mon cabas et j’ai essayé d’éviter une voiture qui dévalait la pente. En remontant sur le petit trottoir du pont, j’ai trébuché et me suis effondrée sur l’asphalte. La voiture ne s’est même pas arrêtée. Peut-être qu’ils ne m’ont pas vue. J’ai eu deux doigts de pied cassés et souffert pendant des mois. Quelques mois plus tard, toujours sur ce pont, la porte en fer, cachée dans la rambarde sur laquelle je m’appuyais, n’était pas fermée et je me suis retrouvée tout en bas de l’escalier avec des plaies et des bosses. C’était un miracle que je ne me sois rien cassé. Ensuite la mairie a placé un cadenas sur cette porte. Mais une voisine m’a dit qu’il n’avait pas tenu, car toujours ouvert, il avait disparu. Et la porte du pont s’ouvre toujours sur le ruisseau en contrebas.
Les hirondelles qui nichaient sous les toits, en face de la maison d’Émilienne, ont disparu, elles aussi, tous les nids crevés à coup de pierre.
Je ne comprends plus mon village.

Pour faire marcher le commerce et le tourisme le vieux moulin a été reconstruit par la famille Graves, des viticulteurs du pays. Maintenant c’est, tout l’été, un défilé constant de voitures étrangères qui passent par le petit pont et la ruelle alors qu’il est accessible par le chemin des vignes. Pourquoi la mairie autorise ce passage ? Peut-être que la présence du fils Graves dans le conseil municipal est d’une plus grande influence que la préservation du cadre de vie des vieux ?
Je ne comprends plus mon village.

J’y ai vécu les plus beaux moments de ma vie, les plus durs aussi. Nous étions une collectivité avec des amitiés et des haines, des médisances et de la solidarité, des envies, des méfiances, mais aussi des rires partagés. Nous nous connaissions tous. D’ailleurs la première chose que je lis dans le quotidien que je reçois chez ma fille, c’est la rubrique nécrologique. La vie en a fait un village où l’individu est plus puissant que le collectif, où les droits du plus fort prédominent sur les intérêts du plus grand nombre et surtout des plus faibles. Je vais m’en retourner demain à Toulouse et arrêter de rêver : mon village n’est pas mort, il est même plus vivant que jamais, mais je ne le reconnais plus, ce n’est plus mon village, c’est celui des autres.

Caillou, 31 août 2008

Le vaurais ou pays de cocagne

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C’est dans le calme d’un jardin
sur les coteaux, près de Lavaur*
et dans la fraîcheur d’un matin,
que m’a parlé le pigeonnier.

Il est comme le gardien du lieu
et sur le flanc de la colline
bien plus vieux que la maison même
il est l’éperon qui domine.

Si tous les oiseaux l’ont quitté
partis vers d’autres paysages
il reste là, comme déserté
peut-être comme un témoignage.

En dessous c’est un potager
tout en pente qu’un chemin parcoure
avant les grandes chaleurs du jour
quand les fleurs aiment la rosée.

Et sur le côté un grand arbre
un Paulownia, quel nom bizarre !
donne de l’ombre à cette tour
de brique, de tuiles… Et de passé.

Caillou, le 7 août 2008

*le Vaurais