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Disparaître en Indochine – 13

Chapitre 13

Le vendredi soir, quand Thierry sortit du cinéma d’art et d’essai de la place Castellane, où il venait de revoir Le troisième homme de Carol Reed, il ne remarqua pas le petit bonhomme en parka sombre qui le suivit jusqu’à son hôtel. Dans la nuit il rentra directement. Il y avait peu de monde sur les trottoirs du centre ville de Marseille, c’était un soir de match, il faisait un peu froid. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 13

Sur le thème du bleu…

Il est venu par le chemin un peu poussiéreux qui monte dans les coteaux.
Au loin, il y a la forêt qui devient toute bleue dans l’humidité du matin. Moi je le voyais venir déjà depuis longtemps. Je passe très souvent la matinée derrière la baie du couloir du premier étage, assise dans mon fauteuil, en regardant au loin, par-delà la forêt, vers la plaine, vers la ville. Alors quand cette silhouette est apparue, je m’en suis tout de suite aperçu. Personne ne monte jamais à pied jusqu’à la maison de retraite. Des voitures, des camionnettes de livraison, des visiteurs, souvent le samedi, mais jamais quelqu’un ne vient ici en marchant sur ce chemin qui ne mène nulle part ailleurs. Ici tout est peint en ocre jusqu’à l’épaule, puis, au-dessus, en jaune, un ton pastel. C’est la directrice qui a choisi ces couleurs, moins salissantes, paraît-il…
Il avait une vingtaine d’années, les cheveux longs, une courte barbe, un sac à dos. Rien de particulier mais rien non plus qui ressemblait à un employé susceptible de venir travailler ici. D’ailleurs, en arrivant, il ne s’est pas dirigé vers les portes de l’administration, qui sont un peu plus loin à droite, non, il a ouvert la grande porte, à deux battants, qui permet d’entrer dans le grand hall du rez-de-chaussée.
C’était juste l’heure de la réunion/café du personnel de la maison. Ils disparaissent tous les jours vers l’aile droite. Oh pas très longtemps, une demi-heure peut-être. Une fois les lits faits, les pensionnaires lavées et habillées, ils ont ainsi un petit moment pour faire le point avec la directrice. Je suppose qu’ils parlent de nous ? Pour nous autres c’est un moment de creux, après la fin des feuilletons télévisés, ceux qui parlent d’amour, de gloire et de beauté et juste avant les jeux, nous pouvons lire un peu, ou tricoter, ou rêvasser ou somnoler…
Mais moi j’étais intriguée. Je voulais savoir quelle personne âgée allait recevoir une visite, car ce jeune homme ne pouvait être qu’un visiteur. J’ai retourné mon fauteuil et me suis dirigée vers l’ascenseur. Je me suis demandé pourquoi, dans cette heure creuse du milieu de la matinée, Mesdames Sanson et Chanal étaient sorties de leurs chambres et venaient, comme moi, attendre l’ascenseur ? J’entendais un bourdonnement de pas dans les étages, des pantoufles qui raclent un peu sur le lino, des cannes qui se heurtent dans les coins des couloirs, mais tout cela sans bruit de voix, sans palabres inutiles. Quand l’ascenseur est arrivé, avec ce couinement qui se termine en grave, la cabine contenait déjà 6 pensionnaires, dont deux, comme moi, en fauteuil roulant. Il a fallu se pousser pour arriver à rentrer toutes.
Désolé de le dire mais Madame Sanson ne sent pas bon, une vague odeur d’urine, de vieux vomi et de médicaments… Je ne me permettrai pas de le lui faire remarquer. Mais quand on avait, comme moi, le nez à la hauteur de son derrière et que nous étions toutes tassées dans cet espace exigu, juste devant moi, cela sentait très fort. Fort heureusement il n’y avait qu’un étage. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui claironner « tu pues du cul » quand nous avons été expulsées par la pression des autres, dans le grand hall de la réception/ télé. Elle s’est retournée et m’a soufflé, dans un halètement : « j’temmerde vieille peau ». Je ne répondis rien. Car il se passait quelque chose de très étonnant. Inutile de perdre son temps en chamailleries.
Tous les pensionnaires s’étaient réunies. Quelques retardataires arrivaient encore. Certaines étaient assises dans les fauteuils fatigués poussés face à l’écran de la télévision, d’autres sur les bancs qui font le tour du hall, ou debout s’appuyant sur leurs cannes… Le jeune homme avait posé son sac. Il était là, bien droit, comme on se tient à son âge, juste sous cet écran de télévision suspendu au plafond. Nous n’entendions plus que le bruit d’une émission de télé-achat qui vantait un appareil de musculation capable de faire perdre cinq kg en deux semaines.
Le téléviseur est situé en hauteur, c’est peut-être pour que nous puissions toutes le voir mais c’est aussi pour qu’il n’y ait que les grands qui puissent l’allumer, choisir la chaîne et l’éteindre. Mais cela n’arrive jamais car, des grandes, avec l’ostéoporose, il n’y en a plus parmi nous. Quant à la télécommande, cela nous fait bien rire quand une nouvelle pensionnaire en fait la demande, car nous connaissons tous la réponse de la directrice : « Elles l’ont cassée ! ».
Le doux jésus, comme il nous regardait toutes.
Il a levé le bras, pointé son doigt sur le bouton et d’un coup il a éteint le poste. L’écran est devenu tout bleu. Il y eut enfin le silence.
Puis il a sorti de sa poche une petite flûte et devant nous il l’a porté à ses lèvres. Mon dieu qu’elles étaient belles ! Et le son qu’il a tiré de son instrument était si aigu mais si délicieusement pur que je sentis toute ma détresse fondre en quelques instants. Plus d’amertume, plus d’ennui, plus de regrets, plus de tristesse, juste une flûte qui s’empare de tout l’espace, celui de ce hall impersonnel bien sûr, mais surtout celui de mon cœur. Je ne sais pas ce qu’il a joué, si c’était un morceau de musique classique ou un air d’un folklore lointain, venu d’une steppe couverte de moutons, mais connu ou inconnu, ce qu’il jouait coulait en moi comme une source d’eau vive et pure. Je dus fermer les yeux.

Et puis j’ai entendu, juste en sourdine, caché derrière la flûte, le bruit de pas retenus, le choc très doux des cannes qui reprenaient leurs marches et, en ouvrant les yeux, j’ai vu que notre petite troupe commençait à marcher cahin-caha en suivant le jeune homme. D’une main, il avait pris son sac et l’avait jeté sur son épaule puis il ouvrit toutes grandes les doubles portes du hall. Alors bien sûr que j’ai suivi le mouvement, avec mon fauteuil, moi aussi je ne voulais pas rompre cet enchantement. Je voulais en finir avec l’odeur du pipi et des repas à 17 heures, en finir avec les jérémiades de Madame Chanal sur son état de santé, les couches-culottes, les cris des aides-soignantes, le mépris, la honte… En finir avec l’absence de mon fils et de sa femme, qui ne viennent me voir qu’une fois par an, sans leurs enfants, vers la mi-mai.
Ne plus jamais rompre avec le regard du jeune homme, ses lèvres frémissantes et sa musique étrange, alors je suis sortie, comme les autres, et nous sommes toutes parties, sur le chemin, vers les coteaux, vers la forêt toute bleue, vers le néant.

Sur le panneau d’information de la maison de retraite, une note annonçait :
Suite à des restrictions budgétaires, l’institution ne pourra pas, exceptionnellement,
organiser la dératisation annuelle de février. La direction a prévenu Monsieur Hamelin.
Nous rappelons à chacune des pensionnaires qu’il ne faut surtout
pas laisser traîner des restes de repas dans les chambres.

Caillou, 5 mars 2009

Et la paix qui revient…

(Pour faire suite à https://www.cailloutendre.fr/2009/02/francois-faure/

Je suis seule chez moi…avec toi.
Les amis argentins étaient là à midi. De partout arrivent des mots tendres, des mots qui voudraient apaiser la douleur. Elle est encore là, tapie dans un coin de mon âme, qui titille mon corps et lui fait verser des larmes comme ça…au moment où je m’y attends le moins : une musique écoutée autrefois avec toi, une batucada endiablée qui me projette dans le passé, dans les marches qui criaient nos soifs de liberté. Tu aimais ça mon amour. Tu t’éclatais, heureux de voir des centaines de femmes et d’hommes enthousiastes qui marchaient dans les rues en chantant. Je te vois encore debout sur une borne de péage, banderole déployée, pendant que les automobilistes donnaient aux chômeurs la somme due aux patrons d’autoroutes… et notre course vers les voitures à l’arrivée des flics…et les billets et les pièces de monnaie, comptés et recomptés dans des éclats de rire…et le voyage à Paris…train gratuit pour la majorité…et la chanson de Marc : «Il faut changer le monde, il est devenu fou ! »…et l’arrivée en gare d’Austerlitz, une rangée de CRS nous escortant jusqu’à la Place de la République pendant que l’on criait : « Police partout, Justice nulle part… » Ton regard brillait de cette jubilation commune qui nous faisait croire qu’on allait finir par gagner, qu’il n’y aurait plus de misère, seulement la solidarité et l’égalité…noirs, blancs bronzés tous mélangés…

Je suis allée sur ta tombe. Je t’ai parlé. Je t’ai raconté ce qui se passait de l’autre côté de l’océan , cette révolte justifiée, tous ces gens dans la rue réclamant avant tout qu’on leur rende la dignité qu’on leur a extorquée depuis des centaines d’années.. Je t’ai dit qu’ils manifestaient depuis plusieurs semaines et que la télé vient juste d’en parler, essayant de nous persuader que ces émeutes étaient le fait de quelques bandes qui voulaient tout casser….

Je t’ai demandé si ça allait. J’avais tellement peur que tu aies froid, seul sous ce monticule de terre où les fleurs commençaient à faner. Le lendemain, mon petit frère m’a téléphoné. Au bout du fil, il m ‘a dit : « mais tu ne sais pas que la terre est chaude comme le ventre d’une mère ? » Ca m’a rassurée.

Sais-tu que je porte tes pulls, le marron, le gris, le beige. Et ton poncho qui conserve encore un reste de l’odeur de ton corps. Alors, je m’enveloppe dans sa douce chaleur. Et j’écoute du Mozart, le visage enfoui dans le lainage multicolore. J’essuie mes larmes. Je pense à tes paroles : « je serai toujours avec toi. Tu dois continuer à vivre ! » Ca me réconforte. Je me lève et j’écris. Et la paix revient doucement, lentement, discrètement….

(C’est de Gaby…)

Caillou, 22 février 2009

Disparaître en Indochine – 11

Chapitre 11

Augustin Chavez se taisait, il avait allumé sa cigarette, les yeux dans le vague, face à la mer. Au loin, un grand bateau disparaissait dans la lumière rouge du couchant.
– Écoutez-moi bien jeune homme. Moi je vous comprends, vous cherchez votre oncle disparu, je veux bien répondre à toutes vos questions, mais il y a quand même un problème. Bien que tout ce que je vous raconte soit de l’histoire ancienne, vous remarquerez que je ne vous ai donné aucun nom. Oui il y a prescription, mais il vous faut bien comprendre que d’une certaine façon nous trahissions. Nous aidions l’ennemi. La France c’est mon pays d’adoption, elle n’a pas vraiment voulu de moi, je m’y suis réfugié sans avoir pour elle la moindre amitié. Nous avions même du mépris pour ce pays, ce pays des droits de l’homme, qui nous avait abandonnés en 1936, mais la France est devenue mon pays, quand même. Nous soutenions un idéal de libération des peuples colonisés, mais aux yeux de la police nous étions des traîtres. Nous étions passibles de la cour de sûreté de l’État. Quand je vois tout ce qu’ils ont essayé de faire à cet universitaire parisien qui, dans sa jeunesse, avait été dans les maquis vietnamiens, je me dis que les plaies, dans l’armée française, ne sont toujours pas refermées. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 11

Les nostalgies militantes

paysage

Le Larzac

croix

La croix de la Blaquière

maison

Une maison de la Blaquière

bergerie

La bergerie de la Blaquière

mur

Les murs de la bergerie

debre

L’entonnoir de Michel Debré

joc

Les jeunes chrétiens

servir

Les maoistes

mcaa

Les pacifistes

noe

Les occitanistes

lip

Les syndicalistes de LIP

canard

Le Canard

La Bergerie de la Blaquière est le symbole du combat contre l’extension du camp militaire.
Édifiée illégalement en 1973, avec le soutien manuel ou financier de milliers d’opposants à l’armée, on peut encore y voir les messages de soutien de tous les horizons.

Caillou, 12 février 2009

François Faure

François.

Tu ne haussais jamais la voix pour affirmer tes choix car tu n’en avais pas besoin. Nous t’écoutions !
Dans le mouvement des chômeurs des années 95 à 97, nous t’écoutions, dans toutes ces réunions où nous nous préparions pour les tempêtes de la rue, nous t’écoutions faire la synthèse, prenant en compte tout ce qui avait été dit, respectueux de la parole de chacun, mais donnant de l’ordre et de l’efficacité à nos colères disparates. Chômeurs ou salariés, femmes, jeunes, syndicalistes, immigrés, intégrés, fonctionnaires, exclus, sans toits, sans droits, mais toutes et tous militants pour abolir le chômage et la misère, nous avions un porte-parole, et, François, c’était toi.
Porte-parole par-dessus les coups de gueules et les cris de colère, tu avais cette parole calme et claire qui disait tranquillement ce que nous avions tous ensemble décidé de dire, décidé de faire. Tu étais au-dessus des divisions, au-dessus des affrontements inévitables entre les cultures militantes des uns et les révoltes immédiates des autres, mais, au centre, ta détermination était l’évidence. D’ailleurs tu ne donnais presque jamais ton point de vue. Tu prenais la parole, pour nous tous, sans jamais perdre ton calme et ton sens de l’humour. Car, François, parfois, tu nous faisais bien rire. Mais c’était de cet humour anglais, pince sans rire, qui voyait les travers et les comiques des uns et des autres mais qui ne se moquait jamais. Et alors seul ton regard montrait que c’était de la rigolade.
Je crois que tu as été le meilleur de AC ! Agir ensemble contre le chômage comme tu avais, pendant des années, été le meilleur du syndicalisme CFDT des salariées du commerce.
Comme tu ne parlais pas beaucoup de toi, peu d’entre nous connaissaient bien ta vie. Qui savait quel avait été ton chemin ? Au milieu des tous ces gauchistes et bouffeurs de curé, qui savait que tu avais choisi de consacrer ta vie de chrétien aux plus pauvres, ces peuples méprisés, ici et ailleurs, qui, luttent pour un Christ Libérateur ? D’autres en parleront mieux que moi, de ces choix d’engagements qui ont été les tiens, mais nous sommes ici beaucoup, à savoir que tu leur as été fidèle, jusqu’au bout !
Et puis tu es parti, doucement, sur la pointe des pieds et sans trop vouloir dire à tous que tu étais malade, et que c’était très grave. Et nous sommes allés sans toi jusqu’à Amsterdam ! Et nous avons gagné la gratuité régionale des transports… Et puis la politique et les divisions ont repris leur place et « Agir ensemble contre le chômage » à finalement… disparu.
Toi, pendant toutes ces années tu as continué à te battre contre la maladie qui te rongeait.
François, où que tu sois maintenant, si tu es quelque part, nous voulons te dire que tout ce que nous a apporté est en vie, que, même si tout est toujours à refaire, les combats où nous étions ensemble ont été utiles, pour la dignité, le respect et la liberté des plus démunis et que ton sourire va nous manquer pour les combats futurs.
Alors, au nom de toutes celles et tous ceux avec qui tu t’es battu dans les luttes syndicales et associatives, je veux saluer ta famille et tes compagnons les plus proches. Nous sommes à vos côtés dans la peine. Gaby, Claire, Sabine et Jean, vous pouvez compter sur nous.
Et puis, François, au risque de te faire sourire, je veux te dire une dernière fois : adieu… camarade !

Caillou, 7 février 2009

Disparaître en Indochine – 10°

Chapitre 10

– Monsieur Chavez ?
Le jeune homme qui venait d’ouvrir la porte en ferraille de l’atelier lui répondit, après un temps d’hésitation :
– Oui, mais lequel.
Thierry lui tendit la main et lui sourit.
– Bonjour. Je voudrais parler à Augustin Chavez.
Le jeune en bleu de travail maculé de graisse ouvrit largement le battant de la porte du hangar et la poussa dans la rainure. Cela fit un bruit aigre de métal vibrant puis elle alla cogner sur l’autre portant. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 10°

Disparaître en Indochine – 9

Chapitre 9

Il attendit une heure raisonnable en se promenant sur les quais de la Seine. Une belle fin d’après-midi sur Paris. Les deux tours de Notre Dame se réfléchissaient dans ce bras étroit du fleuve coincé entre le quartier latin et l’île de la cité. La circulation ininterrompue des voitures faisait un tel vacarme qu’il se dit qu’il lui valait mieux trouver une cabine téléphonique dans un endroit plus calme. Il remonta le boulevard Saint-Michel et, finalement, se résolut à revenir à son hôtel de la rue Monsieur le Prince. Continuer la lecture de Disparaître en Indochine – 9