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Spectre à Cette

Henry Peach Robinson – She never Told her Love

Vendredi 23 février 1872.
Hier, j’ai emménagé dans la maison du quartier haut.
Nouvelle vie, nouvelle ville… Pour fêter ce déménagement et ce qu’il représente pour moi, je me suis offert un nouveau carnet. Le dernier était rempli jusqu’à la gorge, et de mauvais souvenirs. Échecs professionnels, échecs financiers, je ne veux plus y revenir. En m’offrant ce poste de gestionnaire à la Société Civile et Coloniale, mon oncle me permet de repartir du bon pied, et dans une maison, de location, très agréable. Adossée à la colline, elle domine une grande partie de la ville et, du salon du premier étage, où je suis, ce matin, en train d’écrire, je peux voir la mer, le port et les grands bateaux qui font la fortune de la ville et, plus modestement, mon emploi.
La gouvernante, Madame N, une femme de pêcheur d’origine italienne, m’a aidé à investir cette grande baraque. Les meubles et les tableaux laissés par le propriétaire ne sont pas de mon goût, provinciaux, sombres. Mais je n’ai pour l’instant pas les moyens de me meubler. Les armoires en tout cas me seront bien utiles. Oh je n’avais pas grand-chose à y ranger, n’ayant emporté de Paris que ma vieille malle et une valise, mes affaires ont vite trouvé leurs places. Je commence ce jour avec gourmandise.

Dimanche 25 février 1872
Il fait très beau ce matin et la vue sur la mer est splendide. C’est une belle journée de printemps pure et froide, au ciel immense. Je suis monté sur la terrasse. Cette maison, décidément, me plaît beaucoup. Hier j’en ai fait le tour du propriétaire, comme dit Mme N., et j’en ai découvert tous les charmes et les quelques inconvénients. Il n’y a certes pas de jardin et la ruelle en contrebas est très bruyante, les jours de semaine, mais elle dispose de grandes pièces lambrissées, hautes, et pourvues de baies lumineuses. Ma chambre, au deuxième étage, est spacieuse. Je vais ce matin rédiger mon courrier aux amis parisiens, du haut de cette sympathique petite ville maritime et commerçante, tournée vers le grand large de la Méditerranée.

Vendredi 1er mars 1872
Quelle bonne journée. Mon emploi, dans les bureaux de la SCC, à quelques rues d’ici, dans la ville basse, n’est ni monotone ni fatiguant. Pour l’instant je fais connaissance de mes charges et de mes équipiers. J’ai, sous mes ordres une équipe de gens compétents, qui pourrait éventuellement me juger rapidement, me rendre le travail plus difficile, mais je ne m’en fais pas car ma réputation de cadre parisien m’ayant précédé, tout le monde ici me donne plus de pouvoir que je n’en possède en réalité.

Mercredi 6 mars 1872
Cette nuit, j’ai été réveillé par l’orage qui a éclaté sur la mer. D’immenses nuages noirs s’étaient accumulés hier, en fin de journée, et c’est en plein sommeil qu’un coup de tonnerre brutal m’a sorti du sommeil. Je me suis résolu à me lever pour voir le spectacle que m’offrait la vue sur la ville et je suis resté là, longuement, à rêver devant les éléments déchaînés de la nature. La ville et le port étaient plongés dans la nuit. Ici, l’éclairage urbain n’a rien à voir avec la capitale. Il n’y a que quelques lampadaires à gaz, pour éclairer le travail des  marins pêcheurs, vers la criée et sur le quai. Mais de brusques éclairs m’éblouissaient, détachant pendant quelques instants des ombres formidables sur la ville et dans la chambre puis tout retombait dans une obscurité par contraste d’autant plus dense. Je pensais qu’il me fallait aller me recoucher. J’étais dans une profonde rêverie, une somnolence. Et c’est juste dans le mouvement que je fis pour me retourner, que je vis une forme blanche traverser le cadre de la fenêtre. Comme un drap qui tombait de la terrasse, sans aucun bruit, à la fois rapidement mais aussi en voletant… Une forme informe, évanescente, rapide et silencieuse.
Très surpris, je me précipitais à la fenêtre, mais je ne vis rien dans le noir de la ruelle en dessous et n’avais aucune envie d’ouvrir les carreaux, vue la violence de la tourmente au-dehors. Recouché dans mon lit, je me dis que je devrais réprimander la gouvernante d’avoir laissé ses draps sécher, toute la nuit, sur la terrasse, en plein orage. Mais ce matin, Mme N. me soutient, tout en me servant mon café, qu’elle n’avait pas de linge sur la terrasse, qu’elle l’étend dans la courette, sur le côté de la maison et que jamais elle ne ferait une telle bêtise. Curieux ! Je viens de terminer mon petit-déjeuner lorsque je remplis mon journal. Une nouvelle journée m’attend.

Jeudi 7 mars 1872
J’ai été voir, en fin d’après-midi, sur la terrasse. Il n’y a effectivement aucun étendage et pas de fil pour y mettre du linge à sécher. Peut-être que ce drap aperçu venait d’une autre maison ? Il n’y a d’ailleurs rien sur cette terrasse, rien d’autre que la cahute de l’escalier et sa porte grinçante, en fer. Pas de parapet non plus. J’ai toujours eu un peu le vertige. Je me suis quand même approché pour voir la ruelle en contrebas. Elle est à cet instant de la fin du jour remplie de monde, de bruit, de cris. Mais cette peur du vide m’a fait reculer très vite et revenir vers l’escalier. Je me suis adossé. Après la nuit d’orage d’hier le ciel est maintenant lavé et la ville, qui tout entière tournée vers la mer, plonge petit à petit dans l’obscurité. Si je dois m’installer ici définitivement, j’aimerais beaucoup faire quelques travaux dans cette maison et en particulier que l’on installe ici une rambarde, pour pouvoir y admirer le paysage sans en avoir peur. Je vais le faire. Et avant cet été.

Mercredi 13 mars
Ce matin, je suis retourné sur la terrasse. Que c’est beau le jour qui se lève sur la mer avec ce ciel tourmenté par les nuages qui filaient droit vers le Sud. J’avais apporté ma tasse de café. Debout, j’ai fait le tour de l’horizon. En quelques minutes, tout le paysage s’était transformé. Très haut dans le ciel il y avait les traces, des nuages, et en symétrie, les vagues, vues de loin comme des parallèles  blanches, qui s’avançaient doucement vers la ville à droite de la digue fermée par le phare. Elles renvoyaient toutes la lueur du soleil qui apparaissait. J’avais encore un peu de temps avant de partir travailler. Mon petit carnet noir était dans ma poche. J’ai essayé de décrire ce que je voyais. C’était comme un lever de rideau, avec les flaques d’eau luisantes sur les quais déserts. Pas un seul passant sur le port. Et voilà ! Le soleil apparaissait. Toute cette mise en scène était juste pour moi qui étais là, en train de prendre mon café.
Mais il me fallait redescendre.

Mardi 19 mars
J’ai eu peur cette nuit. Je me suis réveillé et les rideaux n’étaient pas tirés. De l’autre côté des vitres, le spectre blanc était de retour. Il ne tombait pas, il bougeait lentement dans l’air comme suspendu, voletant doucement. J’ai eu peur. Ce n’était pas un drap volant dans le vent. Mais une forme qui semblait me regarder du dehors. J’aurais dû me lever et en avoir le cœur net, mais je n’en ai pas eu le courage. J’ai juste fermé les yeux et quelques instants plus tard lorsque j’ai de nouveau regardé la fenêtre, il n’y avait plus rien. Je me suis levé et j’ai tiré brutalement les lourds rideaux de percale. Il ne m’a pas été possible de me rendormir et j’ai lu, jusqu’à l’aube mon livre de chevet, un recueil de nouvelles de Chateaureynaud.
Ce matin, ma gouvernante m’a annoncé une bonne journée en tirant les rideaux. Elle m’a dit « bonjour Monsieur Rueff, il n’y a pas eu de vent cette nuit. La pêche sera bonne ! ». Le jour a envahi ma chambre. …
Ce soir, je remonterais là-haut. Je veux en avoir le cœur net !

La nuit s’annonce calme. Tout à l’heure, je viendrai ici m’étendre sur une chaise longue et je verrai bien ce qui ici se trame et vient la nuit voleter derrière mes fenêtres.

Vendredi 22 mars
Cela fait deux nuits que je dors sur la terrasse dans cette chaise longue, un transatlantique de toile bleue. Et je n’ai rien vu ! J’essayerais encore ce soir et puis, je redescendrais dormir dans mon lit. Je n’ai aucun ami dans cette ville, aucune relation. Peut-être devrais-je essayer de sortir un peu, aller au restaurant, au spectacle… mais l’envie ne me vient pas. Être étranger, dans une si petite ville, cela veut dire supporter les regards des autres.

Mercredi 27 mars
Elle est venue ! Je m’étais assoupi et l’heure se mit à sonner au clocher de la cathédrale. Je l’ai vue. Le martèlement lent des heures, toujours sur la même note grave, dominait notre rencontre. C’est une très jeune femme, presque une enfant. Elle est enveloppée d’un voile immense et blanc qui luit sous la lune qui, entre temps, s’était levé. Ses mains jointes sur sa poitrine, son très beau visage allongé et pâle, avec la longue, longue, chevelure brune qui l’encadre, elle me regardait, là, debout, juste au rebord de la terrasse.
Je n’ai rien dit, bien sûr, et je n’ai pas bougé. Comme j’étais dans l’ombre de la cabine de l’escalier, elle n’a  peut-être pas vu que je m’étais réveillé, que je la regardais. Au bout, tout au bout, de ce croisement de nos regards, un temps qui me parut très long mais aussi trop court, elle s’est retournée et s’est agenouillée, scrutant l’ombre dans la ruelle en dessous.
Je l’ai vu tendre les bras, implorante, vers la ville et doucement, sans aucun bruit, elle a basculé dans le vide. Le temps que je me lève et me précipite au bord de la terrasse, elle avait disparu. J’ai fouillé chaque recoin de la rue. Il n’y avait plus personne.
Je suis retourné dans ma chambre et j’ai longtemps rêvé, les yeux ouverts dans la fraîcheur de la nuit. Je venais de voir une Loreleï, princesse du Rhin, chantant silencieusement les plaintes des noyés, comme sur cette gravure ancienne, romantique et invraisemblable que j’avais oubliée à Paris ! Et pourtant la jeune femme implorante était vivante et là, sur cette terrasse, je la revoyais encore et encore. L’heure a de nouveau sonné au clocher du quartier haut. Il était minuit.
Bien sûr minuit ! Comme dans les contes d’Hoffman !

Jeudi 28 mars
Je suis remonté là-haut mais ne l’ai pas revue.
J’ai interrogé Madame N. Elle a eu l’air étonné. « Je n’ai pris cet emploi que depuis la disparition de  l’ancien propriétaire. Il y a deux ans. Vous êtes mon deuxième client et je ne comprends rien à cette histoire de jeune femme ! Vous avez dû faire un rêve ! À force de monter la nuit sur cette terrasse. »
Et mon prédécesseur ? Pourquoi est-il parti ?
« Il travaillait chez un notaire du quartier haut, mais il a obtenu un poste à la préfecture, à Montpellier, et il a déménagé cet hiver. »

Vendredi 29 mars 1872
Je ne suis pas allé travailler ce matin. Je me sentais si fatigué, si languissant. Mon oncle a envoyé un commis prendre de mes nouvelles. J’ai promis que je retournerais au bureau lundi prochain. Mais ce soir, j’irai de nouveau sur la terrasse revoir la jeune femme silencieuse et furtive qui se penche et se jette, sans un mot, sans un cri.

Jeudi 4 avril 1872
Cher Monsieur
Je me permets de vous faire parvenir ce billet de toute urgence. Je vous prie de venir au plus vite. Le jeune homme, le locataire, votre neveu je crois, a fait une chute depuis la maison, et son corps a été retrouvé ce matin dans la ruelle en contrebas. Que dois-je faire et qui dois-je prévenir ?
Comptez-vous relouer à nouveau cette maison ? En tout cas, je vous prierais alors de me donner mon congé car je ne veux plus m’en occuper ! C’est quand même le second locataire qui disparaît en trois mois et l’on commence à croire que j’ai le mauvais œil dans le quartier.
Salutations. Mme N.

Caillou, le 6 août 2011

La mort sûre

« Elle est là », s’écria l’apprenti en désignant du doigt le bas côté de la route que nous ne pouvions voir. J’étais avec le médecin du village et le gendarme. Depuis l’aube , nous cherchions aux alentours et le gamin courant devant nous venait de la trouver !  Nous nous sommes approchés. Il montrait du doigt une forme mouillée, délavée et sale recroquevillée dans le fossé, le bras accroché à la barrière du champ. « En chien de fusil » dit le garde. « En position fœtale » corrigea le toubib. Moi je pensais « en boule ». Et cela correspond bien à son état d’esprit de ces dernières années. Ses yeux grands ouverts ne regardaient plus les épis ondoyants de la prairie, ne verraient plus jamais les nuages pressés galopant dans le ciel de juillet. « Égorgé, d’un seul coup ! »  constata le toubib, sans même la toucher. Le sang déjà bruni éclaboussait les mauvaises herbes du talus. « J’en suis déjà certain, ce n’est pas un couteau qui peut faire cette horreur, ce sont des crocs ! Un chien ! Messieurs c’est une morsure »

Je la connaissais bien cette femme meurtrie.

De ce constat terrible, nous parlâmes entre nous, en attendant qu’arrivent les pompiers de la ville. Morsure de chien, sans aucun doute possible. Dans la région, les clébs sont partout. Le médecin affirmait qu’il ne pouvait rien faire pour protéger les gens de ce terrible fléau, le gendarme approuvait, mais les excusait en disant que les hommes, voulant garder leurs biens des voleurs innombrables, avaient tous pris des pitbulls pour garder les maisons. «  Les chiens ne sont dangereux que quand ils sont errants »

Depuis des années que je marche, je connais tous les environs. Le long des grillages de chaque maison du canton , les cabots courent et aboient. Il en est des petits, des roquets soi disants inoffensifs, mais qui vous mordent aux talons s’ils parviennent à passer dans un entrebâillement de porte. Il en est des grands silencieux et furtifs qui vous assailleraient à la nuque et vous renverseraient d’un seul geste gracieux. Du molosse noir au pelage ras, muscles saillants, épais, avec une gueule énorme et un regard de haine se fixant dans les yeux des promeneurs solitaires, au teckel « toutou à sa mémère » hargneux comme une teigne, alertant tout le quartier, les chiens vociférants sont partout et toujours les gardiens des enfers.

Parfois de pauvres types, qui n’avaient rien demandé, sont retrouvés dans les fossés des routes aux alentours, égorgés dans le meilleur des cas, mais le plus souvent totalement méconnaissables, défigurés par des morsures multiples. Personne d’ailleurs ne se soucie de connaître leurs noms ou leurs provenances, ce ne sont que des cheminots, des vagabonds, sans toit ni loi, voleurs de poules… Les chiens errants en meute, dressés à la chasse aux mendiants, auront bien fait d’en débarrasser le pays. Les braves gens se croient ainsi protégés… mais personne n’ose plus se risquer à sortir la nuit dans la campagne. Ou alors en bande, armés de gros bâtons et de lanternes tendus au bout de longs piquets. Les chiens des maîtres rodent, ils ont faim, mal nourris, attaquant celles et ceux qui suivent les chemins creux aux bordures des champs et des bois. Revenir de la fête du chef-lieu de canton, bras dessus, bras dessous, ne se fait qu’en chantant très fort pour donner du courage aux plus faibles du groupe, et en fait à soi-même. Les chansons sont grivoises, on rit souvent très fort, mais le cœur n’y est pas car on a peur des chiens.

On en rêve la nuit ! On se réveille en sueur en hurlant de terreur de s’être bien fait mordre. On a les mains au cou, les yeux exorbités. Il faut plusieurs minutes pour se rendre mieux compte que l’on est dans son lit et même toujours vivant. L’autre en rit, homme ou femme, de ces terreurs nocturnes, même s’il sait bien qu’un jour il leur succombera. Et c’est toujours ces fauves qui viennent dans la nuit dévorer les enfants, les vieux, les épouses, les maris. Les chiens hurlent, se répondant au loin, de fermes en fermes, dans les cours, les jardins. Certains ont des chenils pour la chasse aux sangliers, ce droit républicain que l’on assume fièrement, entre hommes, exclusivement entre hommes. Les enfants portent au cou des médailles de Lourdes comme des amulettes pour les protéger.

« Ce sont les chiens des propriétaires… », murmurait le médecin.
«  … Mais nous y passerons tous, petits ou gros, notaire, propriétaire, tout petits paysans, servantes, flics ou voleurs… », fit observer le gendarme.

Moi je ne disais rien.

La seule différence pour moi était de voir que cette femme morte, oui, je la connaissais.
Et qu’elle se battait depuis toujours contre les chasseurs, les gendarmes, les propriétaires et leurs chiens.

Caillou, le 20 juillet 2011

La mort fine

Assis sur un tabouret à l’entrée de la salle, avec une casquette sur la tête, j’attends. J’attends quoi ? Je n’en sais rien. Et comment je suis arrivé là je n’en sais rien non plus. Et depuis quand ? Pas davantage. J’attends.
Sans  montre, je ne sais pas plus si c’est le soir, le matin ou la nuit, dans cette pièce sans fenêtre, mais j’entends régulièrement les heures qui s’égrènent dans une horloge quelque part, lointain écho dans une autre salle. Et c’est lent. Dès fois, je m’assoupis. La tête qui dodeline et s’avachit, menton dans la cravate. Mais je ne somnole pas longtemps. Juste quelques instants. Je me réveille d’un coup les yeux fixes, étonnés d’être encore devant ces murs blancs. J’essuie mes lèvres au cas où j’aurais un peu bavé, louchant sur ma chemise pour voir si des traces suspectes… Je me sens pris en faute. Par qui ? Je n’en sais rien. Je ne veux pas dormir. Pas encore…
Le bruit des talons hauts sur le parquet ciré me tire de cette rêverie. C’est un pas lent et très irrégulier avec de longues pauses. J’entends une femme faire le tour de la salle voisine. Puis elle entre et passe devant moi. Je ne vois que ces jambes des escarpins, des bas noirs et le bord d’un tailleur sombre et j’attends qu’elle soit au milieu de la pièce pour la voir vraiment, de dos, admirant sur le mur les traces plus claires des tableaux enlevés. La salle est vide, en me penchant je vois que la salle précédente l’est également. Il n’y a rien d’accroché sur les murs, pas une œuvre artistique, pas une esquisse, pas un brouillon d’enfant, juste des rectangles petits ou grands régulièrement plus clairs sur le gris des parois.
La visiteuse prend tout son temps, allant de place en place, avec cet air concentré qu’ils ont tous, ceux qui passent par ici. Ce qui me trouble, moi, qui ne veux pas la voir, c’est son pas sur les lattes du parquet. Je peux dire exactement, avec l’oreille, avec l’écho, dans quelle partie de mon secteur elle est maintenant située. Elle est parvenue de place en place à l’autre bout de la galerie. Et puis son pas décroît et, de salle en salle, je l’entends disparaître de mon domaine. Musée du vide, gardien de rien, je peux maintenant reprendre mon attente.
Mais j’entends tout. J’entends même, des fois, le bruissement feutré des trains qui traverse une ville dont je ne me souviens plus.

Caillou, 8 juillet 2011

Le rat

Le couple de rats est entré dans la maison vers la fin novembre. Il est passé par le tout-à-l’égout, l’évacuation de la remise dont la grille était restée ouverte, puis ils se sont installés dans la cave abandonnée, derrière la chaudière, dans un recoin où personne ne va jamais mais où il fait toujours chaud et humide. Dans la nuit noire ils se sont pelotonnés, enroulés l’un dans l’autre, et ont dormi, longtemps, pour se remettre de la fatigue du voyage. Il leur avait fallu quitter l’usine désaffectée des quartiers nord, devenue invivable à cause de la surpopulation et autour de laquelle il n’y avait plus rien à manger depuis longtemps.

Le lendemain matin, après avoir copulé avec sa femelle pendant quelques secondes, le rat a commencé l’exploration systématique de la cave. Les patates germées dans un sac de jute oublié ont fait l’affaire. Certes certaines sont totalement pourries, mais le couple de rongeurs s’est bien repli la panse. Après ce premier bon repas la femelle, ayant tiré des cartons d’emballage vers l’arrière de la chaudière, en a réduit une partie en charpie et s’est aménagé un nid douillet où elle s’est endormie.

Le rat observait lui, pendant ce moment d’inaction, le fin rayon de soleil qui passait entre les deux battants de fer, juste au-dessus de la rampe d’accès d’alimentation du charbon. Dans la pénombre, cette seule faible source de lumière lui permettait de découvrir et d’analyser tout ce qui maintenant allait leur permettre de vivre et de prospérer. Petit regard de ses yeux rouges, moustache frémissante au moindre souffle, au plus petit déplacement d’air, une intelligence inouïe totalement vouée à la survie de l’espèce, du courage, de la force et de l’agilité… rien ne pourra plus désormais l’arrêter.

À la nuit tombée, il a grimpé sur le tas de cageots, il s’est posé sur le rebord de ciment et a bien observé à travers la fente. La poubelle est placée à côté de la porte d’entrée. Cela fait peut-être 8 mètres à parcourir à découvert dans l’herbe mal rasée du jardin. S’il n’y a pas de saloperie féline ou de connard canin ce sera bon, sinon il en sera quitte pour courir se mettre à l’abri. Il est plus rapide et intelligent qu’eux et il le sait. Éventrés, les sacs poubelles se sont éparpillés sur le trottoir. Ils regorgeaient de restes de poulets et de tranches de jambons périmés. Ce fut un régal dont il a rapporté une bonne part dans la cave.

Dans la matinée, les rats ont entendu le chien des voisins se faire battre pour la poubelle renversée sur le trottoir. On l’a entendu couiner dans tout le lotissement. Le rat a bien ri si tant est que les rats rient !

La nuit suivante, il a trouvé le vieux compost au fond du jardin. C’est donc là qu’ils entassent leurs épluchures ! Ce fut une autre occasion de festin avec la femelle déjà bien pleine qui ne bougeait plus trop de leur abri chauffé, humide.

24 jours  d’attente puis elle accoucha de 12 adorables petits rats bien roses. Entre temps leur père était rentré dans la cuisine puis dans les chambres tandis que les humains partaient travailler ou à l’école. Il y fit des découvertes sensationnelles.

Ils éventrèrent les paquets de céréales, les morceaux de pain qui traînaient sur la table, les goûters des enfants abandonnés sous les lits et dans les tiroirs, tout ce qui se mangeait et qu’ils rapportaient en traînant jusqu’à la cave désormais remplie des cris et des couinements des jeunes rats en pleine croissance.

Les humains après avoir essayé des pièges idiots et des poisons naïfs finirent par demander l’aide des services  de dératisation, mais ceux-ci, privatisés, chers et employant des sous-traitants intérimaires inefficaces, tardèrent à venir. Puis ils annoncèrent qu’ils devaient revenir avec d’autres produits, d’autres protocoles et d’autres spécialistes… Pendant ce temps, l’invasion continuait. Et lorsqu’un des bébés hurla, une nuit, l’oreille en sang dans son berceau, les occupants des lieux partirent précipitamment en abandonnant la maison devenue territoire de l’infâme. Vers la fin du mois de mai, plusieurs maisons de la rue furent ainsi abandonnées.

Enfin tranquilles, beaucoup d’autres rats les rejoignirent et prospérant dans tout le quartier investirent en quelques semaines toutes les maisons. La nuit, les rues grouillaient de ces centaines d’intelligences destructrices. Leurs fines queues luisantes  et  leurs yeux rouges faisaient peur. Plus aucun humain n’osait s’aventurer dans le territoire des rats. La police municipale enserra le quartier de barrières métalliques aussi laides qu’inutiles. La vermine passait par les égouts, creusait les murs des caves mitoyennes, sautait de toits en toits.

La mairie organisa le départ des enfants. Il fallut les emmener avec leurs petits sacs de toile sur la place du marché. Les autobus s’ébranlèrent avec les gamins pleurant derrière les vitres closes, les parents envoyaient des baisers de la main en retenant encore quelques minutes l’angoisse immense qui les tenait déjà.

La honte et la bêtise des humains devenaient générale. Avoir ainsi laissé toute une partie de la ville aux mains des rats proliférants faisait taire les plus bavards. Les hommes ne prononçaient jamais le nom de l’ennemi croyant en cela se protéger de l’invasion*. Lorsqu’un réfugié d’un des quartiers envahis passait sur un trottoir, les commères se taisaient et leurs regards soupçonneux le suivaient jusqu’au coin de la rue.

Puis les hommes disparurent, en quelques années, victimes des maladies que les rats véhiculaient. Et leurs maisons aux charpentes rongées doucement s’effondrèrent, une à une, dans la poussière blanche des gravats.

Caillou, 6 juillet 2011

* Je fais d’ailleurs de même dans cette métaphore en ne nommant pas le rat du vrai nom de Cancer .

Déprime

En dix ans j’ai changé, je ne me reconnais plus
dans la glace ce vieil homme qui est-ce exactement ?
ces poches sous les yeux et ce cou tremblotant
ce ne sont pas les miens, c’est un malentendu.

Je n’étais pas très beau, je peux en convenir
il y a dix ans de ça, mais j’avais encore l’air
d’être un homme moyen au milieu de ces pairs
aujourd’hui c’est certain je vois mon corps vieillir.

C’est un type qui est là que je ne connais pas
entré subrepticement dans ma vie quotidienne
il mange et boit beaucoup et traîne sa bedaine
j’ai beau jeûner, marcher, cet homme ne maigrit pas.

En dix ans j’ai trop vu de copains disparaître
des parents, des amis, des regrets, des sanglots
des larmes retenues quand je vois des photos
ce sentiment diffus que le temps devient maître.

Qu’il faudrait vivre enfin chaque moment de bonheur
avant que ne se coupe le fil de sa vie
pourtant je me retourne sur ces 10 ans enfuis
tout est passé si vite je me sens fossoyeur

En dix ans j’ai changé, j’espérais tant de choses
auxquelles je ne crois plus, j’avais tant de projets
détruire et rebâtir, faire de nous des sujets
s’unir et vaincre enfin pour le pain et les roses.

Mais les avions qui claquent dans les tours de New York
et le Pen arrivé en pôle position
et tant d’autres reculs, tant d’autres soumissions
m’ont changé à tel point que je suis en remorque

devenu spectateur de cet effondrement
de cette course à l’abîme, de faim, de pollution
de manque d’eau, de racisme, de guerres et d’exclusion
d’un avenir collectif qui ne croit plus qu’à l’argent

En disant ces 10 ans je vois qu’il faut me taire
Peut-être chanter tout bas les soldats de Craonne
« Adieu la vie, adieu l’amour, Adieu toutes les femmes »
puis laisser en silence le monde se défaire.

Caillou, 23 juin 2011

Et si tout cela finissait en journal ?

Je m’étais interdit, au départ de ce blog, d’étaler ma vie personnelle sous la forme d’un journal. Ma vie privée, mon égo, je ne me sentais pas le droit de le croire intéressant pour les autres.
Et puis, après l’échec retentissant du mouvement social de 2010 sur les retraites, je me suis interdit aussi d’appeler à des actions auxquelles je ne croyais plus moi-même.

En bref s’interdire c’est interdire quand même!

Et puis les coups durs, les vrais, les disparitions d’êtres chers, les angoisses pour d’autres, ont pris tellement de place qu’il ne m’en reste plus pour écrire (décrire) autre chose. Et d’ailleurs à quoi bon? Des petites histoires, au fond sans importance, alors que tout autour, j’ai l’impression que (mon) univers se délite.

Alors j’ai le choix entre boucler ce blog ouvert dans l’enthousiasme il y a maintenant quatre ans ou l’ouvrir à la forme journal, ce machin, avec un petit ruban, qui sert de confessional aux adolescent(e)s).

Caillou, le 16 juin 2011

 

Sosie de la reine d’Angleterre

 

En 1972 la reine Elisabeth d’Angleterre
visite la France.


Le journal “France Soir”, à l’époque le plus grand quotidien national, organise à cette occasion un concours de sosie. Madeleine travaille, comme secrétaire, à la rubrique féminine du même journal. Elle écrit cette lettre qui, 39 ans plus tard, à l’occasion du mariage du petit fils de la reine d’Angleterre, a toujours le don de me faire rire et de m’émouvoir:

Le 18 mai 72.
Messieurs, a ce stade et bien avant, vous devez avoir reçu des montagnes de réponses, car les lecteurs de France Soir ont certainement reconnus depuis longtemps les deux personnages « en plein cœur de l’actualité» auquel ils croient ressembler…
Mais peu de lectrices doivent se sentir autant d’affinités secrètes avec ELLE et ressemblent autant que moi (hélas ! car elle est bien moche) à la pauvre Elisabeth. En 1947, voir photo jointe, je lui ressemblais déjà lorsqu’il lui arrivait – fraîche, sympathique et presque jolie – de sourire… car moi je riais tout le temps. A cette époque lointaine (car nous avons à peu près le même âge) je ressemblais même à sa sœur Margaret, c’est tout dire !
A présent que l’une et l’autre (petites et bouffies de partout, quoi qu’on en dise) sont aussi détériorées que moi, je me demande à laquelle des deux je ressemble davantage, et si le bon roi Georges VI, tellement « timide «, «effacé» (voir France Dimanche) n’aurait pas, dans mon pays, fait quelque sottise…. Il est vrai qu’Elisabeth et moi (vive « le nivellement par le bas» !) sommes nées le même jour (21 avril) ; avons reçu (toutes proportions gardées) la même éducation puritaine, et donc aussi mal adaptée que possible à notre époque ; avons eu en même temps un fils (du même âge) ; un mari (léger) ; des responsabilités trop lourdes, etc..… etc… Toujours est-il qu’à chaque illusion perdue (et nous en avions sûrement la même dose, pour ne pas dire la même « couche» ) le même trait, sur nos deux visages, a marqué la même place (voir les pattes d’oies, les cernes, les bajoues, et surtout l’affreux losange autour de la bouche). Bien qu’il nous reste peu d’illusions cela continue (hélas) et toujours dans le même sens.
Si bien qu’avec n’importe lequel de ses horribles « bibis» je pourrais faire un double parfait de la Reine. Nous avons pourtant gardé quelque charme : Elle a, sur moi, l’avantage de son fameux « teint de pêche», mais pour un Empire (fut-il britannique…) je ne voudrais pas, j’espère bien n’avoir jamais… sa démarche de canard. Quand au prince Philip, je pourrais bien être seule à me souvenir que « le grand charles» aurait, sans conteste possible, emporté le premier prix et empoché vos 1000 francs. Il est vrai qu’il s’en serait F… balancé. Pas moi, je vous jure ! surtout si près des vacances…
Madeleine S.
PS : Je ne suis pas assez riche pour vous prouver sur photos, la ressemblance mais l’original tout proche est à votre entière disposition.

les grands petits hommes.

Au centre de Toulouse, en plein cœur de la ville, la statue de Jaurès, (en fait juste sa tête qui trône sur un monument hideux) regarde vers la mairie, tandis qu’un peu plus loin, le monument à Charles de Gaulle regarde vers la rue. L’un veut prendre le pouvoir, l’autre, le libérateur, se rappelle au souvenir des passants distraits. C’est là, un square ouvert, toujours plein de monde. Gens de passage, gens du quartier, personnes âgées, jeunes glandeurs, un lieu que l’on traverse aussi rapidement entre la station de métro de la rue Alsace Lorraine et la grande place du Capitole, en passant sous le porche de la mairie. Dans mon souvenir, il y fait toujours beau et vert. Mais les souvenirs sont trompeurs !

Pendant plusieurs années, un petit bonhomme espagnol, moustachu et sarcastique, venait s’y asseoir les jours de grandes manifestations syndicales. Trop fatigué pour marcher, il venait en métro depuis son quartier populaire du Mirail, « quartier en difficulté » selon l’euphémisme moderne, sortait de la station par l’escalier mécanique et, faisant quelques pas, finissait par trouver une place libre sur un des bancs du square. Il avait donc sa canne et son chapeau, et sur sa veste marron le badge de la CGT des retraités.

Ramon 2
Pendant la même période, à Lyon, un autre petit bonhomme, breton, plus rond, plus grave, mais tout aussi résolu, avait une autre technique pour participer à des manifestations que son âge et son artérite ne lui permettaient plus de suivre. Il allait, lui aussi en métro, jusqu’au lieu de rassemblement, souvent sur la place Bellecour, rencontrait ses copains, les regardait partir, puis il allait toujours, en métro ou en taxi, les attendre à la place où devait se dissoudre le cortège. Au revers du veston le petit triangle rouge marqué d’un F indiquait l’ancien déporté politique. Quant aux manifestations auxquelles il participait de cette étrange façon elles étaient toujours dirigées contre le racisme, l’antisémitisme et bien sûr contre le Front National.  On se souviendra en particulier de cette période sinistre où un certain Millon, homme de droite, se maintenait élu à la place de président du conseil régional grâce aux voix des fascistes.

Georges 2
Le premier, un jour de 2003, au moment des mouvements sociaux contre la réforme des retraites, a fini par renoncer à cette participation symbolique et silencieuse. Je me proposais de passer le chercher et de lui trouver une place assise sur le bord de la manifestation, au square Jean Jaurès, ou ailleurs,  mais il refusa doucement, arguant qu’il se trouvait maintenant inutile. J’ai réalisé surtout que s’il ne pouvait plus faire le trajet lui-même il ne voyait pas l’intérêt qu’un autre se dérange. Dans mon souvenir, il était encore plus petit, mais les souvenirs sont trompeurs.

Le second, un jour, dans un bus, fut remercié par deux adolescents timides. Il leur demanda pourquoi ils le remerciaient et l’un d’entre eux lui dit qu’il le reconnaissait, toujours en tête des manifestations contre l’extrême droite lyonnaise et que sa présence, en tant qu’ancien déporté, leur donnait, à eux, très jeunes gens, une raison historique de se battre contre la bête immonde. Le petit homme en fut très fier.

Ces deux-là se sont bien engueulés, et moi de même. Et avec l’un et avec l’autre. Entre le premier, communiste, le second socialiste, et le libertaire que je pense être toujours, les fins de repas ressemblaient parfois à des champs de bataille. Chacun reprochant aux deux autres les erreurs commises par leurs gouvernements respectifs ou par le refus de participer à quelque gouvernement que ce soit. Mitterrand contre Marchais, Rainbows Warriors contre Charles Hernu, l’effondrement du « socialisme réel », Jospin contre les licenciements chez Michelin, les stocks-options à la française de DSK… Mais  restait chevillé au corps cette certitude que malgré toutes nos divergences, nous étions bien du même camp !

Et maintenant qu’ils sont partis, et l’un et l’autre, tous deux aussi petits, cette conviction est devenue évidente.

Lecteurs, quand vous passerez, à Toulouse, vers la statue de Jaurès, ou, sur la place Bellecourt, à Lyon, vers la statue du Veilleur de Pierre, ayez une pensée pour ces deux grands petits hommes, le syndicaliste cégétiste et le résistant/déporté, qui ne pouvant plus aller marcher avec les autres ont tenté jusqu’au bout de les accompagner puis, y renonçant, soutenaient encore, de loin, la rébellion contre l’injustice des possédants et la bêtise raciste. Eux n’auront pas de statues, mais qu’importe.

Caillou, le 18 avril 2011

Vers l’infini, personne ne répond.

Pas à l’infini, car là je ne sais pas, peut être des voix se croisent et répondent aux questions, non pas à l’infini, ces territoires dont personne ne peut dire quoi que ce soit puisque personne n’en revient.
Non, je parle de ces chemins qui mènent vers les confins immenses, ces purgatoires, ces no man’s land que l’on traverse tous, et là, j’en suis certain, on est totalement seul. Si l’on aime, on se demande si l’autre vous aime autant que vous l’aimez vous-même, si vous aimez l’amour ou l’autre qui vous aime, si vous vous aimez aimant… Si l’on se déteste et que l’on s’apitoie, les questions tournent en boucle et personne n’y répond. Pas de mots pour consoler sur les regrets, les pertes, les occasions perdues, les rêves évanouis.

Sur les bords du canal, sur cette voie rapide où filent les voitures, lorsque la nuit tombe et que les bleus deviennent violets, cette heure entre chien et loup, une baraque à pizzas s’ouvre et, par contraste, s’illumine. Elle donne une lumière vive, chaude, accueillante. Un rectangle doré qui se détache sur le froid, et la solitude environnante. Dans ce quartier à putes, un peu avant la gare, quartier de passage, quartier sans âme, elle attire les passants qui viennent s’y réchauffer quelques instants, en attendant leur part de pizzas. Ils sont debout, ombres noires, en contrebas car le rectangle lumineux les domine, l’étal étant situé à plus d’un mètre cinquante. Un homme, en blouse  de coton blanc officie près du four, enfournant avec sa longue spatule de bois les différentes margheritas, napolitaines ou quatre-saisons … préparées sur le comptoir à l’arrière.

Et puis, devant, face au client, la mort est là qui les toise. Elle aussi est habillée de blanc avec, sur son chignon, une toque ridicule en papier. Elle est d’une propreté éblouissante, pas une tache de sauce pas un soupçon de farine sur le plastron immaculé. La mort a soixante ans, dont dix dans ce camion immobile . Elle n’a pas un sourire, pas un mot commerçant, elle officie, renseigne, conseille, encaisse et tend les cartons mous, huileux et chauds qu’ils prennent à deux mains.

La mort ne dit rien d’autre que ce qui est utile. Combien ? En combien de temps ? Avec ou sans anchois ? La grande ou la moyenne ? Dans ses yeux, le passant lit très vite qu’il ne doit pas essayer, ne serait-ce qu’un instant, d’entamer une conversation sur le froid, sur la pluie, sur le printemps qui n’arrive pas. Elle ne répondrait pas.
Bien sûr, des avinés, des clochards attitrés, des types ayant perdu de vue le poids des autres et qui soliloquent seuls à force d’être à la rue, lui tiennent des discours mais elle n’entend rien. Ils parlent, seuls à moitié dans l’ombre, seuls, leurs faces éclairées tournées vers la mort qui les voit sans les voir et ne concède parfois que des hochements de tête, des mouvements d’épaules, voir même des yeux au ciel, mais qui ne leur dit rien.

La mort a été jeune et belle, il y a longtemps. Elle a donné et pris et rendu au centuple à des hommes qui ont pris, sont partis sans payer. Elle a ce beau regard sévère et triste de ceux qui ont tout vu et ne croit plus à rien. Son histoire est commune, celle d’une vie enfuie à force de courir après des papillons, sans vouloir se construire, sans poser de questions, juste prendre tout, perdre tout, saisir du sable et être, au bout du compte perdue, sans illusions.

Elle pourrait bien partir, quitter son étalage, poser cette blouse blanche enfiler son manteau en disant « je m’en vais » et traversant la rue, aller vers le halage, regarder l’eau qui coule si noire, si froide, un peu huileuse et d’un seul coup, d’un seul s’y jeter brusquement.

Mais elle ne le fait pas. Elle reste sur le chemin. Elle va de jour en nuit vers le néant qui dort et se pose des questions auxquelles personne, jamais ne peut répondre, car vers l’infini du monde plus personne ne répond.

 

Caillou, le 15 avril 2011