Les flagellants
Dans cette période d’après les massacres de Charlie-Hebdo et de la Porte de Vincennes, on trouve des textes hallucinants. Celui ci est particulièrement gratiné. Il est signé Thiellement. Il est digne d’une littérature de la fin du Moyen-âge, juste pendant la Grande Peste. Je remercie Aquilina de me l’avoir fait lire à moi qui ne lit pas face de bouc.
Mais je vous incite surtout à lire la réponse de Pierre Boyer plus bas.
Nous sommes tous des hypocrites
Bienvenue dans un monde de plomb
par 13 janvier 2015
Nous sommes tous des hypocrites. C’est peut-être ça, ce que veut dire « Je suis Charlie ». Ça veut dire : nous sommes tous des hypocrites. Nous avons trouvé un événement qui nous permet d’expier plus de quarante ans d’écrasement politique, social, affectif, intellectuel des minorités pauvres d’origine étrangère, habitant en banlieue.
Nous sommes des hypocrites parce que nous prétendons que les terroristes se sont attaqués à la liberté d’expression, en tirant à la kalachnikov sur l’équipe de Charlie Hebdo, alors qu’en réalité, ils se sont attaqués à des bourgeois donneurs de leçon pleins de bonne conscience, c’est-à-dire des hypocrites, c’est-à-dire nous. Et à chaque fois qu’une explosion terroriste aura lieu, quand bien même la victime serait votre mari, votre épouse, votre fils, votre mère, et quelque soit le degré de votre chagrin et de votre révolte, pensez que ces attentats ne sont pas aveugles. La personne qui est visée, pas de doute, c’est bien nous. C’est-à-dire le type qui a cautionné la merde dans laquelle on tient une immense partie du globe depuis quarante ans. Et qui continue à la cautionner. Le diable rit de nous voir déplorer les phénomènes dont nous avons produits les causes.À partir du moment où nous avons cru héroïque de cautionner les caricatures de Mahomet, nous avons signé notre arrêt de mort. Nous avons refusé d’admettre qu’en se foutant de la gueule du prophète, on humiliait les mecs d’ici qui y croyaient – c’est-à-dire essentiellement des pauvres, issus de l’immigration, sans débouchés, habitant dans des taudis de misère. Ce n’était pas leur croyance qu’il fallait attaquer, mais leurs conditions de vie. À partir de ce moment-là, seulement, nous aurions pu être, sinon crédibles, du moins audibles.Pendant des années, nous avons, d’un côté, tenus la population maghrébine issue de l’immigration dans la misère crasse, pendant que, de l’autre, avec l’excuse d’exporter la démocratie, nous avons attaqué l’Irak, la Libye, la Syrie dans l’espoir de récupérer leurs richesses, permettant à des bandes organisées d’y prospérer, de créer ces groupes armés dans le style de Al Quaïda ou de Daesch, et, in fine, de financer les exécutions terroristes que nous déplorons aujourd’hui. Et au milieu de ça, pour se détendre, qu’est-ce qu’on faisait ? On se foutait de la gueule de Mahomet.Il n’y avait pas besoin d’être bien malin pour se douter que, plus on allait continuer dans cette voie, plus on risquait de se faire tuer par un ou deux mecs qui s’organiseraient. Sur les millions qui, à tort ou à raison, se sentaient visés, il y en aurait forcément un ou deux qui craqueraient. Ils ont craqué. Ils sont allés « venger le prophète ». Mais en réalité, en « vengeant le prophète », ils nous ont surtout fait savoir que le monde qu’on leur proposait leur semblait bien pourri.Nous ne sommes pas tués par des vieux, des chefs, des gouvernements ou des états. Nous sommes tués par nos enfants. Nous sommes tués par la dernière génération d’enfants que produit le capitalisme occidental. Et certains de ces enfants ne se contentent pas, comme ceux des générations précédentes, de choisir entre nettoyer nos chiottes ou dealer notre coke. Certains de ces enfants ont décidé de nous rayer de la carte, nous : les connards qui chient à la gueule de leur pauvreté et de leurs croyances.Nous sommes morts, mais ce n’est rien par rapport à ceux qui viennent. C’est pour ceux qui viennent qu’il faut être tristes, surtout. Eux, nous les avons mis dans la prison du Temps : une époque qui sera de plus en plus étroitement surveillée et attaquée, un monde qui se partagera, comme l’Amérique de Bush, et pire que l’Amérique de Bush, entre terrorisme et opérations de police, entre des gosses qui se font tuer, et des flics qui déboulent après pour regarder le résultat. Alors oui, nous sommes tous Charlie, c’est-à-dire les victimes d’un storytelling dégueulasse, destiné à diviser les pauvres entre eux sous l’œil des ordures qui nous gouvernent. Nous sommes tous des somnambules dans le cauchemar néo-conservateur destiné à préserver les privilèges des plus riches et accroître la misère et la domesticité des pauvres. Nous sommes tous Charlie, c’est-à-dire les auteurs de cette parade sordide.
Bienvenue dans un monde de plomb.
Et pour lui répondre, Pierre Boyer.
Un texte de Pacôme Thiellement, intitulé « Nous sommes tous des hypocrites », connaît en ce moment un certain succès sur les réseaux sociaux ; il a été publié sur le site Les mots sont importants — site fort mal nommé en l’occurrence, puisque la seule publication de ce texte témoigne d’un aveuglement extrême quant au langage et aux schèmes théoriques qu’il mobilise, et qui doivent beaucoup plus au traditionalisme radicalement antidémocratique d’un René Guénon qu’à une quelconque tradition de gauche, qu’elle soit socialiste, anarchiste ou marxiste (au sens du marxisme de Marx, et non de celui de Staline).
Il y a quarante ans, ce texte dont il faut bien dire qu’il est abject n’aurait sans doute retenu l’attention que de quelques irrationalistes exaltés ; aucun citoyen engagé à gauche ne s’y serait reconnu. Les temps ont changé ; toute une culture politique s’est effondrée, et la confusion des esprits est telle qu’un discours rouge-brun (c’est-à-dire : brun), dont Dieudonné et Soral sont les exemples les plus connus, ne cesse de gagner du terrain. Des gens qui se croient « rouges », et dont les luttes concrètes sont souvent justes, ne perçoivent plus la différence des couleurs. Le texte de Thiellement est un très inquiétant symptôme de ce brouillage des perceptions ; il est lui-même un bon exemple de ces rhétoriques qui conduisent, sans qu’on en ait conscience, à passer du rouge au brun.
« Nous sommes tous des hypocrites », écrit Thiellement, « parce que nous prétendons que les terroristes se sont attaqués à la liberté d’expression, en tirant à la kalachnikov sur l’équipe de Charlie Hebdo, alors qu’en réalité, ils se sont attaqués à des bourgeois donneurs de leçon pleins de bonne conscience, c’est-à-dire des hypocrites, c’est-à-dire nous. Et à chaque fois qu’une explosion terroriste aura lieu, quand bien même la victime serait votre mari, votre épouse, votre fils, votre mère, et quelque soit le degré de votre chagrin et de votre révolte, pensez que ces attentats ne sont pas aveugles. La personne qui est visée, pas de doute, c’est bien nous. C’est-à-dire le type qui a cautionné la merde dans laquelle on tient une immense partie du globe depuis quarante ans. Et qui continue à la cautionner. »
Lisons bien. Qu’importe le fait que les terroristes s’en soient pris délibérément à des caricaturistes qui n’ont cessé d’attaquer le FN et les politiques néo-libérales, ainsi qu’à des juifs jugés coupables d’être juifs. Cela n’est rien. « Ces attentats ne sont pas aveugles ». Ils ont une cible, correctement identifiée : « nous ». « Nous », complices du « cauchemar néo-conservateur ». Nous qui « avons cru héroïque de cautionner les caricatures de Mahomet » et « refusé d’admettre qu’en se foutant de la gueule du prophète, on humiliait les mecs d’ici qui y croyaient – c’est-à-dire essentiellement des pauvres, issus de l’immigration, sans débouchés, habitant dans des taudis de misère ». Nous qui avons « attaqué l’Irak, la Libye, la Syrie » — relevons au passage un formidable scoop : nous apprenons que la France ne s’est pas opposée aux USA sur le dossier irakien et a participé aux opérations dont elle a été le principal adversaire.
Il y a donc « nous tous », tous complices, et « eux », exactement comme dans les discours de l’extrême-droite identitaire.
Finie l’analyse de la dynamique du Capital, de son échelle nationale et internationale, de la transformation des rapports de production, des contradictions qui traversent les modes de production, de l’articulation complexe et dialectique entre exploitation, oppression, domination et aliénation, des surdéterminations où sont prises les luttes sociales, de l’autonomie relative des idéologies : nous n’avons plus besoin de tout cela. « Nous tous » : les prolétaires exploités dont certains lisaient Charlie, les précaires et les intermittents, les classes moyennes victimes elles aussi de la destruction de l’Etat social et de l’explosion des inégalités, les enseignants qui ont cautionné le néo-conservatisme en votant Mélenchon, les électeurs pauvres du Front national, les expatriés fiscaux, les travailleurs sociaux, les banquiers, etc., etc. — tout cela, c’est du pareil au même. Tous également coupables. Coupables d’avoir cautionné des blasphèmes humiliants pour les pauvres.
Coupables d’appartenir à l’Occident. Car dans un tel discours, la seule catégorie opératoire est « l’Occident » où tout se vaut, exactement comme dans le discours des identitaires la seule catégorie opératoire est « l’islam » où tout s’équivaut. Cette haine d’un Occident indifférencié n’est que la copie inversée de la « défense de l’Occident » de sinistre mémoire : elle n’est que la forme prise, dans la postérité de René Guenon, par un discours qui a commencé chez Joseph de Maistre et dans les formes les plus radicalement réactionnaires de la contre-révolution.
Il n’y a plus à analyser les contradictions sociales ; il n’y a plus à critiquer les aliénations qui conduisent certains, comme disait Spinoza, à « combattre pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut » ; il ne faut plus contester les idéologies réactionnaires qui enferment les opprimés dans leur oppression ; il ne faut plus rechercher les zones de faille de la domination où pourraient s’inscrire des luttes sociales collectives ; non : il faut céder au lyrisme de l’apocalypse qui décrit les événements comme le châtiment immanent d’une culpabilité nationale.
Comment se fait-il qu’un site comme « Les mots sont importants » ne voit pas ce qui crève les yeux : que ce discours repose sur les mêmes mécanismes logiques que ceux qui essentialisent l’islam et en font la source de tous les maux ? Tout occidental est complice et coupable de l’état du monde ? Mais alors, symétriquement, tout musulman est complice et coupable du terrorisme djihadiste. Mais alors, tous ceux qui critiquent l’islamophobie sont solidaires de l’Arabie saoudite, qui vient de condamner un simple blogueur, Raif Badawi, à mille coups de fouets pour « insulte à l’islam ». Quiconque s’oppose aux discriminations qui frappent les musulmans est un complice du Qatar, et l’islam dans son entier n’est rien d’autre qu’un système de complicité avec une idéologie réactionnaire et obscurantiste au service des pétromonarchies, c’est-à-dire de l’ordre capitaliste le plus dur.
Il est permis de dire que Charlie Hebdo n’est qu’une pièce d’un dispositif de ségrégation dont le Front national est une autre pièce ? Mais alors il doit aussi être permis de dire que le terrorisme djihadiste n’est qu’une pièce d’un dispositif de négation religieuse de la liberté dont l’islam modéré est une autre pièce.
Ce discours est absurde et dangereux ? Oui. Mais ni plus ni moins que celui de Thiellement. C’est le même discours. C’est la même folie des amalgames. C’est la même renonciation aux outils de la critique sociale au profit d’un discours apocalyptique, d’une théologie politique hallucinée qui fantasme le terroriste comme un ange exterminateur venu nous faire payer nos péchés. C’est la reproduction, sous une forme prétendument de gauche, du discours de Joseph de Maistre qui voyait dans la Révolution française la punition, elle-même coupable, des péchés et de la culpabilité collective de la France.
« Bienvenue dans les années de plomb », s’exclame Thiellement à la fin de son texte de plomb. En effet. Sa rhétorique pourrait bel et bien annoncer des années de plomb : des années où toute pensée de gauche, c’est-à-dire tout projet d’émancipation, aurait disparu, sous la double pression de la trahison néo-libérale de la gauche gouvernementale d’une part, et d’autre part de la conversion de la gauche radicale à une mystique de la culpabilité collective et de l’expiation, à une pensée anti-dialectique du « Nous » et du « Eux », de « l’Occident » et de son Autre, à une essentialisation du Mal symétrique et complice des essentialisations racistes et nationalistes.
Face aux années de plomb qui viennent peut-être, Thiellement nous propose d’entrer en état d’hébétude intellectuelle et de laisser agir en nous les schèmes les plus profonds de la tradition contre-révolutionnaire. Qu’une telle réponse puisse fasciner une partie de la gauche doit nous inquiéter.
Je trouve le commentaire de monsieur Boyer extrêmement pertinent.Pâcome Thiellement est l’incarnation-ou la réincarnation si cela lui fait plaisir- de la Réaction la plus crasse.La plupart de ses interventions et la totalité de ses textes sont à peu près nuls de fond et de forme.Il n’est ni poète, ni mystique ni rien du tout de sérieux.Le théâtre du Rond Point où il oeuvre, le show télévisé de Frédéric Tadéï où il passe (avec son comparse de vide intellectuel Michel Maffesoli),ses contacts avec la voyante Maud Kristen -qui a osé ne pas nous prévenir ne serait-ce que de l’imminence de attentats de 2015 et même l’émission de France Culture “Mauvais genre” qui suinte parfois de fascination pour les hautes figures de l’extrême droite et dont monsieur P T est l’invité régulier( ésotérisme et fascisme ont toujours fait bon ménage) sont des indices bien suffisants (comme monsieur P T) pour nous faire une idée du personnage.Une question ceci dit: qui est monsieur Boyer?
Merci pour votre attention.
Thiellement a une mère égyptienne et un “soft spot” familial pour l’Islam qui font que son fameux gnosticisme – sa petite niche médiatique à lui – lui fera toujours vomir des litres de bile sur l’Église Catholique tant que les régimes islamistes les plus réactionnaires et meurtriers ne lui inspirent aucun commentaire. Les Talibans ? Connais pas.
Du reste Pacôme n’est qu’un énième avatar de l’occulto-socialisme parfaitement décrit par Muray dans “Le 19è siècle à travers les âges”.