Un vieux texte de 1982, du temps des utopies d’autogestion. Ma compagne le trouve un peu puéril mais pour moi il y a 2 phrases qui le sauvent de l’oubli de ma vielle malle. À vous de juger.Ceci dit j’annonçais la glaciation et non le réchauffement de la planète!
La ville était immense et elle était plurielle.
Sous chaque nom issu des plus anciennes bourgades, les faubourgs s’étendaient et en rejoignaient d’autres. De part et d’autre du fleuve,charriant les boues industrielles, les zones succédaient aux cités et les centres urbains reliés par l’autoroute n’étaient plus, dans le lointain, que les galaxies folles d’une ville sans histoire. Encore que l’histoire était présente, l’histoire des sciences et des techniques, l’histoire des mots en mètres et des hommes serviteurs de ces mots de machine et de l’exploitation! Mais pas l’histoire d’une ville, pas de passé présent que les gens se connaissent et racontent aux enfants.
Julien n’était pas un enfant, c’était un homme responsable, tout entier dans le présent industriel et dans l’avenir de la cité radieusequ’il voyait pas à pas se construire sous ses yeux. Fils de Montrouge, il ne se souciait pas de savoir le lieu de sa naissance, et puis Montrouge, est-ce que cela existait vraiment ? Une adresse, rue de la République à Montrouge, cela aurait pu être Ivry ou Livry-Gargan, quelle importance, sa ville, la vraie, faisait dans les 400 kms de diamètre, de l’opulente Orléans pétrochimique à Amiens et ses filatures automatisées. Elle avait 35 millions d’habitants et un chiffre d’affaires global lui permettant enfin de se mesurer àSanfralosang ou à Tokyoknag.
Après ses 17 heures de surveillance ininterrompue à la découpeuse-friandeuse de l’usine Corposentache, il avait bien mérité de se fumer une sèche. Il sortit donc de l’atelier autogéré par la porte B qui donnait sur le quai et s’en alla rejoindre un groupe de collègues qui regardaient fixement l’eau du fleuve. Elle charrie des merdes à n’en pas croire, c’est vrai quoi, ils déconnent, faudrait quand même faire gaffe! s’exclamait l’un d’entre eux.Non mais regarde-moi c’t’flotte, une couleur pas croyable et c’est visqueux, ça schlingue, c’est ripoux! Julien approuva. Il avait raison, le conseil des commissaires à la protection ne faisait pas son boulot. Il fallait bien se servir du fleuve comme un égout naturel ; Tout pour la production proclamait la banderole fixée sur la berge, mais à force cela risquait d’amoindrir la qualité de la vie. Et puis ce n’était pas son job,ils n’avaient qu’à se démerder au Concomprot.Ils étaient là pour ça.Personne ne les avait obligés à se faire mandater,et comme tous les délégués étaient révocables, certains se retrouveraient bientôt à la Production.
Cette réflexion intérieure l’amena à rebrousse poil devant la découpeuse-friandeuse, il fallait la nettoyer avant de rentrer.
Il repartait donc vers l’atelier en tirant une dernière bouffée de sa clope lorsqu’il entendit gueuler derrière lui: Hohé les mecs regardez! Un oiseau ! Il y avait belle lurette que l’on n’avait plus vu d’oiseaux au-dessus du fleuve, pas depuis la 4eme Revind, et encore, il ne devait déjà plus y en avoir après le Bonenavan. C’était donc pas croyable qu’un oiseau, cela semblait bien être une mouette, se pointe au petit jour entre le pont Vladimir et le quai de Javel. Julien comme des milliers de travailleurs avait le nez pointé vers les nuages. Cette bête allait tomber,entre toutes les fumées acres et phosphorescentes qui montaient lascivement vers le ciel,la mouette n’avait aucune chance. Dommage. Je me demande s’ils vont en causer à la radio, se dit-il en briquant sa rutilante machine quelques instants plus tard.
En effet, ils en parlaient, au communiqué qu’il écouta en début d’après-midi, lorsqu’il se réveilla. Il mit d’ailleurs en marche l’enregistreur de données car les nouvelles débitées par le présentateur délégué étaient très étonnantes : Chers Camarcitoys, malgré la vigilance des unités de climatisation, la température moyenne est descendue ce matin de 4° aux abords de la cité radieuse. Nous apprenons d’ailleurs que le délégué central de la Comclim a présenté sa démission à 12h30 au Conseil des Unités Marginales à la Production. Rappel des titres: Quelques oiseaux non identifiés ont survolé ce matin notre chère capitale. Le commerce extérieur se porte très bien grâce aux ventes massives de nos nouveaux yaourts au Ruanda Burundi. Nous rappelons aux possesseurs de la carte B qu’ils sont appelés ce jour à désigner leurs représentants à la Comgencitoy. Après le coup d’état au royaume archaïque du Danemark, les bonnes relations entre celui-ci et Sanfralosang risque d’être rompu. Le délégué au commerce extérieur déclare sa satisfaction. Football : Grelyionvie a battu Bordtoul par 2 buts à zéro. Nos prochaines informations à 16h. Vous écoutez RadioLibertéPopulaire. La suite de notre progr… Julien coupa sèchement le magvidtelrad.
C’est quoi cette histoire de froid? Tout le monde savait que les climatiseurs généraux pouvaient encaisser n’importe quelle variation de température.Il ouvrit la fenêtre pour aérer et sentit le besoin de s’habiller rapidement. Il avait froid !
Lorsqu’il sortit de chez lui pour aller faire ses courses, il se rendit compte que les rares passants étaient emmitouflés dans de vieux manteaux, des machins démodés d’avant la Climgen. Le ciel noir ne présageait rien de bon. On aurait dit qu’il allait neiger. Son unique souvenir de neige remontait à la colonie maternelle de la Corposentache. Il devait avoir 4 ou 5 ans et elle était situé à St. Étienne,dans les locaux d’une vieille Manufacture désaffectée. C’était avant le Bonenavan, du temps ou, en Provnonind la climatisation n’avait pas encore été installée. Un matin les gamins s’étaient réveillés dans le grand silence blanc de la neige.Elle était tombée tout doucement dans la nuit et les ruines de la minuscule bourgade se réveillaient immaculées. Les mômes, émerveillés,bouches bées devant ce miracle silencieux contemplaient le spectacle depuis les hautes fenêtres grillagées du dortoir. La colo avait été rapatriée de toute urgence et les délégués du comité d’entreprise de la Corposentache renvoyés à la production.
Julien se souvenait de la peur des adultes,car la neige et le froid détruisaient les machines, cassait la production, rendait les hommes mous. Merde! Ma machine,ma découpeuse-friandeuse,elle ne va pas tenir le coup,il faut que j’y aille. Il courut comme un dingue jusqu’à la rue de la République, grimpa chez lui récupérer la seule couverture, souvenir de ses parents légaux. Il ne l’utilisait jamais. Il prit le Métrap pour le quai de Javel.
Devant l’usine, une foule immense s’était figée.Les portes closes du secteur ne laissaient rentrer personne.Un des représentants du conseil gueulait dans un mégaphone : …les délégués de la clim sont attendus à la porte 19. Travailleurs,ne craignez rien,nous sauverons l’outil de production! Tous ensemble, nous saurons faire face, car nous sommes le peuple en marche. Les délégués de la clim sont attendus porte 19. La montée exceptionnelle des eaux du fleuve rend dangereuse la continuation du travail mais ce n’est que très provisoire, nous atteindrons quand même le quota que nous avons voté ! Travailleurs, ne craignez rien, les équipes de protection font leur boulot, rentrez chez vous. Des milliers de mains se levèrent pour intervenir mais le moustachu gueulait: …pas de débat aujourd’hui, Camarcitoys, nous n’avons pas tous les éléments en main pour débattre, demain matin nous tiendrons une AG. D’ici là rentrez chez vous ! Mais, nos machines ? Nos machines ? s’exclamaient des voix de plus en plus nombreuses en tendant des couvertures, des pulls, des vieux édredons, des manteaux antiques. Ne craignez rien,les machines sont protégées. On se retrouve demain matin, ici. Rentrez chez vous Camarcitoys,la nuit va être rude. La nuit tombait déjà, Julien, désoeuvré rentrait chez lui. Tout étonné de ne rien avoir à faire de spécial. Sa vie bien réglée s’enrhumait, tout ce temps libre lui faisait peur. Lui qui travaillait plutôt la nuit ne savait pas ce qu’il allait en faire. Il avait laissé la couverture à la commission qui s’était spontanément crée devant la porte. Les mains dans les poches, il prit le pont Vladimir Illitch pour traverser le fleuve. C’est vrai qu’il débordait. En plus il avait changé de couleurs. De jaune pisseux, le fleuve devenait sombre et reflétait de loin en loin les réverbères du quai.
De l’autre côté, il prit une des ruelles qui conduisait au quartier des loisirs populaires. La bâtisse aux néons tapageurs attirait les hommes sans taches.
Ici on joue, ici on aime, ici on rêve ! Il n’avait jamais pénétré dans l’antre des plaisirs mais tout le monde savait, tout le monde lui avait dit qu’il y serait le bienvenue. À gauche et à droite de l’entrée les jeux électroniques s’alignaient, impeccables, de toutes ces couleurs qu’au dehors on ne voyait plus. Il y avait bien longtemps que Julien n’avait pas vu de rouge grenat, de vert pomme, de bleu outremer et de jaune canari. Des lumières fusaient de tous les pores des monstres caoutchouteux. Des faces grotesques aux sourires éclatants le tentaient: Viens tenter ta chance camardcitoy! et c’était bien la première fois qu’on lui parlait à lui, à lui seul, tant pis si ce n’était là que des machines. Tout était collectif dans la capitale autogérée, mais le langage bien plus que tout le reste. Jamais de moi, très peu de tu, beaucoup de vous,toujours des nous. Julien choisit une belle fille dévêtue tout en verre et en matière plastique pour tenter la boule et l’envoyer flipper. Il introduisit donc un souprol dans la fente et dès cet instant le jeu hurla, encore,encore,je vais jouiiiiir. La boule ricochait dans le ventre de verre et la machine hurlait: grand fou,tu me démolis, ah toi au moins t’es un vrai mâle. Il envoya d’un coup sec la balle folle dans la cible écarlate, il avait gagné, la fille d’un seul coup rua en dégageant des flots visqueux de sperme et de sueur, et lui éjecta son souprol en vagissant des mots sans suite, les termes crus de l’amour même que plus personne n’utilisait depuis longtemps. Julien sortit honteux (mais fier) de la maison des risques et après plusieurs heures de marche dans la ville endormie il arriva enfin à Montrouge.
Le froid intense avait chassé les derniers passants. C’est dans l’escalier de son immeuble qu’il entendit pour la première fois le petit bruit feutré des rats galopants dans les caves, sous les combles, derrière les cloisons de bois, les rats qui par millions pénétraient dans Paris. Il eut peur comme tous les autres et se tût comme tous les autres. Peut-être n’était ce qu’un mauvais rêve. Il s’enferma dans son studio en verrouillant la porte et alluma fébrilement lemagvidtelrad. …est grave. Tous les responsables sécus sont appelés à leur poste de toute urgence. L’eau est montée à 12 mètres durant les 6 dernières heures. La température est de moins 6°. Le vent de force 7 entraîne la masse nuageuse habituelle au-dessus de notre cité radieuse et nous risquons d’avoir demain matin une situation ensoleillée. Du fait de la baisse de notre production de yaourts, notre commerce extérieur s’est effondré durant l’après-midi et Tokyoknag prend actuellement toutes les mesures pour fournir le Ruanda-Burundi. Football,le match entre Marscangrasse et Lillroubtourc n’a pas pu être joué du fait de la neige massive et froide qui est tombée sur le stade Mairedmond cet après-midi. Mais la situation est en passe de se résoudre grâce aux efforts sans nombres des conseils de ville et d’entreprises. Camardcitoy dormez tranquilles,vous écoutiez RadioLibertéPopulaire. Dans son studio glacial, Julien s’endormit difficilement.
Le lendemain matin, la ville était blanche et le soleil resplendissait sur les trottoirs enneigés. Un ciel bleu très pur débarrassé des fumées usinières écrasait le paysage gris sale habituel de la rue de la République.
Julien grelottant se décida à aller voir ce que devenait la Corposentache.
Dans la rue un premier corps violacé était coincé dans le renfoncement des poubelles. C’était peut-être Madame B, sa voisine du dessous, à qui il n’avait jamais dit un mot, mais il n’eut pas le courage de retourner le cadavre rigide.
Il courut jusqu’au Métrap mais celui-ci, fermé par les grilles de fer, avait déjà son entrée obstruée par un amoncellement hideux de corps enchevêtrés. Des fuyards de toutes sortes enturbannés,emmitouflés, bottés et silencieux partaient le long des murs, courant vers la porte de Chatillon.
Julien vit alors une louve et ses petits bloquant le porte de la mairie.
À l’entrée du commissariat, un vautour fauve déchiquetait les restes encore chauds d’un flicpopu bien gras et pourtant trentenaire.
Dans le ciel enfin libre volaient beaucoup d’oiseaux.
Une autopompe traversa l’avenue Mai68 en hurlant : Camardcitoy, gardons notre sang froid, le peuple est en marche, rentrez chez vous, les conseils ouvriers ont la situation bien en main, rentrez chez…. et alla s’écraser sur la devanture du conseil local d’autogestion qui prit feu.
Julien se souvint de son vieux vélo rouge qui était encore à la cave. S’il pouvait atteindre Evreux, il pourrait peut-être s’en tirer, mais lorsqu’il ouvrit la porte de la cave des rats grouillaient et il fit demi tour pour remonter dans son logement.
Le magvidtelrad s’éteignit en même temps que l’électricité et, par la fenêtre, il vit le ciel devenir brusquement rouge à l’ouest de la cité radieuse. Il comprit alors que la centrale nucléaire de Pontoise venait d’exploser.
Une eau claire de torrent dévalait dans les caniveaux mais Julien ne le sût jamais car comme ses 35 millions de camarcitoys il mourut dans la nuit d’une maladie respiratoire alpine et fort mal connue.
C’en était fini des bavards !
Caillou. 1982
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3 réponses à Vive la production populaire
Nanie S. dit :
18 août 2007 à 11 h 31 min
Froid dans le dos…. Mais tu n’as pas tort, en effet le réchauffement climatique annonce (contrairement aux idées reçues) un refroidissement de la planète : fonte de la banquise = plus de golf stream = refroidissement de nos régions de plusieurs degrés. Si j’ai bien compris ce que les scientifiques expliquent, bien sûr ! ce qui est loin d’être gagné de ma part !!!!
Claire L dit :
20 août 2007 à 18 h 53 min
Je ne le trouve pas puéril. C’est visionnaire. J’aime bien: « sa vie bien réglée s’enrhumait ». Par contre le langage inventé m’a agacée (ça hâche la lecture), jusqu’à ce que j’en comprenne un peu le fonctionnement. « Métrap » reste un mystère: métro, ok, mais ap?
caillou dit :
21 août 2007 à 9 h 34 min
Faut que je fasse gaffe! On me lit!
Je ne sais plus ce que c’était que le Métrap. Le métro, mais pourquoi la trappe?
Toutes ces inventions de noms sont liées à la phraséologie de l’époque.
Et justifient la phrase finale: « C’en était fini des bavards ! »
(Nous avons nous cru que le changement des moyens de production nous sauverait de la production elle-même.)
Caillou.