C’est dans un livre de Frédéric CHARPIER : “La CIA en France” que je trouve une information tristement capitale sur la naissance du groupe UNIR et sur l’un de ses principaux organisateurs: Jacques COURTOIS. Pages 159 et suivantes…
Caillou. 9 mars 2012
Unir
S’inspirant encore de l’étude de Charles Micaud, le plan « Cloven » suggère enfin d exploiter la campagne anti-titiste alors menée par le parti. En 1950 elle frise l’hystérie. Tito est accusé de collusion avec Washington et traité de fasciste. Ces attaques fielleuses contre un ancien leader du mouvement communiste et héros de la résistance à l’occupation allemande en Yougoslavie ont créé des remous à gauche et au sein même du PCF. Micaud conseillait d’utiliser ces divisions en instrumentalisant via la police le bulletin Unir, qui regroupe une poignée d’oppositionnels et défend une ligne pro titiste. En fait, la méthode n’est pas nouvelle. En 1951, Jean Baylot, Georges Albertini et Henri Barbé ont déjà utilisé des groupes marxisants afin de concurrencer le parti sur son propre terrain et tenter d’en détacher le plus grand nombre d’ouvriers. À cette époque, ils ont fait main basse sur une autre feuille, La Lutte, créée en 1949 par un ancien député communiste, Darius Le Corre. La Lutte était alors l’organe d’un squelettique Mouvement communiste indépendant sans réelle base militante ni argent. Son directeur, qui a été « récupéré » par la SFIO (203), collabore avec l’équipe d’Albertini.
Son mouvement a attiré quelques partisans français de Tito. En juin 1951, alors qu’elle paraissait jusque-là sous une forme ronéotée, La Lutte bénéficie à l’approche des élections législatives d’une impression offset, d’un format agrandi et même d’une première page en couleurs. Darius Le Corre et son groupuscule qui présentent des candidats à ces élections, parviennent à recueillir dans deux départements plus de sept mille voix. Le patronat a contribué à ce relatif et modeste succès en faisant preuve de largesses (204), tout comme Irving Brown chef du service de presse de l‘ambassade des États Unis – situé rue du Faubourg-Saint-Honoré – tout aussi généreux dans la distribution de fonds (205).
La Suggestion de Micaud, reprise dans le plan « Cloven » s’inscrit dans la continuité : exploiter les contradictions et les oppositions apparues au sein du mouvement communiste après le schisme titisme, en manipulant les petits groupes d’opposants qui servent de piétaille. D’autres feuilles socialistes, communiste et même libertaires sont elles aussi financées par le denier occulte des officines. Cette fois, la feuille s’intitule UNIR. Il s’agit de la « coiffer » en usant même de l’« appui de la police ». Ce travail d’orfèvre en manipulation, qui fleure la basse police revient à l’officine de Georges Albertini et a son bras droit Henri Barbé. Tous deux appartiennent à l’état-major anticommuniste et, dans cette entreprise, sont entourés de véritables spécialistes. L’équipe d’Albertini comprend en effet d’anciens militants communistes formés et rodés aux techniques policières du Kominterm, qui ont pris l’habitude de travailler en liaison avec les services de police et de renseignement, notamment la DST (206) et les Renseignements généraux. Quelques-uns de ces experts serviront plus tard d’analystes) à la CIA, formeront sur les questions du communisme, lors de séminaires rémunérés et organisés à Paris, des « conseillers « américains, et d’autres rabattront vers la centrale américaine des communistes manipulés ou dévoyés, ou rejoindront en Afrique les réseaux de barbouzes. Henri Barbé sera solidement épaulé dans sa tâche de manipulation du bulletin Unir. Après avoir impulsé de faux comités de soutien au dirigeant déchu André Marty, truffé son entourage d’indicateurs (207) et manœuvré le Mouvement communiste indépendant en liaison avec les services de police, l’équipe Albertini se concentre maintenant sur cet objectif particulier du plan « Cloven » que constitue le bulletin Unir. Cette feuille ronéotée est dirigée par Jacques Courtois, de son vrai nom Fernand Tocco. Par l’intermédiaire d’un service de police – probablement la Sûreté nationale – qui le manipule déjà, Henry Barbé devient le «traitant» de ce mystérieux Tocco (208), tandis que Paix et Liberté met à sa disposition une secrétaire (209). La manipulation durera jusqu’en 1974 ! Entre-temps, Unir est devenu bien plus qu’un simple bulletin favorable aux thèses titistes. Au fil des ans s’y sont ralliés en effet les opposants à la ligne du parti encore munis de cartes ou exclus. De nombreux ex-dirigeants, d’anciens élus du PCF, des anciens membres des Brigades internationales ou encore des trotskistes infiltrés en «mission entriste» au sein du PC se sont affiliés au groupe que dirige pour des raisons de sécurité un seul homme, le fameux Courtois/Tocco. Lui seul connaît les noms et les adresses des abonnés et des adhérents. Lui et ceux qui le manipulent. Durant plus de vingt ans, Unir sera donc un repaire de dissidents et d’opposants coiffé par un indicateur de police. Apparemment cette opération qu’avait suggérée Charles Micaud a été couronnée de succès. Pourtant la manipulation n’est pas passée inaperçue. En effet, le PCF a éventé cet aspect pourtant secret du plan « Cloven ». En février 1959 l’organe communiste France nouvelle dévoile la manipulation en détail dans un article troublant de précision.
D’emblée l`auteur anonyme de l’enquête écrit: « Unir est un bulletin policier par ses origines, l’individu qui le dirige, ses « parrains », ses sources d’information, ses méthodes. » On ne peut être plus précis et mieux informé. La direction communiste parait avoir suivi l’affaire de près. Mais de quelle façon et jusqu’à quel point ? En 1959, l’hebdomadaire trace un portrait au vitriol de Fernand Tocco, exclu avant-guerre des Jeunesses communistes des Bouches-du-Rhône. Il dresse le portrait tout en noirceur d’un mouchard, d’un indic, d’un agent provocateur chassé du parti pour une sombre affaire d’avortement clandestin. Entre 1941 et 1943, selon France nouvelle, Tocco aurait travaillé pour la Gestapo et les Rg du Vaucluse, qui, à l’époque, appointaient un certain Jacques Gabin, lequel, pour France nouvelle, ne serait que Tocco lui-même. L’organe communiste prétend que celui-ci a appartenu à la légion SPER et à la SNKK – deux groupes de choc nazis -, et qu’il a suivi Darnand, chef de la Milice, en Italie. Il révèle encore que Tocco a été démasqué à deux reprises après la guerre. La première fois au Perreux en 1946, ville où Tocco a publié, sous le nom de Nollot, le premier numéro du bulletin Unir, avant de se rendre à Nice, où il a été de nouveau démasqué en 1951, sous le nom de Jean d’Érèbe. De retour à Paris, poursuit France nouvelle, Tocco entre en contact avec Pierre Rostini, un des hommes clés de Paix et Liberté. Début 1952, décision est prise de recréer Unir – qui a entre temps cessé de paraître – avec une nouvelle formule, dont le premier numéro sort en octobre 1952, l’année de démarrage de «Cloven». Si Pierre Rostini rencontre en effet Tocco « à deux ou trois reprises (210) », il se contente, dit-il de lui apporter une aide matérielle qui n’est pas désintéressée. La secrétaire que Paix et Liberté a mise au service de Tocco tiendra Rostini au courant des activités d’Unir. Mais, contrairement à ce qu’écrit l’organe communiste, celui qui suit réellement Tocco et Unir est Henri Barbé. (211). France nouvelle livre d’autres précisions. Le bulletin aurait été tout d’abord édité à Toulon dans une imprimerie socialiste, puis à Arras, ville bastion de Guy Mollet, tandis que la correspondance qui lui était adressée aurait transité par un gendarme maritime à la retraite, membre de la SFIO et secrétaire de mairie d’une petite ville du Var, qui servait de boîte aux lettres. Une telle précision dans le récit a de quoi surprendre. Quelqu’un a-t-il tenu informé le parti de la manipulation, et qui ? Le Pc avait-il une «taupe» au cœur même du dispositif ou au sein du groupe Albertini ? Dans ce cas, pourquoi avoir publié cette histoire en 1959 et livré en pâture le nom de Tocco? Il est vrai que cette révélation ne sera suivie d’aucun effet. Lorsque l’article paraît, les amis de «Jacques Courtois», qui ne connaissent alors aucun Tocco, sont habitués à ce genre de dénonciations dont le parti est coutumier, aussi ils n’en tiennent pas compte. Unir continue ses activités sans que celui qui le dirige soit inquiété. Pour l’instant du moins, car des années plus tard, en 1974, l’histoire rebondit. Femand Tocco est démasqué pour la troisième et dernière fois.
Fernand Tocco
Au cours de l’été 1973, il commet une erreur. Lors d’un déjeuner trop arrosé (212), il s’épanche devant l’épouse d’un ancien responsable du parti dans le Vaucluse qui vient de mourir, à laquelle il rend une visite protocolaire. La veuve est soudain troublée. Son convive se fait passer pour un membre du parti qu’elle a connu. Intriguée et soupçonneuse, elle prévient peu après des amis membres d’Unir qui décident d’enquêter et de tirer l’histoire au clair. Surprise, quelques mois plus tard, les faits mis au jour par l’enquête menée par des militants d’Unir concordent à quinze ans d’intervalle avec le contenu de l’article de France nouvelle. D’autres révélations complètent le tableau, comme la confirmation des liens de Fernand Tocco avec Georges Albertini, les nombreuses identités et boîtes aux lettres. Alors que le rapport d’enquête circule dans les milieux oppositionnels. Fernand Tocco disparaît, et, dans la foulée, Unir cesse d’exister (213). Ce n’est pas tout. À l’aune du plan « Cloven », les conclusions minutieuses du rapport rédigé par des militants d’Unir (214) laissent perplexe. On peut y lire en effet: « Tocco travaillait presque certainement pour la CIA dès 1952 (si ce n est depuis plus longtemps), avec la bénédiction de la SFIO qui pendant la guerre froide collaborait étroitement avec la CIA (215). » Comme rien n’est simple dans ce genre d’intrigues et de manipulations, les rédacteurs du rapport croient devoir tempérer leur affirmation et ajoutent que dès 1952 « Tocco travaille aussi presque certainement pour le service de renseignement du PCF » Dans ce cas quel intérêt le PC aurait-il eu à balancer son homme en 1959 ? Des années plus tard un dirigeant du parti, Gaston Plissonnier avance une explication. Il affirme que le parti a retourné Tocco et que l’article de France nouvelle était destiné à égarer les soupçons qui pesaient sur lui dans le microcosme anticommuniste en 1959 (216.) Mais le seul témoignage de Plissonnnier ne suffit pas à accréditer cette thèse, d’autant que, engagé par une agence littéraire new-yorkaise que certains qualifient de « couverture » de la CIA, Tocco, une fois découvert, se serait exilé en 1974 aux États-Unis, un curieux refuge pour un agent secret, fût-il double. Après avoir visiblement appliqué à la lettre le plan « Cloven », les officines n’en ont pas fini avec leurs jeux d’ombres, leurs manipulations et leurs intrigues.
A la suite de Marty et de Tillon, un autre dirigeant du PCF, et non des moindres, connaît à son tour la disgrâce. Il s’agit du secrétaire à l’organisation du parti, longtemps présenté comme le dauphin présumé de Maurice Thorez, Auguste Lecœur. Comme à leur habitude, les officines dressent l’oreille et salivent. Elles vont suivre son calvaire avec une compassion intéressée et guetter leur proie jusqu’à ce qu’elle se prenne dans leurs filets. Quasiment battu à mort par des militants communistes après son exclusion du Pc en 1954, Lecœur prend peur. Il craint désormais pour sa vie. Dès lors, il accepte de recevoir deux émissaires officieux de la SFIO, Darius Le Corre, l’ex-directeur de Lutte et chef du fantomatique Mouvement communiste indépendant, et Charles Pot, ancien du mouvement de résistance Libé Nord et des services spéciaux français, qui représente la SFIO aux réunions du vendredi de l’officine d’Albertini (217). Ayant grand besoin d’argent, Lecœur se laisse convaincre et passe entre les mains de l’équipe d’Albertini. Selon un haut fonctionnaire du ministère de l’lntérieur de l’époque (218), les fonds secrets seront aussi mis à contribution… Quelque temps plus tard, l’imprimeur d’Est et Ouest publie le récit de son «affaire» (219), qui se vend à plus de deux cent mille exemplaires. Lecœur lance ensuite une petite revue, La Nation Socialiste, à laquelle collabore une poignée d’oppositionnels et d’anciens trotskistes. Mais les officines ne sont pas éternelles. Depuis la mise en place du plan « Cloven », elles ont pris trop d’assurance, pour ne pas dire trop de pouvoir, sans pour autant obtenir des résultats concluants face à la puissance communiste qui demeure à peu près intacte. Sur bien des points, le plan « Cloven » a échoué. Il n’est pas parvenu notamment à faire interdire le Parti communiste. En 1953, les officines s’entredéchirent. Misant sur l’implantation dans les usines de syndicats patronaux – comme cela est dit dans le compte rendu de réunion de l’état-major de lutte anticommuniste-, l’équipe d’Albertini porte le coup de grâce aux syndicats « indépendants » qu’appuie Jean Dides, l’homme de Paix et Liberté devenu depuis son retour à la direction des RG secrétaire général du syndicat des commissaires de police de Paris. Depuis, la bataille fait rage. En 1953, deux notes – de sept et huit pages adressées au ministère de l’Intérieur par un informateur qui évolue au cœur des officines- livrent sur la guerre fratricide qu’elles se mènent une peinture saisissante du milieu et des hommes (220.) Ultra confidentielles et rédigées en trois exemplaires seulement, elles détaillent les luttes intestines qui secouent le microcosme anticommuniste. On découvre, au-delà des querelles personnelles, que les questions d’argent occupent une place déconcertante dans ce marigot: les invitations d’un « service d’information » aux Etats-Unis ou encore la générosité de la Général Motors suscitent des jalousies et des rancunes tenaces. Mais cette animosité évoquée par l’informateur de la place Beauvau cache en vérité une guerre pour le pouvoir qui n’est pas sans conséquences L’année suivante, le paysage des officines s’éclaircit. En 1954 le préfet Jean Baylot est limogé, accusé d`avoir couvert les activités occultes du réseau anticommuniste du commissaire Jean Dides, qui, lui-même, est révoqué de la police le 26 novembre 1954. Paix et Liberté, de Jean-Paul David, qui a abusé de la manne financière américaine et suscité dans son parti, le RGR, de nombreuses inimitiés, n’a plus que deux ans à vivre. Seuls Georges Albertini et son officine échappent en 1954 au naufrage général. Dans l’ombre, sa notoriété grandit: la CIA et quelques autres services de renseignement n’hésitent plus à utiliser leurs compétences.
203 Entretien avec Charles Pot, qui représente en 1951 la SFIO aux réunions hebdomadaires de l’équipe d’Albertini.
204 Voir Pierre Assouline, Une éminence grise, Balland 1986
205 . Voir Frédéric Chapier, Les RG et le PC dans la guerre froide.
206. Les inspecteurs de la DST ne se contentent pas de consulter, à Est et Ouest, les collections de L’Humanité et de la Pravda. Après l’arrestation en 1977 de Georges Beaufils, soupçonné de travailler pour les services soviétiques, le responsable du contre espionnage chargé de l’enquête se rend au siège d’Est et Ouest : « Vous n’auriez pas un livre sur la Seconde Guerre mondiale en Bretagne ? Surtout sur l’angle FTP. Je n’ai pas le temps de rechercher. » dit-il. Un des responsables d’Est et Ouest l’aiguille alors sur les mémoires de Charles Tillon, On chantait rouge, qui viennent de paraître aux éditions Robert Laffont , et lui explique que Beaufils n’était pas dans la ligne en 1964. Il lui apprend que Tillon et lui déjeunaient ensemble à l’occasion de repas à caractère commémoratif et que deux officiers soviétiques du GRU ont participé à l’un de ces déjeuners en 1964. Or l’un des deux agents était justement au centre de l’affaire d’espionnage dans laquelle était impliqué Beaufils, alors que ce dernier niait l’avoir rencontré. Quarante huit heures plus tard le policier de la DST reparaît, fou de joie. Le responsable d’Est et Ouest comprend : l’affaire Beaufils est alors devenue publique. (L’histoire a été rapportée à l’auteur par l’ancien d’Est et Ouest qui a aiguillé la DST sur le passé de Beau-
fils.) Un autre collaborateur d’Est et Ouest a raconté à l’auteur qu’un chauffeur du ministère de l’Intérieur apportait régulièrement des documents du contre-espionnage à la centrale. Voir Patrice Hernu, en collaboration avec Frédéric Charpier, L’Affaire Hernu, Ramsay, 1997.
207. L’auteur possède le dossier policier assez complet d’un de ces indicateurs, membre du parti et traité à l’époque par les Rg du ministère de l’Intérieur. Durant toute la période où Marty s’est opposé au parti, cet indicateur a rendu compte non seulement à la police qui le payait, mais aussi à Henry Barbé. Avant d’être recruté, il avait eu maille à partir avec la justice dans des affaires crapuleuses dans le sud de la France. Nous ne jugeons pas utile de livrer son nom publiquement. L’homme est aujourd’hui décédé.
208. Voir déclaration à l’auteur de Guy Lemonnier, alias Claude Harmel, in Les Rg et le Pc dans la guerre froide.
209. Entretien avec Pierre Rostini.
210 Entretien avec Pierre Rostini.
211 Confirmé il y a quelques années par Guy Lemonnier.
212. L’auteur assistait à ce déjeuner dans un mas provençal situé à une vingtaine de kilomètres d’Avignon.
213 On n’entend plus parler de Tocco, ni de Courtois.
214 Document en possession de l’auteur.
215 L ‘enquête a établi qu’en 1971 Tocco déclarait des revenus de documentaliste pour l’agence Universal Script (230. Park Avenue, New York, 10017 Etats-Unis) Il n’en fallait pas moins pour imaginer qu’elle n’était
qu’un e couverture de la CIA.
216 Déclaration faite à Roger Faligot et Rémy Kauffer, Les Éminences grises. Fayard 2012.
217 Entretien avec Roland Gaucher (décédé au cours de l’été 2007) et Charles Pot.
218. Source anonyme de l’auteur.
219. L’autocritique attendue.
220 Archives de l’auteur.