Sur le parking vide à cette heure de la nuit, les flaques d’eau luisent dans la lumière jaune des projecteurs. La voiture est garée, le moteur arrêté. Il est peut-être onze heures. L’endroit est totalement désert. Le son régulier et doux de la pluie sur la carrosserie de l’automobile fait un bruit blanc, un ronronnement, une sorte de murmure qui se mêle à la discussion des deux hommes assis à l’avant. Le plus grand au volant, à la place du conducteur, a le regard perdu dans la nuit noire massée à l’avant du capot. Il a plus de cinquante ans. Appelons le Jean. L’autre, sur le côté, doit avoir le même âge. Le torse à moitié tourné vers son interlocuteur, il le regarde en parlant doucement. C’est peut-être Pierre. Ce qu’il dit exactement ? Cela ne nous regarde pas. Enfin, pas dans les détails. Mais il parle de l’amour, des femmes, de la fidélité à des idées, celles qu’il se faisait plus jeune, il y a des années, sur le mariage, la vie de couple… Sur le refus de vivre la vie de ses parents. Leurs adultères, leurs mépris communs l’un pour l’autre, leur cohabitation réduite aux acquêts… Il raconte la mort de son père et le sentiment amer que celui-ci s’était jusqu’au bout menti à lui-même. Il parle de tout ce qui le bouscule et l’empêche de dormir…
L’autre, Jean, le silencieux, l’écoute gravement. Il n’est pas de ceux qui ne font qu’attendre une pause dans le discours des autres pour poser leurs propres réflexions, reprenant ainsi leur fil interrompu. Mais il sait que bientôt viendra dans le discours de Pierre l’inévitable bilan de comparaison entre la vie rêvée et la vie réelle, entre les espérances et les constats, le cours des jours tel qu’il est devenu après les grandes décisions. Il compare ce que lui dit Pierre avec ses propres désillusions. Il se coule dans le fleuve des soucis évoqués par son ami, non pas par compassion mais parce qu’il a traversé et traverse encore les mêmes écueils, les mêmes tempêtes. Tout à l’heure il lui racontera aussi ce qui est advenu du temps des espérances, comment il a reconstruit sa vie après l’échec, comment il a bien peur maintenant, avec le départ de son épouse, de retomber dans la solitude et le désespoir.
Jean est le compagnon de lutte des années militantes. Le seul qui reste après le tri impitoyable que la politique et les trahisons de la vie quotidienne a fait dans toutes ces amitiés qui paraissaient inébranlables. Il est l’ami, le seul, le dernier, celui qui sait écouter mais aussi parler sans se lasser. Ils se connaissent depuis longtemps, depuis l’adolescence. Ils ont pu se perdre de vue au gré des déménagements et des changements de cap, mais ils ne se sont jamais trahis, et n’ont jamais oublié les grandes discussions qui les avaient, il y a des années, fait grandir. Et ces grandes discussions, ils continuent tous les deux à les tenir, isolés du monde, pour quelques heures, dans cet habitacle, cette bulle, sous la pluie, en compagnie du jazz cool des années 50 qui en sourdine provient de l’auto-radio.
Cette amitié entre eux, on peut la retrouver un peu partout, entre 2 femmes écossant des haricots sous la treille au fond d’un jardin, entre des ouvriers à la sortie de l’usine sur le zinc d’un bistrot, entre des gamins préparant des bêtises, entre un homme et une femme dans une cuisine au milieu de la nuit, dans une salle où des gens inconnus lisent des textes à d’autres, autour d’une table dans un restaurant ou sur un établi, un banc de fac, dans un couloir de métro… Dans les lettres qu’on écrit encore et qui ne seront lues et comprises que par de vrais amis. L’important dans l’amitié, c’est d’y croire encore. Elle se nourrit, elle s’entretient, et elle permet, dès fois, de supporter le monde. Car, dehors… il pleut.
Caillou, 12 mars 2010
Un moment précieux dans nos vies. Mon amie Christine D. m’a conduit jusqu’à cette page et j’en ai vraiment goûté la lecture.
J’ai senti, entendu (dedans/ dehors), reconnu aussi la situation, son sujet.
Merci à Caillou de l’avoir écrit!