Chapitre 26
Robert Chénières était plutôt mal en point. Il pleurait, ayant fermé les yeux, le visage torturé par des tics, et sa respiration, de plus en plus hachée, témoignait de son état de nervosité. Blanchard eut peur d’un arrêt cardiaque, fatal avec un vieil homme aussi fatigué. Il fallait aller chercher du secours.
– Monsieur. Vous n’allez pas bien. Les services de secours vont arriver. Voulez-vous que nous prévenions quelqu’un de votre entourage ?
Le galeriste, dans un hoquet, lui donna un numéro de téléphone. Alors Thierry les laissa tous les deux quelques instants, sortit de l’arrière-boutique et, avisant le combiné sur le bureau, téléphona au SAMU puis au numéro indiqué. Une femme lui répondit rapidement et il l’informa que Robert avait fait un malaise, qu’il fallait venir tout de suite. Le jeune homme comprit très vite qu’il s’agissait de sa fille. Il lui faudrait une bonne demi-heure avant d’arriver. Ils habitaient, avec son père, du côté de Saint-Cyr au Mont d’Or et avec les embouteillages… Tout en l’écoutant, Thierry regardait les toiles accrochées aux murs. Tout cela ne lui semblait pas très contemporain mais relevant plutôt de l’abstraction lyrique, un mouvement artistique des années 50. Ces œuvres lui faisaient penser à Mathieu, ou aux premières toiles de Soulages. Blanchard lui demanda de se procurer un verre d’eau et il sortit sur le trottoir pour en aller le chercher au café du coin de la rue. À son retour l’ambulance n’était pas encore arrivée. Il amena le verre d’eau et vit que Blanchard lui faisait ensuite signe de les laisser seuls. Alors Thierry s’assit dans le fauteuil et attendit l’arrivée de l’équipe tout en entendant, de l’autre côté de la cloison, les murmures des deux hommes.
Lorsque les ambulanciers arrivèrent, quelques minutes plus tard, le calme de la galerie disparut d’un coup, dans les cris, les allées et venues, l’agitation, ordonnée et méthodique. Thierry leur ouvrit la porte de la galerie et les guida vers la pièce du fond. En entrant il vit que l’ex-commissaire de police remettait dans la poche de son blouson un petit dictaphone brillant. Puis le vieil homme fut allongé sur une civière, recouvert d’une couverture de survie argentée et, rapidement emmené sous les yeux d’une dizaine de voisins et de passants. L’ambulance rouge s’en alla et Thierry répondait aux questions d’un jeune flic de service venu accompagner l’équipe de secours quand une jeune femme arriva. C’était la fille du galeriste. Elle nota l’adresse de l’hôpital où son père venait d’être emmené. Le jeune homme lui donna les clefs de la galerie et ils sortirent tous ensemble.
– Je vous téléphonerais pour avoir des nouvelles…
Puis ils purent repartir vers la gare.
– Qu’est-ce que tu leur as donné comme explication de notre présence sur les lieux ?
– Juste que nous étions des amateurs d’Art entrés dans cette galerie par hasard… Mais j’ai du laisser mes coordonnées.
– C’est un peu embêtant ! Les autres, ceux qui nous collent au train, ils vont rappliquer et ils n’auront plus qu’à questionner le fonctionnaire de garde au commissariat de police du quartier.
Thierry haussa les épaules.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant. Tu as réussi à en savoir plus sur ce Victor ?
Le vieux commissaire souriait.
– Et oui, et figures-toi qu’il sera enterré après-demain au cimetière de Pantin.
– Donc on monte à Paris ?
…
Un peu plus tard, ils prirent le TGV de l’après-midi. Dans le wagon les deux hommes s’installèrent de part et d’autre de la fenêtre.
– Tiens, écoutes ça ! Blanchard sortit son dictaphone et le donna à Thierry.
– Robert ? Vous m’entendez ? Pourquoi avez-vous voulu vous suicider ?
– Je n’en peux plus. Ils me tiennent depuis tellement de temps. Et maintenant qu’ils ont assassiné Victor tout va se savoir. Je ne veux plus être là ! J’ai honte…
– Honte de quoi ?
– C’est compliqué. Je me suis fait piéger il y a une trentaine d’années et je n’ai plus jamais pu sortir de ce piège.
– Qui c’est-ce « ils »?
– Laissez-moi…
– Ah non, mon vieux. Il y a là, juste à côté, un jeune homme qui veut savoir la vérité. Et cette vérité c’est vous qui la détenez ! Alors ne vous défilez pas !
– « Ils » c’est le contre-espionnage français.
– Ah, enfin ! Et comment vous ont-ils amené à trahir vos camarades ?
– C’était en 54. J’ai pris la galerie en location, mais je ne m’en sortais pas. Je voyais bien qu’il allait falloir laisser tomber ! Pourtant j’étais la seule galerie d’Art moderne à Lyon à cette époque. Depuis les Beaux-Arts je me battais pour ça : avoir ma galerie à moi.
– Et les communistes, ils étaient d’accord avec vous ?
– C’était un peu dur mais le Parti avait besoin des intellectuels. J’étais un des contacts possibles pour les attirer. Du coup ils fermaient un peu les yeux sur l’art abstrait que je défendais. Pour eux de l’art dégénéré. Ils ne juraient que par le réalisme socialiste, mais, bon, dans les réunions j’étais un élément qui donnait une autre image des communistes.
– Votre engagement était très fort ! Nous avons appris que vous étiez même, à cette époque, le responsable lyonnais de la sécurité du PCF. C’est donc que le Parti vous faisait confiance ?
– Oui. Mais c’est aussi qu’une galerie d’Art c’est bon pour les rendez-vous discrets. . Chez les militants c’était impossible, dans certains bars c’était plus compliqué. Quand on voit rentrer un type inconnu… C’est plus surveillé aussi. Du coup chez moi c’était pratique.
– Donc votre boutique servait de boîte postale et de lieu de rancard ?
– Oui. Je me bagarrais autant pour l’Art abstrait que pour mon idéologie. Sauf que j’ai été piégé et que j’ai du choisir.
– Comment ont-ils fait ?
– Un mardi matin, ce devait être en février 54, un homme me propose un tableau de Pierre Fichet.
– Je ne connais pas.
– Vous avez tort. Bon c’est un peu oublié maintenant mais c’est beau ! Enfin, bref, moi, je le prends tout de suite! Et le jeudi suivant arrivent trois policiers de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels. Ils m’accusent, preuve à l’appui, de recel d’œuvre d’art. Le tableau avait été volé dans un château, vers Collonges. Ils repartent avec le tableau et me laisse avec une convocation à la police judiciaire pour le lendemain. Et là je suis reçu par un commissaire, un type à l’accent parisien… Il était seul. Et il me demande le prénom du secrétaire de ma cellule, juste son prénom. Je refuse bien sûr, mais il rigole. Il me dit qu’il le connaît, que c’est « Henry », que c’était juste pour vérifier. Ensuite il me sort l’estimation du tableau volé. Il valait 2 millions cinq cent mille francs de l’époque. Soit je paye soit c’est la fin de la galerie d’Art. Et puis, il me pose le marché : ma galerie contre un tout petit renseignement, deux fois par mois. Pas grand-chose, par exemple, qui s’occupe, dans le parti, du secteur immigré.
– Et là vous avez accepté ?
– Pas dans un premier temps. J’ai hésité deux semaines, jusqu’à la mise en demeure judiciaire. Là je n’avais plus que trois jours pour réunir la somme !
– Et alors ?
– Je suis retourné voir ce type et je lui ai donné un nom, un seul…
– Mais cela a été le début de l’engrenage ?
– Oui.
– Et vous avez fini par être l’indicateur communiste de ce commissaire. Quel était son nom d’ailleurs?
– Chernu, mais il y a très longtemps que je n’ai plus eu affaire à lui. En fait il m’avait fait enregistré lorsque je suis retourné le voir. Il avait des photos de moi dans les locaux de la police judiciaire. D’autant que suite à une erreur de ma part un camarade et son épouse…
– Marcel et Gabrielle ?
– Oui, c’était un couple de Marseillais. Ils avaient compris que j’émargeais chez les flics. J’en ai parlé à Chernu… Et deux jours plus tard ils étaient assassinés dans leur chambre. Là, je ne pouvais plus m’en sortir. Le contre-espionnage pouvait me faire tuer par les camarades à la moindre incartade de ma part. Mon dossier a été transmis de main en main et ils ne m’ont plus jamais lâché. À chaque fois ils venaient me voir à la galerie et me menaçaient de balancer mon dossier à la direction fédérale du PCF.
– C’est pour avoir encore plus d’informations à donner que vous vous êtes proposé pour le poste de responsable à la sécurité ?
– Cela me donnait une vue générale sur tous les réseaux du Parti, au niveau local mais aussi au niveau national.
– Et vous avez continué jusqu’à votre démission du Parti, en 56. Mais après, pourquoi ? Il n’y avait plus de moyen de pression ?
– En 56, après l’insurrection de Budapest, Chernu n’avait plus besoin de moi dans le Parti. Par contre avec mon activité souterraine j’étais en contact avec les réseaux de soutien aux militants algériens. D’abord par Cénac, que j’avais connu par des amies des Beaux-Arts, mais surtout par celui qui lui a succédé : Victor.
– Que vous aviez connu lorsqu’il arrivait du Vietnam via Marseille.
– C’est exact. Je l’avais hébergé sous le nom d’Adrien, mais, un peu plus tard, dans une réunion de coordination, à Paris, il m’a été présenté sous le nom de Victor.
– Et vous êtes toujours en contact avec lui ?
– Il a été assassiné hier ! C’est dans le journal. Regardez, en bas de la page 3 du Progrès de Lyon.
– Les pompiers arrivent… Nous n’allons plus pouvoir discuter… Alors dites-moi juste où nous pouvons rencontrer ceux ou celles qui le connaissaient ce Victor, sa femme peut-être, sa compagne, sa famille ?
– Je n’en sais rien. La seule personne que je connais c’est Simone.
– C’est ici qu’il y a le blessé, Monsieur, écartez-vous s’il vous pla… »
Ensuite il n’y avait plus que le bruit de la bande.
Thierry demanda à Blanchard :
– En comment on va la retrouver cette Simone ?
Le vieux flic lui montra l’article du Progrès.
– Et bien lis. Ton Victor sera inhumé samedi matin. Et là je suis sûr que nous y retrouverons cette femme.
À suivre…
Caillou, 1984
Génial scénario, bravo.
On a envie de connaitre Simone.
On se demande si Thierry aurait pu enquêter au Vietnam, et téléphoner à Blanchard de la Poste centrale d’Hanoï. Histoire de sortir de la France.
Il lui aurait fallu trop de RTT ou se faire licencier.