Chapitre 10
– Monsieur Chavez ?
Le jeune homme qui venait d’ouvrir la porte en ferraille de l’atelier lui répondit, après un temps d’hésitation :
– Oui, mais lequel.
Thierry lui tendit la main et lui sourit.
– Bonjour. Je voudrais parler à Augustin Chavez.
Le jeune en bleu de travail maculé de graisse ouvrit largement le battant de la porte du hangar et la poussa dans la rainure. Cela fit un bruit aigre de métal vibrant puis elle alla cogner sur l’autre portant.
– Ah bon, je supposais que vous vouliez voir mon père. C’est le patron, il est dans son bureau, sur la galerie. Augustin, c’est mon grand-père et il ne travaille plus maintenant. Mais à cette heure-ci il doit être à l’arrière. Suivez-moi.
L’atelier de réparation était plutôt sombre, juste éclairé par la lumière qui arrivait de la grande porte qu’il venait d’ouvrir. Il y avait quatre bateaux en cours. Un petit sloop, une barquette et deux pointus. L’ouvrier, au passage, alluma deux projecteurs au-dessus du moteur du sloop, à moitié dans la petite cabine. Puis il le guida vers le fond du hangar.
– Attention c’est glissant.
Thierry contourna plusieurs établis en évitant de marcher dans une flaque d’huile. Le silence n’était troublé que par le frottement des chaussures et, au fond, la rumeur de la circulation sur le boulevard Alexandre Delabre.
– Les ouvriers ne sont pas encore arrivés. Vous avez eu de la chance que je vous entende frapper car nous n’ouvrons qu’à 14h. Qu’est-ce que vous lui voulez au papé ?
Thierry, qui avançait lentement en assurant ses pas, ne voulant pas se salir ou glisser, hésita à répondre à sa question. Pas question d’être trop précis.
– Oh, Monsieur Chavez, je voudrais lui poser des questions sur du passé, discuter avec lui.
Son petit-fils ouvrit une autre porte, sur l’arrière du bâtiment.
– Et bien, voilà, vous n’avez plus qu’à suivre le parapet et à l’arrière de la maison, mon grand père doit être sur son banc. Excusez-moi mais il faut que j’y retourne…
La mer, toute bleue, s’étalait, juste en dessous, à quelques mètres. Tranquille et transparente, avec des petites vagues très douces se cassant lentement sur les rochers noirs du rivage. Tout était très loin de l’agitation poussiéreuse de Marseille. Il faisait un temps splendide. Arrivé le matin même à Saint-Charles par le TGV de Paris, Thierry avait assez facilement trouvé le chemin pour rejoindre l’atelier de Chavez. Mais le bus l’avait déposé à son terminus et c’était encore assez loin des Goudes. C’était comme une promenade, avec ce beau temps et la vue sur la mer et sans trop de circulation.
Effectivement le vieil homme était assis à l’arrière de la bâtisse, un ancien cabanon s’était agrandi au fur et mesure des années…
Thierry posa sa valise et s’assit sur le banc à côté de lui.
– Alors c’est vous le neveu de Jean ?
Il avait un regard amusé. Un peu l’air de se moquer de lui. La casquette très basse, les sourcils broussailleux, la moustache drue et grise, les deux mains en conque sur le pommeau de la canne, une vraie caricature…
– Si on veut. Mais ce n’était pas Jean son vrai nom. Bonjour, je suis le neveu d’Adrien Lecourt.
Le grand-père lui serra la main mollement.
– Bon admettons. Le chemin, à pied, a dû être long ? Tu veux boire quelque chose ?
Il accepta un verre d’eau, mais il alla lui-même le chercher au robinet de la cuisine.
– Écoutes petit. Plus personne ne s’intéresse à ces vieilles histoires. J’ai été, il y a très longtemps responsable de la MOI de la région de Marseille et des Bouches du Rhône pour le Parti, mais tout cela est oublié maintenant. En quoi cela peut-il bien t’être utile ?
– Mais je voudrais savoir s’il est vivant ! S’il a eu une famille ! S’il s’est marié, a eu des enfants…
Il y eut un long silence.
– Bon, c’est une longue histoire. Je suis un républicain espagnol arrivé en France en 1939. Nous avons été parqués comme des animaux, dans le camp d’Argelès. Comme des animaux, tu m’entends. Il n’y avait que le sable et le vent, les tirailleurs sénégalais et les fils de fer barbelés. Ah ! elle était belle la France des droits de l’homme ! Tous les jours, l’officier de gendarmerie venait faire son discours pour nous inciter à retourner en Espagne se faire interner ou fusiller par les fascistes de Franco, ou de s’engager dans la Légion Étrangère et partir en Algérie. Il n’y avait qu’un seul autre moyen de sortir de ce camp, c’était d’avoir un travail dans une entreprise française. Moi, j’étais seul, je n’avais plus de famille puisque ma femme et mes deux gosses avaient été tués lors du bombardement de Madrid. Pas de passé, pas d’avenir, tout laissé de l’autre côté des montagnes, une seule famille : mon Parti. Il n’y avait que lui qui pouvait m’aider, le PCE.
– Le Parti Communiste Espagnol ?
– Oui, c’est ça. Bref ils m’ont dégotté un petit imprimeur de Marseille et j’ai reçu, début 1940, le fameux papier, le contrat de travail, qui m’a permis de quitter le camp. Des copains restés au camp, la plupart, qui avaient été mobilisés, pendant la « drôle de guerre » dans des unités du génie, mais sans aucune arme, ont été livrés aux nazis par Pétain, quelques mois plus tard. Ils se sont retrouvés dans les bagnes hitlériens, en particulier à Mauthausen et l’immense majorité n’en est jamais revenue.
Ici, ils m’ont installé. Le patron m’a trouvé une chambre et j’ai reconstruit ma vie. Dès cette époque, le Parti m’avait demandé de prendre contact avec la MOI.
– C’était quoi ?
– La MOI ? La Main d’Œuvre Immigrée, l’organisation communiste de défense pour les étrangers, pour l’immigration. C’est au cœur de la MOI que se sont constitués les premiers groupes de résistance armée, comme le plus célèbre, celui de Manouchian.
– L’affiche rouge, le poème d’Aragon ?
Un gros bateau partait au loin, doublant les îles du Frioul.Des milliers de goélands criaient au-dessus du village des Goudes et cela faisait comme des pleurs…
– C’est çà ! En tant qu’espagnol, je gardais le contact avec le PCE en exil, mais très vite je me suis investi à fond dans la MOI. Dans un premier temps, la guerre n’avait pas changé grand-chose pour nous, les étrangers, nous n’étions pas mobilisables. Par contre dès 1941 et surtout après l’invasion de la zone sud, en 42, nous étions organisés en groupes de résistance et, en tant que tel, intégrés au FTP.
– Les francs-tireurs, la résistance communiste !
– Oui. Mes contacts militants étaient surtout sur le port, parmi les dockers… J’y ai connu beaucoup d’ouvriers, des manutentionnaires, des Algériens, des Marocains, des Tonkinois. Une autre cellule de la MOI de Marseille s’était constituée dans les milieux de la bonneterie et regroupait des artisans tailleurs juifs, originaires d’Europe centrale. Eux les connaissaient bien les nazis. Ils en avaient l’expérience amère en Hongrie, en Roumanie en Pologne. La MOI avait son autonomie de recrutement et de méthode. Mais je m’étends trop. Je te raconte tout cela pour te faire comprendre le climat général dans lequel je militais à cette époque. Beaucoup sont partis dans les maquis. D’autres sont restés semi-clandestins et pratiquaient le harcèlement contre l’occupant pour récupérer des armes et préparer le soulèvement. Agressions de soldats isolés, bombes dans les lieux de spectacle réservés à la Wermacht, incendies dans les garages allemands, attentats contre les collabos, distributions de tracts, c’était cela notre travail de fourmi. Nous étions des terroristes ! Et je suppose qu’aux yeux de beaucoup de braves gens qui ne sont déclarés patriotes qu’à la libération, en tondant quelques pauvres filles, nous le sommes encore ! Surtout nous les étrangers ! À la libération de la ville, en août 44, nous avons eu beaucoup de morts ! Beaucoup trop !
Il fallait intégrer tous ces travailleurs étrangers dans la CGT qui s’était reconstituée légalement. Et puis, tout de suite après la guerre, il y eut une période, une sorte d’union sacrée, où le PCF nous demandait de relever le pays de ses ruines. Le port de Marseille avait beaucoup souffert ainsi que tous les centres industriels de la région, il y avait du travail pour tout le monde et nous avons, profitant de l’allégresse de la Libération, syndiqué énormément.
J’avais appris le français. J’étais devenu, tout en restant en contact avec le PCE, le responsable MOI du Parti français. Responsable du travail de propagande et d’organisation du Parti en direction des immigrés et des ressortissants des colonies françaises.
Ensuite, la paix retrouvée s’est assez vite transformée en guerre froide entre les deux blocs. Les ministres communistes ont été mis à la porte du gouvernement français. Le plan Marshall s’est installé en Europe. L’affrontement entre les anciens alliés paraissait inévitable. Nous étions convaincus que l’URSS de Staline était le pays du socialisme réel, le seul rempart contre la guerre… Le mouvement communiste international nous demandait d’assurer de notre soutien les peuples colonisés. Ce fut essentiellement un travail de propagande. Et puis la guerre d’Indochine a éclaté.
Nous voulions empêcher l’État français d’envoyer des soldats français se faire tuer en Indochine. Nous profitions des bateaux qui partaient vers l’Afrique, l’Océanie ou l’Indochine pour faire passer la propagande anti-colonialiste éditée en métropole. C’était fait avec la complicité des marins. De Paris, la direction clandestine de la MOI m’a donné une adresse pour le Tonkin : celle de « Jean DUPUY ». Je lui faisais passer, par courrier, les dates d’arrivée des bateaux et les contacts pour qu’il puisse faire récupérer la marchandise. Nous lui avons envoyé les listes des contingents et leurs affectations. Son réseau devait organiser là-bas le travail de démobilisation, de découragement. Informer les soldats français des mobilisations anticolonialistes en métropole. Et puis trouver les maillons faibles du Corps Expéditionnaire Français. Toute une littérature clandestine a été ainsi envoyée en Indochine… Le travail internationaliste continuait et nous l’avons intensifié jusqu’au moment où le parti communiste vietnamien n’a plus eu besoin de nous, imprimant lui-même sa propagande en direction des paysans et des ouvriers vietnamiens mais aussi vers les soldats français.
Nous avons continué à envoyer du courrier pour la commission « démoralisation » à l’adresse du camarade Jean, surtout quand les effectifs du corps expéditionnaire devinrent très importants. D’autant que l’opinion publique en France était réticente à l’envoi de troupes en Indochine. Tout le monde voulait la paix. Mais les gouvernements de la quatrième république s’obstinaient, contre toute raison. D’ailleurs, d’une certaine façon contre le monde entier puisque même les Anglais et les Américains ne soutenaient plus la France coloniale. La position du PCF pour « la paix en Indochine » remportait de plus en plus de soutien… Et puis, au bout du compte ce fut Dien Bien Phu et la défaite française et, tout de suite après, le début de la guerre d’Algérie. Mais ça c’est une autre histoire…
– Et ce Jean Dupuy vous l’avez rencontré ? Sous le nom de Jérôme ? Ou celui d’Adrien, Adrien Lecourt ?
– Jean Dupuy, non. Je lui ai toujours écrit mais je ne l’ai jamais vu. Jérôme ? Non plus. Ce prénom ne me dit rien. Par contre ce dernier nom que vous venez de dire, c’est quoi ?
– Adrien ?
– Peut-être, Mais le nom de famille que vous venez de dire?
– Lecourt ?
– C’est ça ! Alors oui, là je l’ai vu. J’ai hébergé un camarade qui portait ce nom-là, à la demande du responsable parisien du réseau, ce devait être en 1953, en avril ou en mai. Je ne suis pas sûr du mois.
– Mais ici ? À Marseille ?
– Oui, oui, j’en suis sûr. Il est venu habiter à la maison quand j’habitais encore l’appartement à la Montée des Accoules. Il venait de débarquer et Paris m’a demandé de le réceptionner, de m’en occuper pour une quinzaine de jours. Mais pour le nom, ce n’est pas compliqué à comprendre. La clandestinité exige le cloisonnement. Les pseudos doivent êtres changés à chaque fois pour une tâche différente. Untel voit untel sous le nom de X puis Untel sous le nom de Y. Je ne savais donc pas du tout que mon correspondant du Tonkin, Jean Dupuy et Lecourt, Adrien puisque tu me le dis, était le même camarade. Je n’avais pas à connaître ces pseudos et n’avais pas envie de les savoir. Pour moi c’était un camarade à planquer, un point c’est tout. Par contre Lecourt je savais que c’était son vrai nom. J’avais vu son passeport et c’est le nom qu’il m’avait donné quand j’ai été le chercher au débarquement. Puis quand je l’ai convoyé en camionnette jusqu’à Lyon.
– Attendez l’interrompit Thierry. Je n’y comprends plus rien Comment saviez-vous que vous deviez le recevoir ? Comment l’avez-vous reconnu ? Pourquoi deviez-vous le garder quelques jours ? Où l’avez-vous déposé à Lyon ? Qui était votre chef de réseau ?
Augustin leva les épaules d’un air totalement impuissant. Il chercha dans la poche de sa veste bleue, posé sur le banc, le paquet de tabac gris et se roula une cigarette.
Devant eux la mer était devenue plus sombre, plus orangée aussi. Le soleil baissait vers l’horizon…
À suivre…
Caillou, 1984.