Chapitre 9
Il attendit une heure raisonnable en se promenant sur les quais de la Seine. Une belle fin d’après-midi sur Paris. Les deux tours de Notre Dame se réfléchissaient dans ce bras étroit du fleuve coincé entre le quartier latin et l’île de la cité. La circulation ininterrompue des voitures faisait un tel vacarme qu’il se dit qu’il lui valait mieux trouver une cabine téléphonique dans un endroit plus calme. Il remonta le boulevard Saint-Michel et, finalement, se résolut à revenir à son hôtel de la rue Monsieur le Prince.
Une fois dans sa chambre, il composa le numéro et très vite quelqu’un décrocha.
– Commissaire Blanchard ?
– Oui, mais il y a très longtemps que l’on ne m’a plus appelé comme cela !
La voix un peu aigrelette du vieux monsieur résonnait dans l’écouteur.
– Excusez-moi de vous déranger. J’espère que ce n’est pas trop tôt. J’ai attendu jusqu’à sept heures du soir pour vous téléphoner.
– Oh vous ne me dérangez pas du tout. Vous voulez me vendre quelque chose ?
Le vieil homme eut un petit rire…
– Pas du tout, pas du tout. Je cherchais à vous joindre pour une histoire de famille. J’ai un renseignement à vous demander.
– Mais qui êtes-vous ?
– Bien sûr ! Je suis Thierry Ranchin. Je suis de Toulouse et je voudrais vous rencontrer.
– À quel sujet ?
– Je suis à la recherche de mon oncle qui a disparu en Indochine à la fin des années quarante. Or, un témoin de cette période me dit que vous l’avez connu ou du moins recherché. Mais c’est une longue histoire. Ne pourrions-nous pas nous rencontrer. Je peux venir chez vous si vous le désirez.
– En 48 au Tonkin ? À Hanoï ?
– Oui, je sais que vous y étiez en poste.
– Si on vous l’a dit c’est que c’est vrai. Comment s’appelait votre oncle ?
– Adrien Lecourt.
Il y eut un silence de quelques instants puis son interlocuteur dit, doucement :
– Cela ne me dit rien du tout. Je n’ai pas connu d’Adrien, ni de Lecourt. J’ai toute ma tête, jeune homme, et une bonne mémoire, mais celui-là, je ne l’ai pas connu. D’autant que ce devait être un français… J’ai passé toutes ces années à poursuivre des Vietnamiens ou des Chinois… Et très peu d’Européens. Adrien Lecourt, non, je ne vois pas !
– Mais vous l’avez peut-être connu sous un autre nom ? On m’a dit que vous le cherchiez sous le nom de « Jérôme ».
– Jérôme ? Jérôme… Il faut que je réfléchisse. Cela me dit bien quelque chose, mais il me faut… Attendez ! Jérôme ! Oui, je sais ! Ah c’est marrant. Et vous êtes son…
– Neveu… Enfin, peut-être.
– Et bien, effectivement je me souviens de cette affaire. Et même, je m’en souviens très bien !
– Ne voulez-vous pas que je vienne vous voir. J’ai votre adresse, je prends un taxi et j’arrive.
– Non. C’est trop triste ici. Et puis vous ne trouveriez pas. En plus je n’ai aucune archive chez moi. Je ne peux vous raconter que ce que j’ai dans la tête et profiter de l’occasion que vous me donnez pour aller faire un tour à Paris. Je préfère que l’on se retrouve demain midi. Cela me fera une balade. Dans quel quartier êtes-vous ?
– Dans le cinquième. Rue Monsieur le prince.
– Vous aimez la cuisine japonaise ?
– Je ne la connais pas.
– Et bien je vais vous la faire connaître. On se retrouve demain vers 11h45 au 24 rue Saint Augustin, dans le huitième, chez Kintaro, c’est « une cantine ». Vous verrez c’est surprenant. Mais n’arrivez pas plus tard car à partir de midi c’est plein à craquer. Vous descendez au métro « quatre septembre ».
Thierry était un peu déçu de devoir attendre jusqu’au lendemain mais c’était déjà beaucoup que cette promesse, aussi il répondit :
– Et bien d’accord. Merci beaucoup Monsieur Blanchard. À demain…
Mais le téléphone avait déjà raccroché…
…
– Prenez des Gyoza avec des nouilles sautées, c’est excellent…
Le vieil homme lui désignait l’image sur le menu imprimé, mais Thierry ne l’entendait pas bien. En quelques instants, la salle s’était remplie à vue d’œil et le brouhaha des conversations était de plus en plus puissant.
Sur le côté, tout au long d’une sorte de bar haut perché, derrière une cloison transparente, des cuisinières préparaient des mets inconnus dans des grandes poêles profondes qu’elles agitaient rapidement sur des feux vifs…
– On se prend du thé ? Ou vous préférez de la bière.
Thierry lui laissa l’initiative et la théière fumante arriva sur la table en même temps que leurs plats. Quand ils s’étaient retrouvés à l’heure dite, il n’y avait presque personne dans la cantine japonaise, mais l’heure du coup de feu en avait profondément transformé l’ambiance qui, d’un coup, était passée d’un lieu froid et impersonnel à un creuset plein de vie, un monde trépidant.
– Nous ne pourrons pas causer ici, mais ce n’est pas grave, vous n’êtes pas pressé ? Vous en vacances et moi à la retraite, nous ne sommes pas comme tous ces gens qui doivent très vite se restaurer pendant leurs pauses…
Tout autour d’eux, de leur toute petite table, les hommes, en grande majorité des jeunes cadres japonais, mais aussi quelques habitués français et très peu de femmes mangeaient en s’inclinant profondément sur leurs bols. Les baguettes allant à toute allure. Certains lisaient le journal plié sur le coin de la table, d’autres discutaient de tables en tables, beaucoup de propos de boulot, des rires aussi…
Puis, une heure plus tard, le restaurant se vida et ce fut de nouveau le calme, tout juste entrecoupé de quelques bruits de vaisselles.
– Vous reprenez du thé ?
– Volontiers.
– Bon, je vous écoute jeune homme.
Thierry le regarda longuement puis se lança :
– Comme je vous l’ai dit hier au téléphone, je suis à la recherche de mon oncle, le frère de ma mère, il s’appelait Adrien Lecourt, disparu en Indochine en 1944. Enfin, disparu, ce n’est plus définitif car il a été aperçu à Haiphong en 1946, et l’on me dit que vous le recherchiez, mais sous un autre nom en 1948, à Hanoi. Jérôme, c’est le prénom que l’on m’a indiqué. Pourquoi le recherchiez-vous ? Connaissiez-vous sa véritable identité ? L’avez-vous retrouvé ? Voilà tout ce que je voudrais savoir.
L’ancien commissaire but un peu puis reposa doucement la tasse légère.
– Oui, Jérôme ! Je m’en souviens très bien. Mais je ne l’ai jamais rencontré, arrêté, interrogé. J’ai eu sur cet individu beaucoup d’informations, que je n’ai jamais pu recouper, des rumeurs, quelques bribes. Et pourtant nous l’avons recherché dans toute l’Indochine pendant trois ans… De 47 à 50.
– Mais pourquoi vous le recherchiez ? Il faisait du trafic ?
– Pas du tout ! Pourtant le marché noir était florissant à cette époque… Non, nous le recherchions pour… activités communistes
L’ancien commissaire avait d’un coup baissé la voix, et un peu hésité avant de lancer cette information.
– Il faut replacer cette histoire dans la grande, celle de l’Indochine française. J’ai été nommé à Hanoi en 1945. Je suis arrivé de Paris, via Marseille, par un des premiers bateaux ayant pu revenir dans la colonie, en fin septembre. En fait c’est grâce à des copains bien placés au ministère que j’ai été me faire oublier loin de la métropole. J’avais été, pendant l’occupation, un des policiers de la section spéciale de lutte anticommuniste. Oh, je n’ai pas à rougir de mon activité dans cette période, mais, à la Libération, il ne fallait surtout pas que cela se sache… Et ce sont des gaullistes, qui ne se faisaient aucune illusion sur la cohabitation gouvernementale avec le PCF, qui m’ont permis, à moi et a d’autres, d’aller se refaire une carrière ailleurs… Bref, je suis arrivé en Indochine dans les bagages du général de Lattre. Le 23 septembre, l’armée française, commandée par Massu, s’est emparée de Saigon et nous avons petit-à-petit réinstallé l’administration coloniale.
L’Indochine française était restée fidèle à Pétain pendant toute la guerre. Mais l’impérialisme japonais, qui avait soutenu les nationalismes, l’avait beaucoup affaiblie. En mars l’armée Nipponne, en retraite, avait, pour se faire un réduit défensif, attaqué les garnisons françaises et fait près de 3000 morts. Puis il y eut le refus des Alliés, à la conférence de Potsdam, de permettre le retour de la France… Bref la colonie n’était plus du tout ce qu’elle avait été avant la guerre mondiale. À cette époque, nous avions affaire à une subversion nationaliste et communiste, et mes compétences de flic anti-communistes ont semblé utiles à mes supérieurs. Je suis resté à Saigon d’abord puis à Hanoi jusqu’en 54.
– Et ce Jérôme ?
– J’y viens, j’y viens… Les chinois de Tchan-Kaï-Check occupaient le Tonkin, le drapeau rouge aux étoiles d’Ho-Chi-Minh flottait sur tous les bâtiments publics… Tout était à reconstruire. L’administration coloniale avait dû se plier aux bons vouloirs de l’occupant japonais. Du gouvernement général au moindre gendarme de district, la prudence avait été de mise. Le ministère de l’intérieur n’avait aucune confiance dans tous ces fonctionnaires coloniaux qui avaient librement grenouillé entre japonais et marché noir, entre pétainiste et aventuriers… L’ensemble des services de police de la coloniale était suspect de collaboration pétainiste. Ils avaient, comme en France, pourchassé les Juifs et les Francs-Maçons. Comme il n’y eut aucune épuration après la défaite japonaise, la police locale n’avait donc pas de crédibilité, aux yeux des autorités militaires. Curieusement, nous qui étions arrivés avec elle, étions mieux vus, et j’ai progressé rapidement dans ma hiérarchie.
Ma mission consistait à assurer aux populations une police impartiale. Reconquérir les cœurs. Nous devions désamorcer les raisons objectives qu’avaient les annamites de se ranger aux côtés des nationalistes de Bao dai ou des communistes du VietMinh. La France devait ramener la paix et la prospérité.
Je me suis donc installé dans les locaux du commissariat à Hanoi après que les éléments Viets aient été rejetés dans la jungle et les montagnes du nord.
Après quelques mois d’activité, en 1947, j’ai obtenu des informations sur un réseau d’espionnage qui transmettait au QG du VietMinh des informations tout à fait confidentielles sur les mouvements de notre armée en Cochinchine.
– Comment avez-vous obtenu cette information ?
– De l’intérieur du quartier général de Giap et d’Ho Chi Minh, par une arrestation providentielle. Nous avions nos méthodes. Je sais bien qu’elles ne sont plus autorisées maintenant mais, enfin, je ne vous en dirai pas plus… Du moins sur nos façons de faire.
Thierry avait compris que la torture, utilisée par les sections spéciales dans la préfecture de Paris, avait encore cours dans le commissariat d’Hanoi quelques trois ans plus tard. Mais il se garda bien d’interrompre le vieux monsieur.
– Donc, je disais que le moindre pet de lapin à Saigon, la plus petite affectation, les informations sur le matériel, les arrivages, les dépôts étaient immédiatement transmis au général Giap, à plus de 1500 kilomètres de là, au cœur de la jungle, à la frontière laotienne. Or même si les soldats français étaient considérés comme bavards, même si les domestiques et cuisiniers annamites des mess de sous officiers étaient vraisemblablement affiliés aux réseaux d’information du Vietminh, il n’était pas possible, sans une complicité, au plus haut niveau de l’administration que des infos aussi importantes échappent avec une telle rapidité. Nous devions localiser cet informateur ! Pendant plusieurs mois, je me suis occupé exclusivement de cette enquête. Or, à la suite d’une arrestation de militants syndicaux de la CGT vietnamienne du port, de Nam Dinh, qui préparaient une grève avec occupation, j’appris que l’un d’entre eux était en relation constante avec un Français. Je l’interroge et il finit par me donner un nom. Ce blanc s’appelait Jérôme. Deux fois par semaine, il venait lui notifier les directives secrètes du PCI et lui demander ce qu’il avait vu ou entendu dire des mouvements de troupe et du moral des soldats français.
– Mais pourquoi un Français aurait-il pu établir ce contact ? Ce n’aurait pas été plus pratique avec un collègue du syndicat ?
– Parce qu’un Français pouvait se déplacer sans problèmes, et dans la ville et dans le port. Personne ne lui demandait rien, ni papiers, ni raison. Alors que ces travailleurs du port de Nam Dinh, étaient confinés dans certains secteurs… Et leurs déplacements soigneusement contrôlés. C’était un bastion déjà ancien du nationalisme vietnamien, les syndicalistes y étaient soigneusement contrôlés.
– Et cela ne surprenait personne dans les services de sécurité que l’un d’entre eux puisse être interrogé par un Français, chaque semaine ?
– Non, parce que ce Jérôme se faisait passer pour un contremaître. Leurs entretiens étaient donc techniques… Qui aurait pu soupçonner un Français de faire passer de tels messages à des vietnamiens ? Donc, après vérifications, je me suis demandé si ce n’était pas le même espion qui s’introduisait à Saigon dans les cercles les plus fermés du pouvoir, puis, à l’autre bout du pays faisait le contact entre la direction du PCI et ces travailleurs.
– Il devait avoir de bonnes raisons pour se déplacer, sous des prétextes crédibles, car c’est loin !
– C’est exactement le type de questions que je me suis posé. C’était peut-être un Français qui se déplaçait beaucoup, qui devait avoir une bonne raison de le faire, et qui passait, un peu partout, sous des occupations et peut-être sous des identités différentes. J’ai fait passer un signalement et nous avons essayé de le cerner. Par exemple en recoupant des informations… Nous posions des questions à chaque fois que nous le pouvions dans les milieux commerciaux, patronaux, ou intellectuels européens. Et nous n’avons jamais pu mettre la main dessus.
Il a réussi à filer au moment même où je l’avais situé. Lorsque nous avons perquisitionné son domicile, l’oiseau s’était envolé. Et nous n’avons trouvé chez lui que de la propagande émanant du Parti Communiste Français, de la CGT, du Mouvement de la Paix, d’organisations satellites…
– Des documents importants ? Qui vous permettait de vérifier votre hypothèse d’une taupe Française pour le vietminh ?
– Non, pas vraiment, seulement de la propagande. De celle que nous retrouvions un peu partout dans les chambres des militants ouvriers vietnamiens. Des tracts en arabe destinés aux tirailleurs marocains, aux spahis… Tout un fatras sans intérêt. Le blanc qui logeait à cette adresse était seul et très souvent absent. Je me le suis fais décrire par ses voisins comme un ingénieur, un grand type roux et barbu. Pour moi c’était bien le fameux Jérôme ! Car il ne pouvait pas y avoir beaucoup de Français vivant en Indochine et ayant un tel contact avec le PCF. Et un ingénieur, cela lui donnait beaucoup de raisons de voyager dans toute la colonie.
– Et vous ne l’avez jamais situé ?
– Et non. Je n’en sais pas plus. Sauf que du courrier lui est parvenu dans les jours qui ont suivi la perquisition, des lettres qui provenaient de Marseille. Tout son courrier venait de France, au nom de Jean Dupuy. J’ai envoyé une demande d’information en France, mais je n’ai eu aucune suite… Et puis la guerre a continué, de plus en plus pressante et finalement la France, après Dien Bien Phu a dû quitter l’Indochine.
Thierry était franchement déçu. Le commissaire à la retraite fut bien conscient de sa déception.
– La guerre d’Indochine c’est lointain maintenant. Qui s’en souvient ? Vous recherchez un bonhomme disparu depuis tellement longtemps ! Rien ne prouve que ce Jérôme était votre oncle. Vous le cherchez pour un héritage, mais cela va se régler d’une façon ou d’une autre… Laissez faire la justice, ne vous en faites pas.
Thierry haussa les épaules :
– Cela va prendre des années et moi j’étais pressé.
L’ancien flic anticommuniste qui s’emmerdait à passer sa retraite dans une petite maison d’Aubervilliers était lui plutôt content de sa journée.
– Écoutez. Grâce à vous je suis sorti de ma routine et j’ai passé un très bon moment à revenir sur mon passé. Si Jérôme était votre oncle cela m’amuse beaucoup de connaître enfin son vrai nom. Et si vous le retrouvez tenez-moi au courant.
Il y eut un long silence. Devant la déconvenue de Thierry, il se leva et remit sa veste.
– Je vous laisse payer. Jeune homme, tout cela est de l’histoire ancienne. Les enjeux ne sont plus les mêmes. Tout ces vieux militants n’ont plus grand chose à cacher en dehors de leurs lâchetés ou de leurs trahisons. Ils n’ont plus rien à risquer. Ils se laisseront interroger beaucoup plus facilement et ce sera plus facile pour vous, son neveu, que pour moi… Allez les voir…
– Mais qui ? Qui dois-je aller voir ?
À suivre…
Caillou, 1984