Chapitre 5
Ahurissant !
Au sortir de la station de métro, en remontant vers l’air libre, Thierry avait la tête en l’air et se tenait à la rampe de l’escalier. Incroyable. À des hauteurs vertigineuses, les tours dominaient tout l’espace. Quand il était entré dans le métro, à la gare Montparnasse, en tournant le dos à la tour, Paris avait encore des allures de cartes postales. Une ville qu’il semblait connaître, avec ses vieux immeubles aux toits de zinc, les bistrots accueillants et les bancs de bois sur les larges trottoirs. Mais maintenant c’était une sorte de New York qu’il découvrait. Un New York asiatique ! Des enseignes en caractères thaï, chinois ou malais décoraient les devantures des innombrables magasins de toute sortes qui formaient les rez-de-chaussée des buildings. Partout l’Asie était chez elle, jusque dans les affiches dont les rares passants européens ne pouvaient déchiffrer que les images. Thierry ne savait plus où diriger ses pas. Le spectacle était étrange et un peu menaçant. Tout un quartier de la capitale, jusqu’à la porte d’Italie était une ville chinoise ultra-moderne.
Il chercha longuement l’impasse des Bougainvilliers, au milieu de ces grandes avenues sans fins, dont les passants semblaient tout juste débarqués de quelques jonques égarées en mer de Chine, boat people aux visages sans expression. L’impasse s’avera être en fait un parking au pied d’un grand ensemble de tours colorées et étincelantes. Le soleil se réfléchissait dans les baies, les miroirs et les marbres. Il eut beaucoup de mal pour trouver l’entrée de la résidence puis l’appartement 527, au cinquième étage, à droite de l’ascenseur. La porte n’avait pas de paillasson. Il sonna.
C’est un garçon d’une dizaine d’années qui lui ouvrit la porte de l’appartement. D’un air inquiet, il lui demanda ce qu’il désirait, avec un accent parisien qui détonnait sur ce beau visage asiatique.
– Je voudrais voir M. Wang Kien-Feng. Il m’a envoyé une lettre. Je suis Thierry Lecourt.
Le garçon lui sourit, beaucoup plus rassuré.
– Ah, oui, je sais. Le grand père n’est pas là. Il est parti se promener, mais il devrait revenir vers cinq heures. Si vous voulez l’attendre, il ne va pas tarder.
Il le fit entrer dans la salle à manger tout en lui expliquant qu’il ne se passait pas de jour sans que des démarcheurs sans scrupule essayent de vendre tourtes sortes de choses aux vieux désœuvrés qui restaient souvent seuls dans les appartements, attendant que leurs familles reviennent avec le soir et la sortie du travail.
Thierry fut attiré par la grande baie lumineuse d’où il découvrait une grande partie du treizième arrondissement. Et dire qu’il avait fallu cette histoire pour qu’il monte à Paris, où même pendant le service militaire il n’avait pas mis les pieds autrement qu’en transit entre deux trains de permissions.
Le gamin sortit de la pièce et disant qu’il allait faire ses devoirs, qu’il n’aurait pas à attendre.
Paris, le centre, Paris où tout se passait vraiment… Et maintenant cette ville chinoise totalement inconnue. Demain il irait faire une grande balade sur les quais et dans le quartier latin. Surtout qu’il faisait beau. Il n’aurait pas souvent l’occasion de revenir dans la capitale.
Lorsque M. Wang entra dans la salle à manger Thierry était encore perdu dans la contemplation des toits et du soleil couchant. Il sursauta quand le vieux monsieur rompit le silence par un petit toussotement.
– Bonjour Monsieur. Vous vouliez me voir ?
– Bonjour. Je suis le neveu d’Adrien et le petit-fils d’Étienne Lecourt. Vous m’avez écrit par l’intermédiaire du journal régional.
Le vieil homme, petit et ridé, avec un grand chapeau de feutre, s’exclama :
– Ah que je suis content de vous voir, vous avez donc bien reçu ma lettre, je suis très heureux de faire votre connaissance. Alors vous êtes son neveu ! Dites-moi tout de suite : comment va-t-il ?
Le vieux monsieur lui désignait le canapé.
– Mais je ne peux pas vous le dire Monsieur Wang ! Je ne l’ai même pas connu mon oncle Adrien ! Il a disparu en Indochine à une date ANTÉRIEURE à celle que vous donnez dans votre lettre. Je suis stupéfait de ce que vous écrivez. Je n’y comprends rien.
Le regard du vieux monsieur se ternit d’un seul coup.
– Oh, comme j’avais espéré le revoir ! Je vous ai écrit parce qu’il m’avait sauvé la vie. J’aurais tellement voulu…
Avec un pauvre sourire fatigué, il regardait Thierry puis il baissa la tête.
– Vous dites avoir rencontré mon oncle en 1946, à la fin novembre, or ma famille a toujours cru qu’Adrien avait disparu en mai 1944 à Tourane. Je sais bien que vous espériez le retrouver, que mon ignorance vous déçoit, mais maintenant, Monsieur Wang, il faut me dire ce que s’est passé à Haiphong en novembre 46. Êtes-vous vraiment certain qu’il s’agissait d’Adrien Lecourt ?
– Mon jeune ami, ce que vous me dites me navre. Je suis un vieil homme fatigué que son fils a absolument voulu emmener vivre avec lui en France, mais qui aurait mieux fait de rester vivre au Vietnam le peu d’années qui lui restent. Je suis désolé pour vous et pour votre famille. En voyant le nom de Lecourt sur une annonce nécrologique d’un journal ramassé sur un banc de la gare d’Austerlitz, il y a eu tellement de souvenirs qui me sont brusquement revenus. Vous savez, pour moi, les journées sont longues ici. Il est rare que mon petit-fils me tienne compagnie. Souvent je vais à pied jusqu’à la gare et je regarde les trains qui partent, les voyageurs, la foule… Et cela me fait rêver. Vous, les Européens, vous allez si vite, partout, tout le temps. Et moi, maintenant, du temps, j’en ai trop.
– Écoutez. Je vais vous montrer une photographie de mon oncle. Elle a été prise sept ans avant la date de votre rencontre. Regardez-la bien. Est ce que c’était lui ?
Monsieur Wang pris l’image et la regarda longuement puis il désigna Adrien et dit :
– Oui, je vous assure, c’est bien lui qui m’a sauvé la vie à Haiphong en 1946.
À suivre…
Caillou, 1984.