Chapitre 4.
Rue des Fontaines il se gara devant la maison et se dirigea, en face, chez Mme Taillefer.
Elle était absente. La sonnette résonna dans le vide. De l’autre côté de la rue, la maison d’Étienne se devinait, derrière les hautes grilles et la haie de laurières. La rue était déserte. Avec la pluie incessante et la solitude, l’endroit lui paraissait complètement désolé, en contradiction avec les souvenirs gais et heureux des après-midis de son enfance. De part et d’autre de la rue, les grilles des villas cachaient imparfaitement les jardinets dégoulinants. La pluie cachait même les odeurs. Il remonta dans la voiture et tout en allumant une cigarette il jeta un coup d’oeil dans le rétroviseur. La perspective fuyante lui semblait interminable. Puis il démarra. Il était temps de rentrer à Toulouse.
Il devrait aller voir ce chinois de Paris, mais comment s’y prendre. Cela ne serait pas facile, en tout cas, d’obtenir de la banque quelques jours de congé sans solde. Ses vacances étaient épuisées depuis septembre… L’immense paquebot toulousain, avaleur d’hommes de sueur et de larmes relâchait difficilement ses salariés ! Surtout dans cette période de fin d’année.
Emploi sans intérêt, mal payé, et aux horaires lourds, mais emploi quand même… Son travail, assis derrière le guichet grillagé, ne serait pas facilement remplaçable avant plusieurs semaines. Le responsable exigerait donc de très sérieuses raisons pour lui accorder quelques jours d’absence.
Il savait bien qu’il devait fuir ! Mais si partir, c’était chômer un peu, partir sans l’héritage du grand-père, c’était la certitude de chômer plusieurs mois, peut-être même plus. Tellement de gens dans la merde, prêts à tout pour prendre sa minable place ! Et voilà qu’au moment même où il allait enfin pouvoir se tirer, une lettre l’empêchait de rentrer en possession de la maison, de la vendre et de constituer son capital de départ pour son projet de boutique. Juste une petite lettre pour revoir un vieux copain perdu de vue et tout son avenir d’effondrait !
Adrien, l’oncle, il en avait entendu parler dans son enfance ! Disparu bien avant sa naissance c’était «l’aventure» de la famille, celle que l’on se raconte régulièrement aux repas de fêtes, de communions, entre les chansons et les liqueurs. L’oncle Adrien n’était plus qu’une histoire figée dans la mémoire familiale. Et ce souvenir voilà qu’il refaisait surface. Tout le monde avait entre temps disparu. Sa mère, sa sœur, puis son père. De toute la famille d’Adrien il ne restait plus que lui, son neveu, qu’il n’avait même jamais connu. Thierry se souciait peu de cet oncle dont il avait toujours entendu parler comme d’un adolescent et qui aurait maintenant, s’il avait vécu, autour de 65 ans.
Sa mère lui avait raconté ses souvenirs de toute petite fille, elle qui avait cinq ans quand elle avait vu son grand frère pour la dernière fois. En 1939 Etienne avait embarqué toute la famille sur un bateau dans le port de Tourane et n’avait laissé derrière lui qu’Adrien. Il fallait bien laisser quelqu’un à la mine, le fils aîné avait 16 ans et il poursuivait ses études au lycée de Tourane. Il était donc trop jeune pour être un danger mais assez mûr pour empêcher que l’entreprise ne soit complètement abandonnée. De toute façon ils allaient revenir rapidement. La guerre qui s’annonçait ne durerait pas et la colonie indochinoise aurait encore longtemps besoin de techniciens français.
Dans l’album de famille il avait bien souvent regardé cette série de photographies datant d’avant la guerre où les trois enfants souriaient en fixant l’objectif. Ce jeune adolescent n’avait fait de mal à personne. Il était grand, un peu voûté, et bien que les clichés soient en noir et blanc, il devinait bien qu’Adrien était roux. Roux, également, l’oncle Henry, le frère cadet. Une marque de fabrique ! Mais ces dernières photos, qui dataient de l’été 1939, ainsi que toutes les autres, encore plus anciennes ne permettaient pas de voir un Adrien en 1944, devenu un homme de 21 ans.
Thierry avait souvent entendu le récit de ce départ d’Indochine. Étienne, avait compris, avant tout le monde, que la situation mondiale ne pouvait que s’aggraver. Après la crise de 1929, l’extension communiste partout en Europe, puis en Asie, l’isolement de la Russie soviétique, la montée puis la victoire des fascismes en Italie, en Allemagne, en Hongrie, en Espagne, et, tout près d’ici au Japon impérial, le chômage, les émeutes et la militarisation, il lui paraissait évident qu’il fallait mettre la famille à l’abri. Quitter la colonie, le temps que cela s’arrange puis revenir plus tard, reprendre la mine, les deux enfants plus petits bien éduqués dans de bons lycées à Toulouse. Mais de là à penser que la guerre allait durer six ans ! Alors ils étaient tous partis sur le cargo « Bayard » avec une joie formidable : aller en France !
Déjà l’immense masse de ferrailles vrombissait, se secouait, s’éloignait du quai huileux. Et la petite fille de cinq ans qui voyait, là-bas, tout en bas, le jeune homme en costume de lin blanc qui agitait son mouchoir rouge à carreaux et qui participait quand même à son allégresse, dans l’agitation des grands départs …
Ils se tenaient serrés, les uns contre les autres, accoudés au bastingage, tandis qu’ils regardaient rapidement s’amenuiser Adrien et qu’ils découvraient l’immensité bleuâtre de la chaîne Annamite. La mer se creusait au sortir du port. Ils partaient, ne reviendraient plus et ne reverraient jamais l’adolescent, maintenant toute petite tache blanche perdue dans ce paysage qu’ils ne reconnaissaient pas et où ils avaient pourtant toujours vécu.
Etienne était sûr que les ouvriers annamites et le contremaître, leurs familles et tous les villageois considéreraient Adrien comme le maître et que tout irait bien. Il avait travaillé comme un fou pendant des années pour posséder cette mine . Elle lui avait mangé toute son énergie, mais il en était fier.
Arrivé en Cochinchine en 1920, à 18 ans, pour y faire fortune, il ne l’avait pas trouvé. Mais avait construit sa vie dans l’aisance coloniale, sans luxe, mais sans comparaison avec la misère générale des coolies et des paysans qu’il embauchait. Du Tonkin, vers Bac-Thaï, puis toujours dans le fer mais vers Haï-Hung, il avait travaillé chez les autres jusqu’à pouvoir s’acheter cette mine de cuivre, en 1924, dans la montagne au-dessus de Tourane, celle que les nhaqué appelaient Da-Nang.
Il avait chopé des saloperies d’amibes, des fièvres qui le couchaient, de temps à autre, pour des jours et des jours de délire. Il avait lutté pendant toutes ces années, bien plus qu’il n’aurait du, pour construire tout cela.
En 22, pas encore à son compte, il avait épousé Artémise Dumas, la fille d’un négociant en vin de Saïgon, qu’il n’avait jamais appelé Artémise. Cette grand-mère de Thierry on l’appelait « Artem », en faisant traîner le « e » muet. Mais là aussi il ne l’avait pas connue, puisque né après sa mort, en 1963, la famille Lecourt ayant déjà pratiquement disparu.
Quand Thierry revint à l’appartement, Nathalie l’attendait en lisant, accoudée sur la table de la cuisine. Il lui raconta l’entretien et les conclusions du notaire. Il allait falloir attendre pour voir leur situation s’arranger et les rêves se concrétiser. Elle l’écoutait, le visage légèrement penché vers l’épaule, les yeux verts, brillants, avec ses tresses et le tee-shirt blanc qui baillait de partout. Le café fumait dans sa tasse. Thierry sentait l’eau de pluie et la déception. Alors elle sourit et s’écria :
– Fiches le camp, pars tout de suite. Je téléphonerais à ton petit chef de scribouillard que tu as été obligé de partir à Paris, au chevet de ta sœur gravement malade. Va voir ce chinois et essaye de le dissuader de confirmer sa lettre. Il a juste à dire qu’il s’est trompé et qu’au vu de la seule photo que tu as de ton oncle, il ne s’agissait pas du même homme ! Ou que c’était une autre date, ou autre jour, un autre endroit ! Je ne sais pas. Débrouilles toi !
– Mais je n’ai pas de sœur !
– Ton chef n’en sais rien ! Tu ne leur dois rien. Fous le camp et téléphones moi dès que tu auras des nouvelles. Je t’aime imbécile !
À suivre…
Caillou, 1984