Le soleil noir – 5
Tout au long des murs où suinte l’ennui, le long des affiches politiques jaunies aux termes trop précis pour être percutants, ou de publicités trop banales pour être attirantes, la pluie goutte sur la chaussée où s’écoulent les torrents boueux du déluge quotidien. Les voitures, queue à queue, attendent que le feu se décide à passer au vert. Les chauffeurs excédés s’impatientent tandis que la petite bonne du cinquième promène le chien. Sur un air de jazz où un saxo pleure sur un rythme trop lent, les retraités du Café des Sports entament leur belotte habituelle. Le patron lave les verres tout en louchant sur le type qui téléphone, tout au bout du zinc. Celui-ci bientôt, raccroche, paye et s’en va. Au fond, quelques bruits de trains, et de temps à autre le grondement d’une rame de métro. La pluie s’arrête puis recommence, hésite enfin puis doucement s’insinue dans le cou de la demoiselle qui remonte précipitamment la rue et tirant sur la laisse du chien, nommé Rébus !
Au coin du carrefour Yves apparaît. Il marche dans les flaques d’eau, laissant derrière lui tout un flot de senteurs abstraites. Il longe le Café des Sports puis disparaît à l’autre bout. La bonne est remontée dans les appartements.
La rue désertée regarde vers le haut, vers le ciel blanc et sans relief dont on devine la puissance. Œil. Les arbres dénudés s’écorcent. Les chats sont absents. Les chiens, frileux, dorment encore dans les maisons. Rébus s’ennuie. D’ailleurs il n’a même pas eu le temps de pisser confortablement.
Yves remartelle la rue. Entre ces deux passage un mois s’est écoulé. Il pleut toujours.
Madeleine ne travaille plus à l’usine mais dans une boite d’import-export du côté de la République. Elle dort dans un studio partagé avec une collègue de bureau. Le matin elle se lave à l’eau tiède devant une vieille glace noircie par les années. Comme son chemin n’est pas long, elle prend même le temps d’avaler un express dans un bistroquet de la rue René Boulanger.
Jacqueline est toujours à la CODAP. Il y aura demain soir un meeting à la Mutualité pour la Grèce. Tout à l’heure elle en distribuera le tract d’appel à la sortie de l’usine, en espérant que les pro-chinois ne viendront pas !
Andrée a déménagé aussi. Elle loge maintenant rue de la Condamine, dans une petite chambre assez jolie, tapissée de papier journal avec des cageots de fruits comme étagères, un lit recouvert d’une couverture en laine rouge, un tabouret tout noir, une paire de chaussures à côté et une pharmacie au-dessus de la porte. Andrée est pour l’instant absente. Elle ne viendra d’ailleurs pas ce soir. Elle est avec Michel, chez des amis en banlieue ouest. Elle y dormira dans les bras de Michel, qu’elle essaiera de protéger des autres et de lui-même. Michel s’en fout de cette protection. Il ne la réalise même pas. Qu’Andrée soit là et qu’il puisse, quand il le désire, la tenir près de lui, c’est la seule chose qui compte.
La chambre est décorée d’une affiche de Jimmy Hendrix, d’un calendrier jaune et rose et d’un dessin de Michel représentant la prise du pouvoir par les soviets, mais en abstrait. Michel n’est pas communiste, il est con. André le sait mais elle se sait à sa merci. Andrée pleure souvent à cause de lui. Elle travaille toujours comme pionne au lycée. Dernièrement il lui a présenté Pierre qu’il connaissait depuis peu. Andrée a trouvé Pierre jeune, bête et inconscient.
John Coltrane est mort il y a déjà quelques temps, mais il vit encore sur les quais de toutes les Seines du monde. John Coltrane n’a aucun rapport avec cette histoire.
Sophie doit être, je crois, en train de lire « Bonjour tristesse » parce qu’il faut l’avoir lu. Sophie disparaît puisqu’elle n’a plus aucun rapport avec Andrée.
L’orgue de l’église Saint-Jean-des-Tchécoslovaques joue pour Francine qui, incroyante, est venue dans la maison de Dieu pour y jouir de la beauté de cet endroit. Francine est, en ce moment d’un calme redoutable. Elle pense évident que B. revienne, lui revienne un jour. Et puis tout n’est pas mort. Ce n’est pas possible. C’est impossible.
Il fait nuit et les anars collent des affiches rue Saint-Séverin.
Mais tout est mort.
Les tracts de Jacqueline ont échoué dans les caniveaux, à peine lus. Jacqueline ne le sait pas. Elle l’a deviné peut être, mais quelle importance ? Demain soir, devant la Mutualité elle vendra « France Nouvelle ». Elle veut être heureuse !
Les flics pourchassent Yves et ses copains du côté de la Place Maubert et de la Montagne Sainte-Geneviève. Les diables noirs hurlent très fort, les anars sont très contents.
À suivre…
Caillou, 1967