Je ne dors plus depuis longtemps.
J’attends dans le lit du rez-de-chaussée, que ma fille se lève, que la maison se réveille, que la bonne odeur du café vienne. Je me suis bien endormie, hier soir, quand j’ai été me coucher, après avoir regardé le journal de la 3. Mais, ce matin, j’ai été réveillée, un peu après que six heures ont sonné au clocher du village par le passage de la camionnette dans la ruelle. C’est le fils Graves qui allait au moulin restauré en haut du chemin des vignes pour ouvrir la boutique de souvenirs, préparer la venue des touristes. Son énorme machine, mon gendre dit que c’est un 4×4, a fait résonner les vitres tandis qu’il passait la première en haut de la côte. Je ne comprends pas pourquoi il ne fait pas le tour par la route de la montagne ou par le chemin des vignes, pourquoi vouloir, tous les matins réveiller cette petite rue tranquille.
D’ailleurs, depuis son passage, le plus petit des gamins de la voisine geint interminablement. C’est une sorte de plainte animale qui ne s’interrompt jamais. Déjà hier soir il pleurait quand nous nous sommes mis à table. Et ce pleur s’est petit à petit transformé en hurlement d’énervement. Nous avons été faire un tour vers les jardins avec ma fille et quand nous sommes revenues, il hurlait encore.
Le voisin d’en face, le boulanger, a été frapper à leurs portes pour que les parents s’en occupent. Quand il est revenu, je l’ai entendu discuter avec ma fille et son mari. Il disait que cette femme ne s’occupe pas du tout de ses cinq enfants ! Que lors des vacances scolaires, les samedis, les dimanches, ils traînent toutes la journée dans la ruelle, les deux plus petits le cul à l’air, tandis qu’elle écoute la télévision à fond, terrée dans sa maison. Il était en colère, parlait d’une pétition circulant dans le village… Devant chez eux les carcasses de voitures prennent toute la place. Les jouets abandonnés, les vélos au milieu du passage… Et leur père qui rentre très tard, avec des gens que l’on ne connaît pas, qui repart tous les week-ends, que l’on ne voit presque jamais…
Moi qui vit maintenant loin d’ici, je ne le comprends plus mon village.
Depuis plus d’un an que ma fille m’a accueillie dans sa maison de Toulouse, j’attends de revenir chez moi. Après mon accident, je ne pouvais plus, à 87 ans, être seule dans ma maison, mais je pensais mon exil temporaire… Tout l’hiver je me disais, « au printemps prochain, tu rentreras chez toi ». Dans cette rue tout en pente entre la rivière et les vignes, j’ai passé toute ma vie depuis mon mariage et j’y ai eu tous mes enfants. À la mort de Gabriel, mon mari, il y a donc douze ans, nous étions encore quatre amies dans cette rue : Françoise, Émilienne, Denise et moi. Avec les voisins, le couple juste un peu plus haut, le vieux Jacques et son chien Mizou qui habitait tout en haut sur la gauche, nous prenions le frais en papotant sur des chaises paillées le soir devant chez moi.
Mais Jacques est mort et je ne sais ce qu’est devenu son chien qui était lui aussi bien vieux. Françoise s’est cassé la figure dans son escalier et son fils l’a placée à la maison de retraite. Ensuite ils sont venus habiter la maison et c’est son petit-fils, le boulanger, qui le premier a commencé à garer sa voiture devant la porte, obligeant ainsi les autres véhicules à raser les murs, empêchant ainsi les rassemblements de chaises.
Françoise, j’ai été la voir, quelques mois plus tard, mais dans l’univers tout propre de la maison de retraite, aérée, lumineuse, elle se pissait dessus et pleurait à cause de sa voisine de chambre qui l’injuriait tous les jours. Elle est morte au mois de novembre suivant.
Émilienne, ma voisine de droite, a eu sa maison dévastée par l’inondation de 99. Terrorisée elle s’était réfugiée, cette nuit-là, dans son grenier, tandis que les meubles nageaient dans le torrent de boue qui avait envahi sa cuisine. Le lendemain matin, sa fille est venue la chercher et elle vit maintenant chez elle, dans un village, à cinq kilomètres, après la route des pins. Je l’ai revue, il y a quelques années à la porte du cimetière, mais elle ne m’a pas reconnue, car elle était devenue aveugle et sénile. Elle était tenue à bout de bras par sa fille et son gendre qui lui criait dans l’oreille « C’est Marguerite qui vous serre la main ! Vous ne la reconnaissez pas ? » Et ma pauvre Émilienne qui hochait la tête, en bavant, et qui grommelait que la vie était trop injuste, que c’était trop de souffrance.
Sa maison, une fois restaurée, est devenue un habitat social, gérée par la DDASS, qui voit les familles à problèmes se succéder. Parfois pour le bonheur des enfants, d’autres fois, comme avec cette famille, pour le malheur des voisins !
De mes amis, il ne reste plus que Denise, qui est très malade. J’ai été la voir hier après midi, après la sieste et ma série télévisée « Les feux de l’Amour ». Je sais qu’elle la regarde aussi et je ne voulais pas la déranger. Dans sa cuisine toute sombre, petite ombre recroquevillée dans son fauteuil trop grand, elle m’a expliquée, d’une petite voix souffreteuse, qu’elle avait comme des vertiges incessants, qu’elle est tombée plusieurs fois. L’hôpital lui fait des examens pour savoir si c’est l’oreille ou le cœur… Et sa poitrine la fait souffrir, tout le temps. Ses jambes sont déformées et elle a maintenant trop peur pour sortir seule. Elle attend donc que sa petite-fille l’emmène, quelquefois, trottiner jusqu’aux jardins du bord de la rivière mais elle n’a pas beaucoup de temps et ne peut venir souvent. Son mari, Hubert, est venu et m’a demandé de la laisser tranquille, qu’il fallait qu’elle se repose. Je ne le comprends plus mon village.
Je suis là, dans la pénombre, les yeux ouverts, dans mon lit, attendant que la maison s’éveille. C’est la première fois, depuis mon départ à Toulouse que je dors dans mon lit, dans mon village.
C’était un village tranquille avec quelques viticulteurs indépendants, une coopérative, des ouvriers agricoles, une boulangerie, un boucher, deux épiceries, un marché tous les vendredis, des commerçants ambulants, des artisans, et des employés qui travaillaient à Carcassonne. Maintenant il y a des lotissements qui se sont construits dans les collines et qui servent pour y loger des salariés que personne ne connaît dans le village. Tout le monde a une voiture et tout le monde va faire ses courses dans les deux hypermarchés de la ville. S’il n’y avait pas les enfants et quelques personnes âgées, il n’y aurait déjà plus de bus pour emmener les voyageurs. L’agence du Crédit Agricole a été supprimée. Bientôt la poste fermera, elle n’est déjà plus ouverte que 3 matinées par semaine… L’école publique tient encore. Maintenant ce sont les vieux qui disparaissent.
Moi je suis tombée deux fois sur le pont. C’était à chaque fois en revenant des courses. J’avais mon cabas et j’ai essayé d’éviter une voiture qui dévalait la pente. En remontant sur le petit trottoir du pont, j’ai trébuché et me suis effondrée sur l’asphalte. La voiture ne s’est même pas arrêtée. Peut-être qu’ils ne m’ont pas vue. J’ai eu deux doigts de pied cassés et souffert pendant des mois. Quelques mois plus tard, toujours sur ce pont, la porte en fer, cachée dans la rambarde sur laquelle je m’appuyais, n’était pas fermée et je me suis retrouvée tout en bas de l’escalier avec des plaies et des bosses. C’était un miracle que je ne me sois rien cassé. Ensuite la mairie a placé un cadenas sur cette porte. Mais une voisine m’a dit qu’il n’avait pas tenu, car toujours ouvert, il avait disparu. Et la porte du pont s’ouvre toujours sur le ruisseau en contrebas.
Les hirondelles qui nichaient sous les toits, en face de la maison d’Émilienne, ont disparu, elles aussi, tous les nids crevés à coup de pierre.
Je ne comprends plus mon village.
Pour faire marcher le commerce et le tourisme le vieux moulin a été reconstruit par la famille Graves, des viticulteurs du pays. Maintenant c’est, tout l’été, un défilé constant de voitures étrangères qui passent par le petit pont et la ruelle alors qu’il est accessible par le chemin des vignes. Pourquoi la mairie autorise ce passage ? Peut-être que la présence du fils Graves dans le conseil municipal est d’une plus grande influence que la préservation du cadre de vie des vieux ?
Je ne comprends plus mon village.
J’y ai vécu les plus beaux moments de ma vie, les plus durs aussi. Nous étions une collectivité avec des amitiés et des haines, des médisances et de la solidarité, des envies, des méfiances, mais aussi des rires partagés. Nous nous connaissions tous. D’ailleurs la première chose que je lis dans le quotidien que je reçois chez ma fille, c’est la rubrique nécrologique. La vie en a fait un village où l’individu est plus puissant que le collectif, où les droits du plus fort prédominent sur les intérêts du plus grand nombre et surtout des plus faibles. Je vais m’en retourner demain à Toulouse et arrêter de rêver : mon village n’est pas mort, il est même plus vivant que jamais, mais je ne le reconnais plus, ce n’est plus mon village, c’est celui des autres.
Caillou, 31 août 2008
un très beau texte, qui aborde tous les aspects de la dégradation de notre mode de vie, un cours d’économie par l’exemple, par le ressenti de cette vieille dame.
à bientôt,
claire