Sur la plaine déserte et qui grille au soleil, nous ne sommes plus que dix dans la compagnie noire.
Moi je marche devant. C’est le mois d’Août déjà où règne cette chaleur moite, continentale, sans un souffle de vent. Pas un oiseau ne chante. L’air vibre sur le chemin poussiéreux. Le cœur de l’été. La steppe ressemble aux crèmes brûlées de mon pays, ces crèmes catalanes sur lesquelles les cuisinières passent un fer sorti du feu.
Depuis deux mois, l’ennemi recule, laissant ses ruines derrière lui. Fermes brûlées, villages déserts, paysans hagards sortant de quelques caves, rendus sourds par les canonnades et aveuglés par la brusque clarté du soleil. Aux bords des routes, les grands chevaux morts, raidis, couverts de mouches, puants et puis, partout, les cadavres. Soldats sans tête, éventrés, noirs de terreur, dans toutes les positions possibles, souvent sans bottes, toujours sans armes… Et dont les uniformes entre sang séché et terre collée ne se reconnaissent plus. Amis ou ennemis, peu importe, les corps, sans sépultures, sont surtout ce qui n’est plus humain et pas encore végétal, mais qui ne tardera pas à le devenir.
Jamais l’ennemi ne laisse derrière lui le moindre blessé. Est-ce qu’il les emportent ? Est-ce qu’il les tue ?
Nous allons, lentement, vers la ligne sombre des arbres, très loin, là-bas devant, l’orée de la forêt où ils doivent nous attendre, tapis dans l’ombre. Je fais signe à mes hommes avant d’atteindre une portée utile à leurs fusils et nous nous allongeons dans l’herbe. Le radio envoie un message codé à mon état-major… Il suffit d’attendre un peu l’artillerie. Elle écrasera la forêt et délogera l’ennemi et nous pourrons reprendre notre route. Cela va nous donner quelques heures de repos. Peut-être même jusqu’à demain.
Alors je donne mes ordres et les hommes creusent des trous individuels dans la terre sèche. Chacun se tapit et se protège du soleil comme il peut avec un coin de capote. Seuls les fusils dépassent, allongés dans l’herbe. Je nomme aussi un homme de veille. Repos ! Mes compagnons s’écroulent dans le sommeil et moi, encore un peu, allongé sur le dos, visière rabattue, je rêvasse en attendant le soir.
Quelle belle journée. Bientôt je rentrerai chez moi, et j’oublierai, j’en suis certain. Bientôt dans quelques semaines, au pire dans quelques mois, cette guerre se terminera et j’arriverai à la gare où Mathilde m’attendra. Bientôt…
Je me suis assoupi car je sens brusquement que l’on me secoue et le veilleur me murmure à l’oreille :
« Chef, il y a du bruit juste devant »
Je me retourne sur le ventre et soulève ma visière… Le soir tombe, pas encore la chaleur…
À cent cinquante mètres, un homme s’avance. Les bras levés. Son uniforme est beige. Il a encore son casque mais pas son arme…
« Laisse venir »
On l’entend qui parle très fort. Il ne crie pas. On dirait même qu’il se parle à lui-même comme lorsque les hommes deviennent fous.
« Nic Fayeur, Nic Fayeur, Krig perdue, Soldaten, Nic Fayeur, Nic Fayeur… »
Il se rend ! Ce type se rend. On va faire notre premier prisonnier !
Tous les hommes sont maintenant tendus à l’extrême, prêts à le descendre. Les fusils sont pointés vers ce type qui avance en continuant à psalmodier :
« Nic Fayeur, Compagneros, Nic Fayeur, Nic Fayeur… »
Je mise que ce n’est pas une « bombe humaine ». Il ne ressemble pas à ces fanatiques dont nous avons été avertis par l’encadrement, depuis quelques semaines, mais il me faut prendre mes précautions. Je l’arrête donc à quelques dizaines de mètres de notre ligne d’un « Stop » main ouverte, tendue au-dessus de moi. Puis je m’accroupis et lui crie :
« Nude, nackt, nu ! »
Le type s’est arrêté, mais il semble ne rien comprendre.
Bon, tant pis, ses compagnons sont quand même trop loin pour me descendre, aussi je me lève et je lui mime un déshabillage « À poil, tu comprends ça ? »
Il me regarde, surpris, puis commence à quitter son uniforme, ses chaussures, son tricot de peau… Tous ses vêtements qu’il pose devant lui, sur l’herbe. C’est bien ce que je pensais, il n’est pas porteur d’une ceinture d’explosif. Maintenant, bras ballants, il est toujours debout dans la poussière.
Je le regarde et lui fait signe de s’approcher tout en lui demandant, en mimant des deux mains un portefeuille qu’on ouvre, de m’apporter ses papiers. « Nic Fayeur, Soldaten, Nic Fayeur ». Il se baisse et cherche l’étui de ses papiers dans le tas devant lui. Dans ce mouvement j’ai bien senti que les fusils ne le lâchaient pas d’un millimètre. Mais j’ai aussi la certitude qu’aucun des hommes tapis dans les trous autour de moi n’ira tirer sur un soldat tout nu.
Il fait encore quelques pas puis je l’arrête :
« Jeter ! »
Il me lance son porte-carte.
C’est un portefeuille en cuir qui comporte sa carte d’identité militaire avec sa photo, son permis de conduire, un ticket de métro, des photos d’enfants, deux billets de banque, une lettre pliée, mais aussi un portrait de femme.
Je regarde longuement le portrait puis referme le tout.
Je demande qu’on lui jette une pelle et je lui fais signe de creuser son trou comme tout le monde. Le veilleur fouille le tas de vêtements et on les lui rend. Le prisonnier se rhabille. Je le fais attacher avec une cordelette de nylon autour du cou elle-même fixée autour d’un pied. « Pas trop serré, s’il te plait ! Nous n’avons rien à craindre de ce type » dis-je à la sentinelle.
« Je prends ta veille jusqu’à minuit ». Le soldat va se coucher dans son trou. Et moi je m’assois à côté du prisonnier. La nuit est tombée. Nous ne pouvons allumer aucun feu.
« Avoir faim ? »
Il ne comprend pas ma langue mais mon geste et hoche vivement la tête.
Tout le monde dort autour de nous.
Je lui donne une barre de chocolat noir.
« Toi, Perpignan ? Garnison ?»
Il me regarde et tout en croquant son morceau il me fait signe qu’il a compris.
« Partir Perpignan vendredi »
Il boit de l’eau, puis je lui fait signe de dormir.
Le lendemain matin, dans l’aurore et sa rosée, l’artillerie commence son ouvrage et la forêt au loin se perd dans les explosions et la fumée.
Vers 9 heures, le radio me fait signe que nous pouvons repartir. Derrière nous d’autres escouades arrivent et je leur confie le type.
Puis nous repartons.
Je ne sais pas si bientôt je rentrerai chez moi. Je ne sais plus si j’oublierai. Et j’aurai en tout cas bien du mal à oublier Mathilde, cette femme que j’adorais et dont j’ai retrouvé le visage dans le portefeuille d’un soldat inconnu.
Mathilde, elle ne m’attendra pas.
Caillou, 29 juillet 2008
pas sure qu’elle n’attende pas…! un amour ne chasse pas l’autre, pas toujours, et dirait on cela d’un homme?
bon, j’ai peut être mauvais esprit, désolée.
en tout cas ravie que le soldat n’exécute pas son rival par pure vengeance. cette histoire m’a plu.
à+.
claire
Mathilde était une de mes grand-mères. Mathilde aimait Pierre. Pierre est mort dans les tranchées. Mathilde n’a jamais oublié Pierre. Je n’oublierai jamais Mathilde.