La scène était illuminée, tout au fond de la salle obscure, quand le régisseur nous a fait pénétrer.
Jamais rentré dans un théâtre, très jeune homme et sans expérience, j’ai fait comme les autres et je me suis approché du bord de la scène.
Nous étions ainsi une quinzaine de photographes, debout, seules les têtes, cachées derrière les objectifs, dépassaient au raz du plancher.
Derrière nous les ténèbres et devant moi la magie d’un spectacle en construction.
J’ai sorti mon boîtier, enfin c’était celui de ma mère, un Minolta SR7, un réflex japonais à l’optique verte, de toute beauté, et j’ai regardé ce qui se passait dans la lumière. Les acteurs terminaient, ce soir-là, l’avant-dernière répétition, la costumière. Les lumières doivent apprivoiser les couleurs et les tissus…
Mais moi c’était mon premier reportage. Je venais d’être embauché comme apprenti dans une agence de presse, qui n’avait trouvé personne d’autre pour assurer cette pige. J’avais un peu peur de louper mes prises de vues. J’ai pris quelques images, les coudes sur le plancher, l’œil collé dans le viseur, quelques portraits d’acteurs dont je ne me souviens pas, bien sûr, en noir et blanc, sur de la pellicule de 400 asa, de la Kodak aux boîtiers jaunes.
Puis la répétition se termina. Le metteur en scène était content. Tout était prêt. Demain la répétition générale, ouverte aux critiques parisiens, puis plus tard les représentations, le public, peut-être un succès, peut-être un four, qu’importe, le travail de préparation, de mise en place, tout était fini. Il autorisa les photographes à monter sur la scène. Et l’auteur s’assit dans un canapé sur le côté du plateau, entouré de tous les comédiens. Nous devant, en mêlée de rugby, dans ces moments il faut faire vite, nous nous bousculions pour obtenir le bon cadre.
Je n’avais jamais fait cela. J’avais 17 ans et cette confusion me parut d’une incroyable violence. Mes confrères demandaient tous ensemble, mais les uns sur les autres, à l’un ou l’autre de regarder son objectif. En face cela les faisait rire. Pris dans la tourmente, je cadrais comme je pus et essayais, bousculé par des coups d’épaule, de prendre une image valable. Je changeais rapidement d’objectif pour un téléobjectif de 200 mm. Un visage, puis un autre, vite, vite, ils vont se lever et après ce sera trop tard. Dans mon viseur, je vis alors l’auteur de la pièce, très célèbre à l’époque, qui me regardait moi et qui, très gentiment, longuement, me faisait son plus beau sourire. Elle était ironique et tendre, mais ce sourire était pour moi, rien que pour moi. Je le savais très bien lorsque j’appuyais sur le déclencheur. Ma jeunesse et ma visible inexpérience de ces pratiques de brutes l’amusaient.
Développé, ce portrait ne trouva pas preneur et se perdit dans les archives de l’agence de presse de la rue Réaumur.
Maintenant, des années plus tard, je me souviens de ce sourire et je lui en suis toujours reconnaissant. Merci, Madame Françoise Sagan, je n’ai jamais beaucoup aimé vos livres mais votre sourire, ce soir de septembre 1966, je ne l’ai jamais oublié.
Caillou, 10 avril 2008
Françoise Sagan à St.Tropez en 1956 par Jeanloup Sieff