(Pour Anne…)
Je cueillais des jonquilles dans les sous-bois, près de l’Ariège.
Des jonquilles jaunes et des pulmonaires bleues, ces drôles de fleurs aux tiges épaisses et duveteuses. C’est un moyen pour moi de gagner un peu d’argent car le fleuriste de Lacroix les achète un euro les cinq. J’y vais tous les jours car il n’est pas long le temps des jonquilles. J’ai comme cela des petits boulots, un peu, tout au long de l’année mais surtout au printemps, des peintures, du jardinage… Mon allocation de retraite est tellement mince qu’une fois payés le loyer, l’électricité et tout le reste, il ne me reste plus grand-chose. Mais je ne vais pas me plaindre, cela ne sert à rien. Et puis, me plaindre à qui ? Il n’y a plus que moi qui m’écoute encore.
Les deux paniers de la bicyclette étaient déjà pleins, je finissais le cageot en bois que je voulais poser par-dessus, quand j’entendis un drôle de bruit sur la route de Goyrans, une sorte de raclement qui s’amplifiait. Quelqu’un marchait en traînant une valise à roulette sur du gravier. Il n’y a jamais personne sur cette route qui joint les coteaux aux rives de l’Ariège, avant d’atteindre le pont en-dessous de Clermont. Je n’y rencontre des promeneurs que les dimanches d’été. Je me rapprochais de mon vélo, sur le talus. Une femme arriva, marchant au milieu de la chaussée. Lorsqu’elle m’aperçut, elle sursauta, posa un instant sa valise, en fit le tour, changeant de main, puis reprit son chemin.
– Excusez-moi monsieur, il n’y a pas une fontaine par ici ? dit-elle en s’avançant.
Je pris mon cageot et le posais à l’arrière du vélo avec un sandow.
– Un peu plus haut. L’abreuvoir de Martin. Faut monter. Je passe devant, je vous montrerai.
Je ne pouvais pas en cueillir plus de toute façon et c’était mon chemin. Je poussais le vélo vers la côte. Le raclement reprit, très fort.
– Elle en fait du potin votre valise ! Vous allez où comme ça ?
Elle ne me répondit pas tout de suite. Le soleil commençait à taper bien fort, à dix heures du matin, pour un mois de mars. Elle avait l’air fatiguée et je ne comprenais pas d’où elle venait. Du pont de Clermont ? Mais pourquoi passer par les bois ?
Elle s’arrêta pour changer de main.
– Il y a bien un arrêt de bus là-haut ?
– Sur la route de Goyrans ? Oui, il y en a un, mais des bus il n’y en pas très souvent.
La route des coteaux c’était encore à une bonne trotte et tout en montée.
– Je ne suis pas pressée. Mais qu’est-ce que j’ai soif.
Nous arrivâmes à la fontaine. C’est une auge en pierre. Normalement il y coule un filet d’eau bien fraîche mais là, c’était totalement sec. Pas une goutte. Elle s’assit sur le rebord en pierre. Elle avait l’air désespérée.
– J’ai un peu de café, vous en voulez ?
– Merci.
On entendait les oiseaux dans les futaies.
Elle but. Je la regardais. C’était une femme de la ville, d’une cinquantaine d’années, petite et très mince, avec des mains fines, des boucles d’oreilles, des lunettes sans montures, mais je voyais bien qu’elle était habituée à marcher souvent. Elle avait un bonnet sur ses cheveux roux, coupés court, une tenue de sport, un pantalon de velours côtelé et des grosses chaussures de montagnes.
– Mais d’où venez-vous comme ça ?
– De loin !
Nous avons repris notre route sans dire un mot. Elle ne haletait pas, mais je voyais bien que cette valise l’énervait. Elle changeait de plus en plus souvent de main en rouspétant, pour elle-même.
Nous sommes arrivés au lacet, juste en-dessous de Goyrans et je lui montrais l’arbre isolé, tout en haut, sur la crête.
– Votre arrêt de bus est là-bas.
Sur la route, il y avait la camionnette de la gendarmerie. Je les connais bien. Ils se planquent pour verbaliser les excès de vitesse. Elle les vit et s’arrêta d’un seul coup puis se mit hors de leur vue derrière un énorme roncier.
Je l’entendis murmurer.
– Vous pouvez me rendre un service ?
– Dites toujours.
Elle me désigna la valise.
– C’est pour ce machin. Il faut que je le dépose à Toulouse et je n’ai pas de voiture !
Je haussais les épaules.
– Moi non plus.
– D’accord, mais si je vous la confie et vous paye l’aller et retour en bus, vous ne pourriez pas vous en charger pour moi ?
– Et qu’est-ce que je fais de mon vélo et de mes fleurs ?
– Vous les laissez ici, cachés dans le sous-bois, et quand vous revenez, vous reprenez votre route. De toute façon je peux vous donner de l’argent pour livrer cette valise.
Elle fouilla dans le petit sac qu’elle avait en bandoulière.
– J’ai cinq cents euros.
J’hésitais. Je devais livrer les jonquilles ce matin, sinon elles seraient défraîchies et ne vaudraient plus rien. D’un autre côté cela me rapportait une cinquantaine d’euros et j’avais bien envie d’en palper 500.
– C’est pressé votre affaire ?
– Oh non ! Cela peut attendre, mais je ne peux pas y aller moi-même. Je dois m’en aller.
– Et si je prends votre valise chez moi, j’habite juste au-dessus, et que je la livre demain matin ?
Elle me regarda droit dans les yeux. C’était juste une question de confiance.
– Je n’ai pas le choix.
Elle me tendit le fric et l’adresse dans le quartier des Minimes.
– Vous direz à Paul que c’est de la part de Violette.
Puis elle repartit vers l’Ariège, en me faisant un petit geste de la main.
– Je vous la livrerais demain matin.
Le lendemain, j’allais donc à Toulouse à l’adresse indiquée mais un immeuble neuf, une grande banque, venait d’y être érigé et je ne trouvais plus aucune trace d’un certain Paul. Je rentrais donc chez moi et, le soir, j’ouvris la valise.
Elle était pleine de brochures militantes, de propagande, de dossiers, de feuilles ronéotypées, de notes manuscrites, de fichiers de noms et d’adresses. Et et de livres d’une organisation politique marxiste-léniniste disparue depuis longtemps et dont les titres me paraissaient bizarres :
De la juste solution des contradictions au sein du peuple,
Vive la pensée Mao-Tsé-Toung,
Contribution au problème de la construction d’un parti marxiste-léniniste de type nouveau, De certaines questions fondamentales de la politique révolutionnaire du Parti du Travail d’Albanie pour le développement de la lutte de classe,
En avant, pour une démocratie populaire fondée sur la dictature du prolétariat!,
Denain, Longwy, Dunkerque… de la colère à la lutte…
J’avais de quoi allumer mon feu pour un bon bout de temps.
Caillou. 10 mars 2008