J’ai glissé dans la pente. J’ai glissé sur des feuilles mouillées dans le sous-bois. La forêt descend brusquement quand tu quittes la crête, un peu en dessous du col. Mais c’est beaucoup plus court pour atteindre le chemin dans la vallée. Sinon, si tu passes par le sentier, c’est 15 kilomètres pour passer par le village du haut avant de bifurquer. Et cette nuit-là je n’avais pas le temps. Le message reçu la veille était impératif. Ils ne pourraient pas arriver avant six heures et nous devions repasser le col avant le lever du soleil, vers huit heures en février. Alors en pleine nuit, avec ce ciel de matelas au-dessus de ma tête, pas un coin de lune, et seul le petit rayon lumineux de la frontale, c’était vraiment casse gueule.
Je me suis ramassé quelques mètres plus loin, contre un tronc d’arbre. J’étais trempé et le genou très douloureux. Je me suis relevé et j’ai continué en boitant. Merde ! Le chemin du retour allait être difficile. Je n’avais pas le moral. C’est alors que j’ai entendu le moteur du camion qui remontait le chemin, en contrebas. Lampe éteinte, j’ai continué à descendre d’arbre en arbre, en tâtonnant et sans faire de bruit. Je suis enfin arrivé sur le bas-côté et me suis glissé derrière le mur de la grange.
J’ai observé le camion frigorifique qui gravissait la pente. Il haletait péniblement puis s’est garé de l’autre côté du bâtiment. Attendre sans se montrer. Il vaut mieux être prudent. Mon prédécesseur s’est fait prendre par la PAF, il y a déjà 2 mois et je n’ai pas du tout l’intention de le suivre dans les prisons de la République. La porte de la cabine s’est ouverte, doucement et des pas ont fait crisser le gravier vers l’arrière. Le claquement de la porte arrière du camion et puis il y a eu la voix qui murmurait Descendez, on est arrivé. Et cette voix, je l’ai reconnue tout de suite! C’était celle de Mathieu, un copain de rugby de l’équipe de M. J’ai rigolé et fait le tour de la grange. J’avais toujours ce genou qui me tirait mais j’étais très content d’entendre une voix connue.
Il s’est retourné et m’a foutu la lumière de sa torche dans la tronche. On est tombé dans les bras l’un de l’autre dans un éclat de rire.
– Où tu as mis le ballon ?
– Je n’ai plus le temps de jouer, mais je suis bien content de te retrouver dans cette galère !
– Et moi donc ! Maintenant on joue à autre chose, pas vrai, vieux macho !
Derrière lui il y avait maintenant trois ombres silencieuses. Les gens descendus du camion. Mathieu m’as serré le bras puis il s’est retourné et m’a présenté.
– C’est votre passeur. Vous pouvez compter sur lui, c’est un vieux copain.
C’était un homme d’une quarantaine d’années accompagné d’une femme plus jeune et d’une jeune fille. Celle-ci a soufflé aux deux autres quelques mots dans une langue que je ne connaissais pas. Puis elle nous a demandé, dans un français un peu hésitant :
– Parents ne parlent pas langue. Moi peu. Vous parler anglais ?
J’ai répondu lentement et en articulant que nous n’aurions de toute façon ni le temps ni le souffle pour faire de grands discours.
Mathieu a sorti une gourde de peau et l’on a bu tous les cinq, debout, un peu de ce vin noir d’Aragon en mangeant du pain et des œufs durs.
– Ce sont des évadés de Pithiviers, des clandestins, une famille Azéris.
La jeune fille a dit, tout doucement :
– Plus compliqué ! Papa Azeri mais maman Arménienne. Chassés partout !
Nous ne savions pas quoi dire. Il y a eu un long silence puis elle a chuchoté :
– Moi, aujourd’hui… 17 ans !
Mathieu et moi avons chantonné : Joyeux anniversaire… Et l’on a rigolé, tous ensemble, de cette incompréhension et de ce contraste entre un anniversaire et une évasion.
Le vent s’est levé, tranquillement, apportant les odeurs du champ labouré d’en face. Les feuilles des arbres bruissaient doucement. Le ciel commençait déjà à pâlir vers l’Est. Alors j’ai fait signe qu’il fallait partir, ils ont pris leurs sacs à dos et les deux valises et j’ai serré mon copain dans mes bras.
– Tu pars tout de suite ?
– Et comment ! J’ai deux heures pour les passer de l’autre côté, et avec deux valises et mon genou, cela ne va pas être de la tarte !
Mathieu souriait, enfin je crois car je ne voyais pas son visage, mais des fois les sourires, on les entend.
– À bientôt sur le terrain alors ?
– Ce régime n’en a plus pour très longtemps, et dès qu’il est tombé, on se remet au rugby ?
Mathieu et moi on s’est embrassé.
– Tu peux prévenir le réseau pour qu’on nous attende de l’autre côté, vers 10 heures ?
– Bien sûr. Bonne route.
– Merci Camarade !
Caillou. 13 février 2008.