Pour Gaby, elle sait pourquoi…
– Madame Lacroix ? Oh j’ai toujours adoré vos romans !
Debout de l’autre côté de la table, elle me tend mon livre, paru deux mois plus tôt… Moi, assise derrière ma pile d’ouvrages, je prends le volume et en ouvre la page de garde.
– C’est pour vous ? À quel nom ?
– Christine. Oh, vous savez j’ai lu tous vos livres.
Comme je n’en avais écrit que deux et que le premier est un ouvrage touristique sur le Sud marocain, je me dis qu’elle doit confondre. Peut-être sera t-elle déçue, cette jeune femme si sage, lorsqu’elle découvrira plus tard, en me lisant, qu’elle m’a confondue avec une autre … Je ne lui dis rien. Je n’ai pas beaucoup de lecteurs cet après-midi et je me sens si seule dans la cohue de ce salon littéraire.
Je pends tout mon temps pour lui dédicacer son exemplaire.
Pour Christine, dans la complicité du douzième festival du Maghreb à Paris, puis avec ma belle signature en dessous je lui rends Le vent de l’Atlas.
J’ai encore pour une demi-heure à attendre puis je pourrais m’en aller. Je ne connais personne de ce côté de la table. Et de l’autre côté non plus !
Mon voisin de droite, un vieil ethnologue qui a, en arrivant, jeté un coup d’œil méprisant sur mon roman, m’a découragé de toute conversation, avec quelques réponses laconiques et désabusées. Et celui de gauche, un chevelu, a devant lui une véritable file d’attente et dessine des dédicaces à n’en plus finir sur la page de garde de ses BD.
Pas très rigolos ces salons mais pour se faire connaître un écrivain se doit d’y faire acte de présence. La table est longue et nous sommes tous assis, tout au long, des écrivains, un peu comme des putes le long des boulevards extérieurs. Il y a du bruit, des conversations, des annonces au micro… Dès fois, je rencontre des auteurs que j’apprécie, mais pas aujourd’hui.
Tout à l’heure je rentrerai chez moi. Il n’y aura plus personne à la maison. Je recommencerais à écrire, à faire la seule chose que je sais faire. Écrire pour oublier, comme d’autres boivent. Essayer d’oublier cet amour qui fout le camp, cette déchirure, cette absence que je sais définitive d’un homme que j’ai aimé et que je n’aime plus vraiment. Oublier cet homme qui part, et me laisse seule, alors que je ne sais plus ce que je veux et où je vais. Je dois changer, changer complètement mais peut-on changer sans se perdre?
Assis à contresens, le paysage de la banlieue s’enfuit au loin. Bientôt la nuit tombera sur la ville mais je serai parti, très loin, vers le sud, vers Toulouse, puis, dans deux jours, Sète, le bateau, Essaouira et ma maison, là-bas, au bord de l’océan. J’y retrouverai mon pays de vent et de vagues, mon pays lointain, quitté depuis huit ans, huit années d’exils…
Dans le compartiment, nous sommes trois.
À ma droite, un homme, un Français, bien habillé, qui dort, la tête contre la vitre du côté du couloir. Lorsqu’il est monté, il n’a rien dit en entrant, même pas bonsoir, puis il a posé sa valise au-dessus, et il s’est endormi, tout de suite. En face de moi, un jeune à cheveux longs, blanc lui aussi, qui rêvasse en regardant le paysage, mouillé, de l’autre côté de la fenêtre, son sac à dos sur la banquette. Et puis moi, qui n’ai aucun bagage, et qui file, le dos tourné au sens du train. Lui regarde l’avenir, ce qui l’attend. Moi, ce que je vois de ce pays c’est déjà le passé, ce que nous avons traversé, ce qui s’enfuit. La Loire, immense, que l’on traverse, puis les futaies de Sologne. Bientôt il fera nuit noire.
Le jeune homme est monté à Orléans. Il a dit bonjour, nous avons échangé un sourire, et puis il s’est plongé dans la lecture d’un livre et je n’ai plus entendu le son de sa voix. Ce n’est pas un train rapide. C’est un vieux train de nuit aux multiples escales.
Qu’est-ce qu’elle fait ce soir ? Pour la première fois depuis novembre, elle restera seule dans son grand appartement désert d’intellectuelle, avec tous ses livres un peu partout, les abat-jour qui font des taches de lumière, son bureau couvert de papiers, de notes, de dictionnaires, de feuilles et son sacro-saint ordinateur portable. Est-ce qu’elle écoute le disque de Brahms ? Est-ce qu’elle pleure ? Est-ce qu’elle pense encore à moi ?
Tout à l’heure sur le quai, elle avait, dans son imperméable gris, les larmes aux yeux. Je l’ai tellement aimée, et sais bien que je ne la reverrais plus ! Je la laisse derrière moi, et je reviens au pays. C’est fini la France. C’est fini l’amour.
Je ne suis plus du tout celui qui est parti, il y a huit ans !
Mais si je sais où je vais, je ne sais plus du tout ce que je veux. Peut-on changer sans se perdre?
Caillou. 29 février 2008