Pierre sortait chaque matin de la bouche de métro et remontait la rue pavée qui longeait les voies ferrées, jusqu’à la passerelle. Chaque matin, depuis treize ans, le même chemin : de son appartement de la rue Roger Salengro à l’immeuble de la Weit où il travaillait comme archiviste. Qu’il pleuve ou qu’il vente, l’hiver dans la nuit ou l’été sous les frondaisons, le même parcours, à la minute près, jamais en retard, pour aller s’enterrer la plus grande partie de la journée dans le sous-sol des archives où il passait toute la journée seul, classant interminablement les courriers et les dossiers arrivants.
À midi il se faisait réchauffer son repas au micro-onde, il écoutait la radio, puis il reprenait son activité jusqu’au soir. Il ne voyait jamais personne. Puis, le soir venu, il repartait vers le deux-pièces cuisine où personne ne l’attendait plus depuis le décès de Catherine. Allant de nulle part vers nulle part ce n’était pour lui qu’un déplacement. Le même trajet, la passerelle, les voies ferrées, la bouche de métro… Au passage il prenait le journal gratuit dans le distributeur. Pour sa soirée sans surprise, dans la rame du métro, il ne lisait, sans illusion, que la page télévision.
Les enfants, partis depuis plusieurs années, avaient construit leurs vies. Il revoyait parfois l’aîné, Michel, à l’occasion, des dimanches d’été. Par contre sa fille, Virginie, vivait aux États-Unis, à San Francisco et ne lui envoyait que de rares cartes postales. De son voyage du matin Pierre espérait chaque jour un changement, une variation, même minime, qui ferait de sa journée une journée pas comme les autres. Essayer, encore une fois, de rentrer en contact avec le monde. Pourtant chaque élément en était marqué dans son esprit. Il ne le voyait plus. Seule la passerelle, longue de plusieurs centaines de mètres, et qui ressemblait à celle où Jeanne Moreau court devant « Jules et Jim », éveillait encore sa curiosité. Chaque matin il prenait plaisir, tout en marchant sans s’arrêter, à regarder les trains qui roulaient en dessous, les quais, les lignes qui fuyaient vers l’horizon, vers l’Est, vers la province, vers l’inconnu. Des trains qu’il ne prendrait sans doute jamais. Le front buté du quotidien.
Pierre était un grand dormeur. Ses nuits, peuplées de rêves, étaient plus grandes et plus belles que ses jours. Il y revoyait très souvent Catherine, les enfants, mais aussi sa mère… Et, depuis plusieurs mois, il faisait très souvent le même rêve :
Je m’engage sur la passerelle de fer, mais ce n’est la même. Seul le chemin tout droit passant par-dessus les rails est identique. La passerelle de fer, rouillée, grise et triste de la réalité se couvre de fleurs de toutes les couleurs, elle se transforme en un paradis de verdure. Des jeunes gens arrivent à ma rencontre. Ils viennent des deux escaliers qui desservent les quais mais ne sont pas pressés comme le sont les voyageurs matinaux et surtout ils me regardent en souriant. Habillés comme leurs doubles réels ils ont une démarche bien différente, nonchalante et pleine de grâce qui les fait ressembler à des danseurs interprétant des rôles. Et puis ils sont beaux. Ils ne me disent rien mais ils m’entourent et me suivent comme si j’étais un des leurs. Vers la moitié de mon trajet sur cette passerelle, coupée du monde, surplombant les fumées blanches des trains à vapeur de mon enfance, nous sommes maintenant plusieurs dizaines à marcher, à danser, vers l’autre rive. Et je vois apparaître là-bas, montant l’escalier d’abord les visages puis les bras, puis entièrement mon épouse qui me regarde, heureuse en me tendant les bras, les enfants, mes parents, tous de l’autre côté m’attendant… Mais c’est alors qu’un train passe en dessous très rapidement et son cri me réveille et je sors de la nuit et mon rêve s’évanouit.
Pierre, à la fin de l’hiver, se mit à tousser. Il essaya bien pendant deux jours de continuer à travailler, mais la fièvre était telle qu’il allât consulter le médecin de son quartier, qui lui fit prendre quelques jours de congé maladie. Pierre rentra chez lui avec des médicaments et il se coucha, attendant que cette maladie le laisse tranquille. Il avait de la fièvre. Il ne parvenait plus à lire. Mais ce qui ne devait durer que quelques jours devint plus grave. Il continua à tousser et à trembler de froid sous l’énorme couette, son pyjama trempé de sueur. Il ne pouvait plus se débrouiller tout seul. Le médecin revint. L’air inquiet il proposa l’hospitalisation. Pierre refusa. Il ne voulait en aucun cas quitter son appartement. Le toubib passa plusieurs coups de téléphone et une femme d’une association de quartier vint alors deux fois par jour lui préparer ses repas.
Allongé dans sa chambre un peu sombre, il regardait souvent la pluie tomber de l’autre côté des vitres. Le ciel gris, par-dessus les toits, était plombé et bas. Seule la radio en sourdine, sur le meuble de chevet, peuplait sa solitude. Heureusement qu’il n’avait pas mal. Il devint de plus en plus faible, ne parvenant presque plus à se lever pour aller pisser. Dix jours passèrent ainsi sans amélioration de son état.
Je revois, sur le quai, en dessous de moi, le visage de mon aimée. Elle me suit du regard, le visage tourné vers la lumière. Elle me reconnaît. Elle rit en me faisant ce petit geste de la main, une sorte de signe qui veut dire «je suis là !». Je veux la rejoindre, mais la foule m’entraîne vers l’autre bout de la passerelle.
Lors de sa troisième visite, le docteur ne lui laissa plus le choix et Pierre fut transporté dans une clinique, de l’autre côté du fleuve. Il fut installé dans une chambre, seul, avec son petit transistor. Pierre dormait beaucoup, ne sachant plus quelle était l’heure de la journée lorsqu’il se réveillait. La pluie toujours, le ciel qui n’en finissait pas de tomber sur la ville. Les infirmières le réveillaient pour changer le goutte-à-goutte, vérifier son état. Celui-ci s’aggravait de jour en jour. On lui demanda les coordonnées de ses enfants. Il demanda d’une voix tremblante son calepin, dans la poche de sa veste, suspendue dans le placard… Elles appelèrent son fils. Celui-ci alerta sa sœur américaine…
Il y a tellement de fleurs écloses partout, sur les montants de fer, que ce n’est même plus possible de voir le chemin que dessine la passerelle. Elle est devenue elle-même végétale. Tout autour de moi les rires et les chants de mes compagnons m’entraînent et nous passons par-dessus les prairies, par-dessus la rivière argentée.
Dans un dernier réveil, entre de longues périodes de sommeil, il reconnut, pelotonnée dans un fauteuil à côté de son lit, sa fille qu’il n’avait pas revue depuis trois ans. Elle dormait. Son fils entra doucement dans la chambre. C’était la nuit. Tout lui parut calme et reposé, réconcilié, normal. Il sourit tout doucement à Michel, et lui murmura à l’oreille «ne réveilles pas ta sœur» puis il se rendormit.
Je suis enfin parvenu à l’autre bout du monde et Catherine m’enlace. Je la serre dans mes bras comme nous le faisions quand nous avions vingt ans. Nous nous retournons vers la passerelle de fer qui redevient telle qu’elle a toujours été. Puis Catherine m’entraîne et je descends l’escalier de pierre recouvert de mousses. Nous pénétrons dans le jardin.
Caillou. 26 janvier 2008
relu avec la même émotion. bises,
Claire