Alger 1961-10 février 1962
Carte postale: Alger. Vers la mer…
En 1954, ma mère, Madeleine vit à Paris, dans le XIe Le couple se sépare et nous partons vivre en Suisse, à Bâle, à Lucerne, puis de nouveau à Bâle. En 1960 elle retourne en France et achète un appartement à Sarcelles, dans le nord de la banlieue parisienne.
Pendant toutes ces années elle reçoit des lettres de sa famille algérienne.
Principalement de sa grand-mère, de quatre-vingts ans, qui signe souvent Mamichka, qui vivait en plein cœur d’Alger, place du Gouvernement, juste en dessous de la Casbah. Mais aussi de son frère Pierre, pilote dans le port de Mostaganem, d’une tantoune, l’amie de sa tante paternelle, d’une amie d’enfance, Francine, professeur de philosophie du Cap-Matifou. D’autres parents, plus éloignés, ou d’amis, écrivent également. D’autres lettres d’Algérie arrivent aussi pendant l’année 1962, mais elles sont adressées à la grand-mère, venue vivre avec nous à Sarcelles.
Madeleine, vivant à Paris depuis 1947, a vécu douloureusement toute cette période. Non pas pour l’Algérie Française dont elle pensait qu’elle n’avait pas d’avenir, mais pour l’Algérie tout court et les drames qui touchaient, là-bas, sa famille et ses proches.
De toute cette correspondance privée, je ne donne que des extraits concernant les événements en Algérie. Mais je donne à lire ces extraits parce qu’ils parlent d’un état d’esprit qui évolue…
De même qu’il n’y a pas un seul peuple pied-noir, rendu caricatural par les simplifications historiques, mais de multiples individus de différentes classes, pays et origines, il n’y a pas non plus une pensée figée, mais un inconscient collectif qui va évoluer considérablement entre 1954 et 1962.
Les dates pour comprendre la période:
1961
- 8 janvier : la politique Algérienne de de Gaulle est approuvée par référendum, le « Oui » obtient 75,25 % des suffrages exprimés en métropole et 69,09 % en Algérie.
- 10 janvier : Série d’attentats de l’OAS.
- 21-22 avril : Le putsch des généraux d’Alger.
- 20 mai : Ouverture de la conférence d’Evian.
- 17-18 octobre : Répression de la manifestation des algériens à Paris; plusieurs centaines de victimes.
- 1er novembre : La journée de l’indépendance organisée par le FLN en Algérie provoque la mort de 100 personnes.
1962
- En janvier : nombreux plasticages de l’OAS à Paris.
- 8 février : manifestation contre l’OAS au métro charonne: 8 morts.
- 13 février : enterrement des victimes de Charonne. Un million de manifestants au cimetière du Père Lachaise.
- 18 mars : signature des accords d’Évian. Fin de la guerre d’Algérie.
Alger le 15 février 1961.
Ma chérie.
[…] L’on ne sait où l’on sera demain. Loger dans quelques caves ? Ou une mansarde sous les toits s’il en reste. Moi ma place est à El Ahia, près de Tonton et pas trop loin de maman. L’on construit une cité […] pour loger le Gvt Général et les fonctionnaires en attendant leur (rapatriement ?) en métropole car il faudra céder la place à nos vainqueurs […] Ta Mamichka.Une lettre datée du 27 avril. (1961)
Mad chérie. Je sais, tu t’attends à une lettre sur les “événements”… mais ces 5 jours ont été, pour moi, bien d’autres “événements”. Donc, en vitesse, période affreuse. Nous étions tous persuadés que ça durerait des mois, au moins un mois. Ruée sur les provisions alimentaires. On ne peut plus retirer que 5000 anciens francs à la fois à la Poste – c’est la fin du mois – Les 3/4 des gens ricanent : “on leur a fait peur aux Parisiens !”… On se retient à 4 pour ne pas leur casser la gueule. Pas échangé un mot avec les collègues […] pendant 4 jours. Les gosses tout tourneboulés. Travailler devient un enfer.
Phil menacé d’être arrêté; non-signataire, bien sur !, de la motion des 32 (sur 50 dont une dizaine de pro-fellaghas déclarés, tu vois ce qui reste !) conseillers généraux. Puis la fin, brutale, la déconfiture des gens qui trouvent encore le courage de ricaner, et se lamentent – c’est la meilleure – que ce “De Gaulle” “ait réussi à monter les Arabes contre les Européens d’Algérie !” Tu permets que j’arrête là ? Tu ne me reprocheras pas dans ces circonstances “historiques” de ne pas jouer les historiens ? Je ne rajouterais qu’une seule chose c’est que je ne partage pas, quant à moi, les belles conclusions optimistes de la plupart des journaux parisiens, (prestige de De Gaulle renforcé, négociations facilitées etc. ) Au contraire, il est devenu bien plus difficile aux gens de bonne volonté qui, ici, étaient prêts à voter pour faire du bon travail et éviter la congolisation, de se faire admettre. […]
Francine.
Alger le 24 mai 1961.
Ma chérie, mon petit Marc.
[…] Je ne sais comment cela va s’arranger avec le FLN ? Quand sera t’on fixé ? Je ne sais comment tu vas lire ma lettre. Je n’y vois presque plus. […] Ah si je voyais un peu plus je prendrais l’avion avec le peu d’argent qui me reste et irais vers toi malgré ta petite chambre. J’ai peur en me suicidant d’être enterrée dans un coin trop éloigné de Tonton. Avec le peu d’argent qui me reste, j’aurais voulu être enterrée près de lui. Dès que je n’aurai plus d’argent je disparaîtrai. J’aurais voulu voir comment va finir notre Algérie. Les attentats et les bombes pleuvent pour l’instant. Il n’en tomberait pas une sur ma vieille maison qui m’envoie là où je veux aller […] Je t’embrasse. Ta pauvre Mamichka.
Le 28 juin Alger
Il se prépare pour l’Algérie, Debré doit en parler demain, des événements qui causeront du désespoir aux Algériens. Plus de la moitié partiront en France. Même si j’allais dans ta petite chambre en attendant je ne pourrai pas partir sans aide. […] Mamichka.
Alger le 9/8/61
Ma chérie, mon petit Marc. […] Je ne crois pas passer l’hiver. Je suis trop fatiguée. Je serai heureuse de pouvoir aller jusqu’en automne afin de pouvoir dormir près de mon fils. Ma vie passe en espoir et en désespoir. Espoir d’aller vers toi et désespoir de sentir que je n’y arriverai pas […] Il y a longtemps que je n’ai plus ma locataire qui s’est mariée. Plus personne n’a voulu venir dans ce coin que l’on trouve dangereux. Je vous embrasse tous deux. Ta Mamichka.
Alger le 24/8/61
.. Je ne comprends plus la vie et les gens. Je suis là à manger le peu d’argent que je possède alors qu’il te serait plus utile là-bas…. Je ne voudrais pas que tu connaisses cette solitude un jour. C’est le lot de beaucoup de vieillards sans famille. Je n’en puis plus et la fin serait la bienvenue […] Mamichka.
Alger le 27/8/1961
Ma chérie. Voilà ta Mamichka de nouveau derrière ses carreaux derrière lesquels elle ne voit que des silhouettes. […] Bientôt il sera trop tard et ce seront les fellaghas qui auront tout, avec ma peau. Tu penses ma malle toute seule sans défense, elle a peut-être de l’argent. Quelle aubaine, Ma pauvre chérie à quelle époque vivons nous ? Quand je pense que Paris peut être menacé aussi à cause de ce Berlin. C’est fou ! On ne peut empêcher Kroutchev de faire ce qu’il veut. Ici avec Bizerte (un mot illisible) et sa fin tragique va ramener (illisible). J’ai encore du Gardénal dans ma pharmacie. Avec mes yeux actuellement je ne peux sortir seule. […] Je t’embrasse mille fois, ma chérie. Ta Mamichka.
Alger le 1er septembre 1961
Ma chérie mon petit Marc.
J’espère que vous n’avez pas trop froid. Ici il fait un soleil (illisible) heureusement pour mes carreaux cassés que je ne peux pas faire remplacer. […] C’est la ruine pour tout le monde. Mon proprio, après avoir été ruiné par les fellagas vient d’être gratifié de 2 balles dans à la tête, s’en sortira-t-il? Mes yeux ne vont pas ce matin ma chérie, et j’ai bien peur de te donner une grand-mère aveugle avant peu. D’ailleurs rien ne va en ce moment, mon coeur aussi fait des siennes et mes forces déclinent. Je n’ai pas revu papa depuis trois ou quatre semaines. A-t-il peur lui aussi de venir place du Gouvernement ? Quelle vieillesse! Quelle vieillesse que je n’ai pas mérité. Pourquoi vivre si vieux ? Depuis Kouba j’ai pu mesurer la méchanceté humaine ! […] Où en es-tu de ton déménagement? Je suis là, avec mes deux malles et ma maison, presque vide. C’est vraiment la fin des haricots, comme disait Françoise, qui est bien où elle est ainsi que Tonton. Je vous embrasse tous deux avec toute mon affection. Votre Mamichka qui ne voit plus guère.
Alger le 11/9/61
J’ai bien reçu vos 2 lettres, mais je n’ai pas pu y répondre étant trop malade. […] Pour comble de malheur, j’ai eu mes carreaux cassés par une charge de plastic au milieu de la place du Gvt qui a détruit un kiosque à gâteaux tenu par un Arabe. Et il commence à faire froid. En sortant de maladie,c ‘est fait pour vous remettre. Berthe n’ose pas venir le soir, c’est dangereux. […] Tant pis, c’est peut-être mieux ainsi, je saurai faire le geste libérateur. […] Je vous embrasse mille fois Marc et toi. Votre Mamichka.
Alger le 12/9/1961
Ma chérie mon petit Marc….
Tout le monde fait ses bagages. Moi je ne peux même pas aller à la poste avec ma vue si faible. Je me ferais écraser avec ce millier de voitures sur mon passage où rien n’est réglementé, surtout dans mon quartier. Je suis entourée de plastic et de grenades et n’ose plus sortir de chez moi à moins que J.P. ne m’accompagne. Il m’a fallu errer de bureau en bureau pour refaire ma carte d’identité […] Tu sais, à 85 ans, j’ai eu le temps de mesurer toutes les méchancetés de la vie, et il me tarde de la quitter. […] Maintenant il est trop tard et ne suit plus bonne à rien, même pas un œuf sur le plat.[…]
Ta Mamichka qui ne regrette plus rien.
Alger le 27 septembre 1961.
Ton copain Bernard est passé me voir en route pour le Sahara. Il a l’espoir d’en revenir et me prendre en passant avec mes 2 valises et la malle que je voudrais…
Je crains qu’il ne lui arrive malheur là-bas et je lui ai dit : “n’allez pas vous faire tuer pour le pétrole. Partez avant que la situation ne soit désespérée”. Après le discours de De Gaulle lundi, je ne sais ce qui va se passer. Peut-être une grève de toute l’alimentation. Moi qui ne peux même pas aller acheter mon pain, et pas un ami qui osera venir dans mon quartier, tu parles d’une situation. Enfin, qui vivra verra. Je vois que Paris est bien menacé aussi… Mamichka.
Alger le 9/10/61.
Ma chérie, mon petit Marc.
Je me fais vieille mon petit, Mostaganem est loin d’Alger, c’est tout un voyage pour venir me chercher. Et mes bagages une malle et trois valises! En ce moment les docks sont encombrés de choses qui ne partent pas et qui peut-être seront perdues. C’est une pagaille en ce moment avec tous ces gens qui partent. […] Je vous embrasse mille fois tous les deux, votre Mamichka.
Alger le 20/10.1961
Ma chérie.
Espérons que je conserverai la vue qui me reste. Pour le transport de mes 2 malles et mon voyage en caravelle, il me manque quelqu’un pour m’accompagner. Ce n’est pas la saison des départs. J’entends à la radio qu’il y a à Paris 2° au-dessous de zéro. Ici il fait froid aussi après trois jours et les 4 carreaux qui me manquent, et que j’ai bouché avec du papier de nylon double, laissent passer un peu de vent du nord auquel je suis exposée. Enfin ça ne durera pas malgré que nous ne soyons qu’à Noël que nous passerons tous seuls et pas avec vous deux comme je le désirerai. Ma pauvre chérie, on a un tas de déceptions comme cela en ce moment où rien n’est facile et où tout coûte un prix fou […] Ah si je pouvais partir seule, mais c’est Orly qui m’effraie et un peu le froid. Je vois que beaucoup de personnes âgées meurent de congestion par le froid. Je ne voudrais pas te donner cet ennui, pauvrette. […] Tu ne peux savoir ce que je me déplais dans cet appartement à moitié vide et sens dessus dessous. JP doit m’aider à l’expédition de mes malles Il a mis dessus ton adresse à Sarcelles et nous emmènera à l’aérodrome de Maison Blanche. […] Votre Mamichka qui vous embrasse de toutes ses forces.
PS : Sarcelles est -il loin d’Orly ?
Carte postale: Mostaganem
Mostaganem, le 8 novembre 1961
Chère petite sœur, […] Je viens d’écrire à la grand-mère, au sujet de son départ pour Paris. […] Si elle se décide à aller te rejoindre, j’en serai heureux car […] je n’aime pas la savoir seule place du Gouvernement. Je lui enverrai les sous du billet dès que tout sera prêt et JP n’aura qu’à l’accompagner à l’aérodrome.[…] J’espère que la grand-mère est prête à liquider définitivement son appartement, même sans en retirer aucun profit ? Qu’elle ne pense surtout pas qu’elle puisse aller et venir tous les 6 mois entre Paris et Alger à 86 ans! Si elle va te rejoindre ce sera définitivement, et là est toute l’affaire.[…] Je ne pourrais personnellement pas me rendre à Alger avant le printemps car un de mes collègues ayant pris sa retraite, je n’ai guère la possibilité de m’absenter, même pour me rendre à Oran.
[…] À bientôt j’espère et avec toute ma grande affection.
Pierre
Alger le 16 novembre 1961. (son gendre) a été très gentil. Il m’a dit : «nous partirons tous deux en avril à moins que je ne me débarrasse de tout mon atelier avant mars […] Un petit espoir que les Français resteront en Algérie. Et puis il fait froid pour nous en ce moment. Il m’a mis du plastique à mes fenêtres brisées […] Votre Mamichka qui vous aime.
Mostaganem, le 29 novembre 1961
Chère mémé. Voilà le mois de novembre terminé. Nous sommes toujours deux pilotes (le troisième ne rentrera en service que fin janvier) et nous avons beaucoup de travail. […] À la première occasion, mais pas avant février naturellement, j’irai te voir à Alger, avant ton départ pour Paris.[…] Nous n’allons presque plus à Oran et n’avons pas revu les B. Le soir, tout le monde est à la maison à cause du couvre feu (sauf moi, évidemment qui a un laissez-passer). Pierre.
Alger le 3 décembre 1961.
Cela va mieux ma chérie, si on ne me tue pas je ne mourais jamais.
Vite habite ton logement à Sarcelles que je puisse t’envoyer mes 2 malles qui sont prêtes […] JP s’occupera de mon permis de sortir d’Alger. Envoies-moi un certificat d’hébergement […] Lis bien ma lettre et écoutes moi, je veux descendre directement dans ton appartement de Sarcelles. Car je ne puis trop me fatiguer avant d’être chez toi afin de pouvoir bien t’aider. Mamichka.
Mostaganem le 8 décembre 1961
Ma petite mémé. Je suis très heureux que tu ailles rejoindre Mady et, comme promis, je te paierai le voyage avion. Pour les bagages prends l’annuaire du téléphone et demande au premier transitaire du quartier de s’en occuper avec prise à domicile, ce n’est pas plus compliqué et je paierai aussi. Mais toi, par contre, tu n’as pas répondu directement à ma question. Que comptes-tu faire de ton appartement? Je te le répète: laisse tomber ton locataire et ton propriétaire, qu’ils aillent se faire pendre ailleurs. Surtout ne pars pas pour Paris avec ce boulet d’appartement aux pieds et un loyer à payer inutilement. […] Nous t’embrassons de tout notre cœur. Pierre.
Mostaganem 27 décembre 1961
Chère grand-mère. Voilà donc l’année terminée. Au début 61 nous nous attendions au pire! Que sera 62? […] J’ai toujours beaucoup de travail au port car nous ne sommes pas encore trois pilotes. […] Mon collègue S. commence à parler également de départ et il se pourrait très bien qu’un nouveau concours ait lieu […]ce qui m’obligera une fois de plus à passer un nouvel hiver très chargé. Enfin nous verrons bien d’ici là! D’autant qu’il y a des choses beaucoup plus importantes. […] Pierre.
Alger, le 1er janvier 1962
Ma chérie, mon petit Marc. Penses-tu vraiment que je puisse aller seule à Paris? J’en suis bien incapable. Il y a 6 mois depuis mon retour de Kouba que je n’ai mis les pieds dans la rue à cause de mes yeux. Si je butais sur un pavé ou un trottoir je tomberais à terre. Je ne vais même pas acheter mon pain. Je n’ai pas revu papa et JP n’est pas venu depuis 15 jours. Je les attends en vain. […] Je ne sais comment va la poste, je n’ai vu ta lettre hier qu’en même temps qu’une de Pierre qui me demande si je partirai seule. Je lui ai répondu non, naturellement. Aller seule, c’est le rêve, mais je sens qu’il m’arriverait un accident et je ne veux pas vous embêter à ce point là. Ma maison se vide. Personne n’achète plus rien et j’ai pas mal de vieilleries que je laisserai, que j’aille à Paris ou à El Alhia (cimetière). […] Peut-être trouverais-je quelqu’un qui voudra bien accompagner une grand-mère qui ne lui donnera pas beaucoup de mal. Patiente ma chérie, avec le beau temps tout ira peut-être mieux. L’on vit ici comme des abrutis. On ne voit que des gens désespérés qui se feraient (illisible) tuer pour dire ce qu’ils pensent. Je ne sais ce que sont devenus Marie et Jacques, je ne te dis pas le nom. (Par prudence au cas où sa lettre serait lue ?) Je suis malade d’ennui de ne plus pouvoir faire ce que je veux […] Votre mémé vous embrasse mille fois.
Carte postale: Alger. La jetée
Mostaganem 11 janvier 1962
Ma chère grand-mère. Il ne faut pas te faire tant de mauvais sang au sujet de ton départ pour Paris. Je comprends parfaitement qu’à ton âge, prenant l’avion pour la première fois, tu appréhendes ce voyage, mais je t’assure bien que tu seras au contraire magnifiquement surprise. As-tu expédié comme je te l’ai recommandé tes bagages et affaires par un transporteur spécialisé dans ce genre de choses? Si tu ne l’as pas encore fait, n’attends pas le dernier moment. Surtout, n’attends ni papa ni personne pour transporter ces malles par un autre moyen, sous prétexte de faire des économies. Tu n’auras qu’à simplement une fois à Paris, m’envoyer la note. Emporte 25 à 30 Kg avec toi dans l’avion. […] As-tu fait le nécessaire pour avoir ton autorisation de voyage? […]
Pour l’avion, rien de plus simple:
1° Un coup de fil pour retenir ta place le jour qu’il conviendra à JP pour t’amener à l’aérodrome et à Mady pour venir te prendre. Un samedi ou un dimanche par exemple puisqu’ils sont libres tous les deux.
2° B. passe payer ta place à n’importe quelle heure puisqu’il y a une permanence à Air-France ou Air-Algérie (Je t’enverrais les sous avant ou après, comme tu voudras.)
3° JP t’amène à l’aérodrome, demande l’autorisation de t’accompagner jusqu’à l’avion, (autorisation qui lui sera, vu ton âge, accordée immédiatement) et te remets entre les mains d’une hôtesse de l’air toujours très aimable, qui s’occupera de toi autant que tu le voudras.
D’ailleurs une fois assise dans un bon fauteuil, tu n’as plus à bouger ni à t’occuper de rien. Quelques heures après l’hôtesse de l’air te remettra elle-même directement dans les bras de Mady et tu rigoleras encore du mauvais sang que tu te seras fait avant de partir.
D’autre part, ma petite grand-mère, je voudrais bien que tu n’attendes pas après Pierre, Paul ou Jacques pour partir pour Paris. Les événements risquent de se précipiter et puisque tu as pris cette décision, liquide tout et fiche le camp le plus vite possible. Ne compte pas sur papa (son gendre) qui ne sait même pas encore s’il partira pour la France à Paques ou à la Trinité.
Crois-moi, ce voyage en avion est d’une simplicité enfantine et tu n’as besoin de personne, hormis JP pour t’accompagner en voiture à l’aérodrome. J’espère que ta prochaine lettre me fixera définitivement sur la date de ton départ.[…]
PierreSt. Paul de Jarrat le 16 janvier 1962.
[…] St. Paul de Jarrat comprend pas mal d’Algériens, de Marocains etc. (Elle parle de rapatriés européens, pas d’Arabes). Nous avons près de nous les R, les H., les M. et Jean, frères de Reine, puis nous avons les S. (G.F.) une amie de ta mère. Nous sommes bien entourées. J’apprécie ce voisinage. Quand tantoune a été si souffrante c’était à qui me ferait les commissions.À Toulouse, les Algérois pullulent; entre autres Mme S. que tu as connue, les D., cousins germains de ton père et de tantoune […] De ton père pas grande nouvelle. Il a dû reprendre en main atelier et magasin puisque son gérant a repris sa liberté. C’est qu’en ce moment, rien ne marche à Alger. Comment cela finira-t-il ? […] Fais pour nous une grosse bise à Marc. Pour toi ma chérie, toute notre grande affection. Tantoune.
Alger le 18 janvier 1962
…Cela va de mal en pis. On ne sait plus où s’approvisionner. À Mostaganem, il s’est passé des choses terribles. Je tremble pour Pierre qui à 4 h du matin est obligé de traverser la ville pour aller au Port. Il m’écrit “mémé, je me fais du souci pour toi, pars chez Mady le plus vite possible. Ne compte sur personne, va-t’en seule, ni papa ni personne d’autre”. À Kouba, Ruisseau, Bormandreiss, Blaret, ce fut affreux, paraît-il. Je n’ai pas revu JP. J’ai peur pour lui, pour les petites, car c’est son passage journalier. Il a peur de la place du gouvernement. Il se passe moins de choses qu’ailleurs.
Le mari de Jeannette s’occupe de mon permis de sortie. Cela devient compliqué. Je te dirai si ton certificat d’hébergement doit être paraphé par le commissariat de ton quartier. Ne t’en fais pas pour moi, je vais me débrouiller comme je pourrai. Lorsque je serai prête, je t’enverrai un télégramme afin que tu m’attendes à Orly à 1 h de la caravelle. Si ton amie ne pouvait venir avec vous, viens avec un taxi coûte que coûte mais ne me laisse pas en panne à Orly. Je ne sais ce que je deviendrai. Lis bien ma lettre. Tu ne réponds jamais à ce que je te demande. Je vais voyager avec de l’argent, j’ai peur qu’il m’arrive un malaise. C’est pour cela que j’ai peur d’aller seule à mon âge. À bientôt ma chérie. Je vous embrasse tous deux mille fois. Mamichka.
Puis trois lettres de toi que j’ai retrouvées, dans les affaires de la mamie:
Mercredi matin 8H30
Oui, ma petite Mamichka chérie, tu as une tête formidable et un courage que j’admire. Tout le monde ici, depuis que j’en parle, savait que j’avais une grand-mère extraordinaire, mais c’est maintenant qu’on en a la preuve. Bien des jeunes auraient abandonné au milieu des difficultés de toutes sortes dans lesquelles tu te débats. Toi, tu te défends comme un lion, et tu vas voir que bientôt tous les soucis seront finis. Nous allons être tellement heureux tous les trois que tu oublieras vite. […] Ce qui m’inquiète davantage, c’est ton visa de sortie. Comment se fait-il que ce soit si long puisque tu as plus de 60 ans. Qu’est ce ça peut leur fiche de te laisser partir? […] J’espère au moins qu’après cela, tu n’auras pas de difficulté pour avoir une place en avion. Ce serait le comble!
À ce propos, je voulais te dire qu’il n’est pas indispensable d’arriver un dimanche si tu ne peux obtenir de place pour ce jour-là. Je demanderai ma journée au bureau quel que soit le jour de ton arrivée, et pour une grand-mère d’Algérie personne ne pourra me le refuser. Denise aussi pourra se libérer.
Cette fois je me sauve car je t’écris en fraude du bureau «tout de suite, tout de suite» et j’ai un travail fou qui m’attend. Plus que le temps de te faire une énorme bise et de te dire à bientôt, à tout à l’heure, ma petite Mamichka et ne t’en fais pas: tout ira bien Tout sera bientôt terminé et je t’assure bien que nous comptons tellement te payer de tous tes tracas que tout ce qui te restera c’est la fierté de t’être montrée forte et courageuse. Toute la maison, Marc, le chat, Denise et moi t’attendons de toutes nos forces. Mad.
(25 Janvier 1962)
Ma petite Mamichka chérie
Tu ne peux pas savoir comme je suis contente. Enfin, tu arrives! Je t’attends ferme pour le 4 février. Denise et moi serons à l’arrivée à Orly avant l’arrivée de l’avion et tu n’auras rien à faire qu’à te trouver dans mes bras, avant même d’avoir réalisé que tu avais quitté Alger. […] Je suis folle de joie tu sais! C’est comme un miracle, une chose incroyable qui arrive enfin, à laquelle je n’osais même plus croire. Tu te rends compte, plus que 10 jours et tu dormiras dans ta chambre à Sarcelles avec Marc pour te raconter des histoires drôles et danser la danse du scalp en l’honneur de ton arrivée, le chat, tout content, qui profitera de l’inattention générale pour ronronner sur le lit et moi qui ne me tiendrai plus de joie… Ma Mamichka je t’embrasse pour la dernière fois sur ce mauvais papier. La prochaine fois ce sera pour de bon. À tout de suite, à tout à l’heure. Nous n’attendons plus que ton télégramme. Ne te fais aucun souci. Tout ira comme sur des roulettes. Précise seulement l’heure d’arrivée et embrasses mille fois pour moi celui ou celle qui te met dans l’avion. Mad
Fin janvier 1962
Ma Mamichka chérie. Cette fois j’y crois. Nous serons ensemble avant la fin de la semaine. […] Je suis heureuse que Pierre, et le silence total de JP. et de papa (celui-là je le retiens!) t’aient enfin convaincue de quitter l’Algérie, coûte que coûte et à toute vitesse. Le bateau craque de toutes parts. Et depuis des années tu refuses de monter dans la barque de sauvetage qui est juste à côté. Si seulement j’avais pu prévoir que j’obtiendrais cet appartement de sarcelles en Octobre! C’est toujours comme ça la vie! Juste quand la chance vous tombe dessus il y a 1000 obstacles qui vous empêchent de la prendre. Cette fois Mamichka, ma petite Mamichka, il n’y a aucun obstacle. Tu n’as qu’à te laisser mettre dans l’avion par le mari de Jeannette, ces deux-là tu peux leur dire qu’ils ont un vrai bail sur Sarcelles, qu’ils peuvent y venir quand ils veulent. Il y a des tas de «pieds-noirs» ici et ça leur donnerait le temps de trouver quelque chose. Tout Sarcelles est en construction et la population de la ville doit tripler d’ici 1965. Il y aura de la place pour tout le monde et surtout pour les gens de cœur, comme eux! J’en écoute tous les jours dans le train et ça me réchauffe le cœur de penser que ceux-là au moins ont casé leurs gosses et leur femme dans un coin tranquille comme le nôtre. Vas-y Mamichka! Toi qui n’as jamais manqué de courage. C’est le moment de foncer. Tu dois seulement te mettre ça dans la tête : tu n’as rien à craindre; tu quittes ton plumard à Alger, le soir tu dors dans ton plumard à Sarcelles. Je prends toute la journée pour toi au bureau. Dès que j’ai ton télégramme, je préviens Denise – qui est le patron de son petit bureau – et tu peux être sûr que nous serons à Orly avec 2 heures au moins d’avance. Tu vois que nous n’avons aucune chance de te manquer. À Sarcelles, tout est prêt, tout t’attend. Quand je pense à tout ce bonheur que nous allons avoir ensemble, tiens, je t’en veux presque de toutes ces années perdues! Enfin, ne t’en fais pas, nous allons les rattraper! Viens vite ma Mamichka. N’aie peur de rien, une heure et demie de voyage c’est vraiment de la rigolade!
Et puis il y a un type au bureau qui est tout à fait fasciste et qui a sûrement des copains dans l’OAS. Il dit que la révolution est pour la fin du mois, pas en métropole mais en Algérie. Alors, on ne sait jamais! Dépêche toi d’arriver. C’est tellement tranquille ici. C’est un vrai paradis. Marc et moi sommes tellement heureux dans cet appartement tout gentil, si chaud, si douillet, si confortable que nous aurons toujours honte de notre bonheur tant que tu ne seras pas avec nous. Pardonnes-moi Mamichka cette lettre écrite à la hâte (je n’ai jamais écrit aussi vite de ma vie) mais je veux absolument que tu l’aies demain. Dès ce moment, j’attends ton télégramme. Si c’est la question fric qui te tracasse, je me décide enfin à te donner le numéro de mon compte cheque postal. Ainsi tu pourras y verser la veille du voyage, à Alger l’argent que tu récupéreras à Paris le lendemain. Cette fois il n’y a plus aucun obstacle. Nous t’attendons. À tout de suite. Mad
(Et il y a un dessin de moi représentant ma mère et moi de dos sur le chemin de l’aéroport d’Orly…)
Carte postale: Aéroport d’Orly
Alger le 26/1/62.
Ma chérie. […] Je n’ai pas encore mon permis de départ. C’est très difficile maintenant. Il faut des paperasses et des signatures à n’en plus finir. J’en ai encore pour plus d’une semaine à attendre. De 18 à 60 ans, femme ou homme, on ne part plus paraît-il. Mes 2 malles sont encore là. Quand il faut avoir affaire à Pierre, Paul ou Jacques et qu’on ne peut faire de démarches soi-même il faut toutes les patiences. Mon pauvre cœur n’en peut plus de tant de contrariétés. Il me tarde maintenant de partir car de malheureux événements ne vont pas tarder à intervenir. Je vous embrasse. Attends mon télégramme. N’écris plus.
Le 27 janvier 1962, le préfet de Police d’Alger autorise le voyage pour 2 mois avec un délai accordé pour le retour de 6 mois.Alger le 4/2/62 Ma chérie, mon petit Marc
Mon retard de départ est dû au temps affreux, à la grève des dockers, aux télégrammes défendus aux civils (réservés) aux officiels seulement. Tu parles ma chérie d’un tas de contretemps. J’espère qu’à l’heure qu’il est tout sera rétabli. Il y a de quoi devenir fou. Il faut que j’ai la tête solide. Je ne sais plus comment je vis. Je vous embrasse tous deux. Mamichka.
Alger le 12 février 1962.
(Mais ce ne peut-être qu’avant le 10 février!)
Ma fifille, mon petit Marc.
Je t’envoie ce petit mot pour te dire que mes bagages sont partis hier. Pourvu qu’ils n’arrivent pas avant moi. Ils sont payables à l’arrivée, à domicile, une malle, une grande valise et une valise moyenne. Je ne sais ni le poids ni le prix du transport. Quel micmac! Pourvu qu’il ne m’en manque pas la moitié car ils ont les clefs, qu’ils doivent remettre à l’arrivée. Attention j’ai mon billet d’avion pour le samedi 17 février, départ d’Alger à 8 heures 40, arrivée à Orly vers 11 heures. Soyez à l’arrivée avec ta gentille amie, vers 10 heures, 10 heures et demie. Ne me ratez pas, je serai trop en peine, car je suis très fatiguée par tout ce déménagement. Mercredi JP. téléphonera à ton bureau pour plus de précaution. J’espère qu’il ne m’arrivera rien d’ici samedi avec cette effervescence partout. Je suis comme un automate (illisible). Je t’embrasse ainsi que Marc et la gentille Denise, à bientôt. Mamichka.
Sur une lettre que tu adresses à la compagnie de transport ayant convoyé les affaires de la grand-mère je trouve une date : la grand-mère quitte l’Algérie définitivement le 10 février 1962. “N’ayant emporté de tout ce qu’elle possédait à Alger que ces 3 colis, elle vous serait reconnaissante de ne rien omettre sur cette facture, car rien d’autre ne lui sera remboursé, pas plus qu’aux pieds-noirs ayant regagné la métropole avant le 10 mars.”
Caillou. 6 novembre 2007
tout un roman à elle seule cette grand-mère et une tranche d’histoire ! dans le même ordre d’idée , je viens d’écouter à la radio un invité nommé Louis Gardel et qui a publié au seuil ” la baie d’alger ” il y évoque sa grand mère et son enfance en algérie .
merci merci pour ces lettres qui m’ont rappelé tant de souvenirs … et me fait me pencher sur mon passé …
je voudrais écrire une Mémoire pour ma famille et pour mes enfants et petits enfants….