Nuit noire, ne pas faire de bruit, ne réveiller personne, ni ma compagne lovée dans les draps entortillés, ni sa mère qui ronfle doucement dans la chambre à côté mais dont la porte entrouverte laisse voir la lumière bleue de la veilleuse. Le petit réveil indique une heure et demie.
Tout est prêt sur le lit du bureau : vêtements, sac, carte, petits objets utiles ; j’ai bien tout. Dans la salle de bain où je me débarbouille car me laver vraiment ne servirait à rien vu ce que je vais faire, je m’occupe surtout de mes pieds que je talque abondamment avant d’enfiler les super chaussettes très chères que le vendeur m’a chaudement recommandées. Je recouvre la peau entre mes jambes, à l’aine, avec une émulsion grasse, car c’est souvent là que je me brûle avec les frottements et je noue sur le thorax le capteur du cardio-fréquence-mètre. Puis je m’habille dans la cuisine: short, maillot, petite veste polaire, l’affreux gilet de sécurité jaune fluo… tout en faisant couler le café dans la machine. Je mange un peu, bois un grand bol de noir puis je remplis la poche d’eau du sac à dos et bourre l’espace restant d’une pomme, d’un casse-croûte, de fruits secs. Doucement, sans que l’on puisse m’entendre, je sors de la maison, je referme la porte à clé et je jette le trousseau trop lourd et trop bruyant dans la boîte aux lettres. Après avoir chaussé les baskets et placé sur le lacet du pied droit le podomètre qui comptera les pas et donc les kilomètres parcourus, je me force à faire les quelques mouvements d’étirement pour chauffer la machine. Je tire et tends les muscles en m’appuyant à la grille du portail. Je n’ai plus qu’à appuyer sur le petit bouton en haut du chronomètre et je m’enfonce dans la nuit noire
Quand je marche, je suis une machine
et ce n’est pas une métaphore,
je sais que c’est réalité !
j’en suis le premier étonné
mais j’écoute seulement mon corps
et il me dit « on va gagner ! »
Je vais dans des rues silencieuses
Les gens qui dorment dans les lits
n’ont que faire du fou qui s’enfuit.
La lampe frontale comme une ouvreuse
dans la nuit m’ouvre le chemin.
Le claquement de mes pas sonne
et réveille parfois quelques chiens.
Je fais tourner des bielles huilées
et des pistons et des turbines
et des rouages millimétrés.
Quand j’ai la jambe qui s’avance
alors je pose le talon
je pars bien droit et je déplie
la plante du pied marquant le sol
et quand les orteils se lèvent
l’autre pied est déjà posé.
Mes bras qui marchent en cadence
toujours du côté opposé
me font bouger comme une danse.
Je suis un peu lourd mais j’avance.
Je mets en marche un art moderne
un futurisme du mouvement.
Mon rythme est devenu essentiel
c’est un moteur qui respire
un battement que met en place
l’aspiration ample et rapide
l’expiration en trois bouffées.
Même le cœur se met à compter
Et je crois marcher dans le monde
alors que je marche en moi-même
guettant le petit grincement
de l’incident ou de la crampe.
Et je crois marcher dans le monde
alors qu’il tourne sous mes pas.
Pendant quelques moments peut-être
j’avoue que c’est dur aux tibias,
aux cuisses dures comme du bois
ma première heure est un combat
Mais il faut forcer pour faire naître
Quelque chose comme de la joie.
Et c’est l’instant d’éveil au monde
quand la douleur ne compte plus.
Que je suis léger sur ma route !
Comme une flèche lorsqu’elle s’en va.
Quittant mon corps je regarde
la nature autour de moi.
C’est l’heure de l’aube qui se lève.
J’étais seul et ne le suis plus.
Les oiseaux chantent dans les arbres.
La route est grise. Droit devant moi
la rosée luit dans l’herbe fraîche
des champs tout gris que je devine
de chaque côté du chemin.
Maintenant j’ai quitté les villes
les chiens, les hommes et les bagnoles
et leurs vitesses imbéciles.
Je bois, je bois, à leurs santés.
Qu’ils crèvent s’ils ne veulent pas vivre
Je ne m’arrête que pour pisser.
Sûr de moi, de ce que j’avance
que la vitesse est meurtrière,
qu’aller trop vite dans ce qu’on fait
c’est tout transformer en passage
en un raccourci vers la mort.
C’est le matin et c’est splendeur.
Le jour se lève et les couleurs
qui envahissent le paysage
me rendent fou et non pas sage.
Si je l’étais je ne bougerais plus
et je contemplerais le monde,
mais moi je marche et je suis gai.
C’est le chemin qui n’est plus plat
mais qui monte dans les coteaux,
qui me ramène à mon combat
et qui me dit qu’il fait moins froid,
Et même qu’il commence à faire chaud.
Tout en haut il y a des chevaux
heureux dans les prés bourdonnants.
Quand je passe devant les barrières
ils me suivent de l’œil, des oreilles.
Je suis le fou qui marche à pied
pendant des heures et en été.
Le soleil est monté si haut
et les ombres sont bien petites.
Il cogne fort, je suis les arbres
pour m’abriter encore un peu.
Il y a bien sûr quelques voitures
Qui roulent pour aller quelque part.
Elles doivent être climatisées
mais moi je marche pour marcher
et je me fous qu’ils se marrent
tous ces gros types avinés.
Qu’ils cherchent le chemin des cimetières !
Mon tempo s’est fait bien plus lent,
maintenant c’est une promenade.
Je ne peux plus être rapide.
De toute façon j’ai mal aux pieds.
Et quand je m’assois sur une borne,
je m’aperçois qu’une belle ampoule
me brûle un peu sous un orteil.
Je me remets de la Biafine,
je sers les dents et je repars,
mais huit kilomètres plus loin,
après 3 longues routes droites,
bordées de maïs arrosés,
sans un peu d’ombre et mal aux pieds,
je suis obligé d’arrêter.
Pari raté
À midi et demi j’avais fait 62 kilomètres. En dix heures et ce n’est beaucoup et j’étais loin de mon pari stupide mais j’en avais appris encore un peu plus sur moi-même, sur la capacité que j’ai et que nous avons tous de nous dépasser, de gagner sur nous-mêmes. De gagner sur la facilité du monde. Marcher c’est ne plus vouloir croire que tout est facile et à portée de main. Marcher c’est rentrer en soi-même pour mieux regarder l’univers.
Je mets 2 jours à m’en remettre.
Mais bientôt j’y arriverai
Et je ferais 100 kilomètres
Je me jure que je gagnerais !
Caillou. 1/8/2007
Je ne sais pas si tu marches en musique (quoique ça y ressemble), mais si c’est le cas, essaye “Walk on” de Neil Young, ça marche bien…
En même temps, que tu fasses 50, 100 ou 3 km, nous on s’en tape. Ce qui est important, c’est que tu te sentes bien et que tu nous fasses des textes aussi beaux que celui-là.
bises
Manu
ah Marc, la montée d’adrénaline qui rend dingue du sport… et la testostérone qui s’y ajoute ! sans compter les acides dans les muscles… je comprends que “le sport, ça vous gagne”. sois prudent, c’est aussi une véritable drogue si on n’y prend garde…
moi pour avancer sur moi-même, je fixe longuement la flamme d’une bougie et j’oublie tout. je fais le vide dans ma tête et j’ai chaud partout à l’intérieur. parfois encore, j’imagine de grandes étendues de fleurs colorées aux teintes qui me font du bien. le vent les souffle lentement. elles ondoient comme les épis de blé vert. je me déplace sans bouger à la rencontre de lieux d’apaisement par exemple.
d’autres fois encore, j’écris des histoires, des billets à bloguer, des chansons, et j’aime mieux avancer avec tout ça qu’avec des bornes à faire rougir les semelles !
tiens, peut-être que je vais me mettre à convertir les lignes de frappe en kilomètres de mots, pour voir !
évidemment tu vas gagner, mais quoi au fait ?
bises de la pinailleuse de service.
pst ! le fond de ton blog est sublime mais il me semble qu’il rend la lecture difficile (en tout cas, j’ai mal aux mirettes moi !) avec mes yeux qui hésitent entre le blanc à lire, le bleu du fond et les bleus clairs que l’ensemble génère.
Un jour Raymond Devos a dit un truc du genre: “Se dépasser c’est très dangereux, on risque de se perdre de vue…”