Je me souviens.
À la mi-février 1962 nous sommes partis avec Denise, une de tes amies, dans sa voiture, pour aller chercher ta grand-mère maternelle à l’aéroport d’Orly. Elle était veuve depuis longtemps et avait vécu, dans un minuscule appartement au coin de la place du gouvernement, à Alger, juste en dessous de la casbah. Elle t’écrivait depuis 1952, et presque tous les jours, des lettres de plus en plus difficiles à déchiffrer, et aussi de plus en plus terrorisées par la guerre civile, les attentats, les meurtres. Ta grand-mère que tu appelais Mamichka.
Il y avait ce jour-là une foule énorme dans ce hall immense et lumineux.
Nous étions cantonnés le long d’une balustrade, à l’étage, surplombant l’arrivée, face aux grandes verrières de l’aéroport, avec les pistes et les avions de l’autre côté. Je n’avais d’yeux que pour les avions. La mamie n’en avait jamais pris, je me disais qu’elle avait de la chance.
Toi, maman, tu étais tendue et grave, alors je me taisais comme toi. Nous attendions, scrutant dans la foule en contrebas. Au milieu de cette cohue de gens s’apostrophant, se reconnaissant, se saluant par avance par-dessus les barrières et les guichets, la grand-mère est apparue, montant vers nous. Je ne sais plus s’il s’agissait d’un escalier, mais je crois plutôt d’un escalator. Elle marchait difficilement, en s’appuyant sur une canne. Tu t’es précipitée vers elle. Elle était vêtue de noir, d’un manteau ample et portait un chapeau compliqué de vieille dame. Elle n’a eu aucun sourire de plaisir.
Vous vous êtes embrassées, mais presque rapidement, car elle se faisait du souci pour ses bagages. Cela se passait au milieu des cris et les bousculades. Il fallait laisser le passage. Le début de l’arrivée massive des « rapatriés », un mot de l’époque, oublié depuis longtemps. Je me souviens de cette tension, de cette gravité. Je me souviens aussi de mon étonnement devant l’incongruité d’une telle angoisse, d’un tel malheur, si étrange dans un aéroport, un endroit d’immenses plaisirs. Moi, à treize ans, je ne pensais qu’à aller voir les avions.
Je ne lui ai jamais revu ce chapeau noir. À Sarcelles, elle ne sortait jamais. Elle n’en a connu que ce qu’elle voyait par ses fenêtres et ce que nous lui racontions. Elle croyait à la médecine des couleurs et comme elle avait très souvent mal à la tête, elle portait presque tout le temps de drôles de turbans mauves ou violets.Elle était en robe de chambre et avec son turban sur ses cheveux tout blancs, cette vieille dame née à Replonges dans l’Ain en 1876, n’avait plus grand chose de « français ». Au-dessus de son lit, on lui avait accroché un tableau, un peu naïf, qu’elle avait peint, des années plus tôt, qui représentait un paysage d’une Algérie idéale, avec la mer et un marabout. Elle peignait d’après des cartes postales. Mais dans ses bagages, il n’y avait que ce seul petit tableau. Tout les autres étaient restés là-bas.
L’hiver 1962-63 a été terriblement long et froid. Il y eut de la neige et du verglas. La chaufferie générale de Sarcelles eut deux chaudières sur trois en panne et il gela même sur les vitres de l’appartement. La Mamichka tomba malade. Se levant très peu elle écoutait surtout la radio. Le docteur Nahum venait régulièrement la visiter. Il se faisait du souci et toi encore plus. Je me souviens d’un jour où il entra chez nous en disant : « Aujourd’hui je vous ai apporté des médicaments qui vont vous plaire ! » Et dans le petit paquet de papier blanc qu’elle ouvrit il y avait des pâtisseries arabes bien dégoulinantes de miel, avec de la pistache et de la pâte d’amandes. Elle n’en revenait pas et le regardait, tellement étonnée et contente que cette anecdote fut ensuite répétée dans la famille pendant des années.
Et puis elle disparut à l’hôpital de Gonnesse, en février 1963.
Caillou, 9/8/2007
Trés sympa Caillou……… tendre, ça je le savais déjà.
Voilà donc une partie de tes souvenirs, celà donne envie de connaître la suite!
…..Surtout continue, c’est poétique et tellement vrai le regard d’enfant.
A bientôt,
Marigé
Moi aussi, je me souviens de ce jour où nous sommes allés acceuillir la Mamie à l’aéroport. Etant donné le contexte des événements, c’était poignant; car, évidemment, elle n’arrivait pas en villégiature ! Elle entamait la dernière phase de sa vie; elle avait laissé, pour toujours en Algérie ce qui avait été son passé ! Je me souviens bien de ce bandeau mauve qu’elle portait en permanence. Elle ne voyait presque plus clair, et un jour, voulant participer à la cuisine pour aider ta mère, elle avait confondu le sel et la lessive !!! Il y avait vraiment de quoi être inquiet de la laisser seule. Ta mère travaillait … c’est alors qu’elle a imaginé de faire venir le Papy pour la surveiller dans la journée. Mais peut-être aussi était-ce une astuce, un prétexte, pour faire venir le Papy et le savoir ainsi, lui aussi, à l’abri des énénements en Algérie ! Déjà 45 ans se sont écoulés …………
trés trés émouvant ce récit ! une histoire trés personnelle,qui parle d’exil(s) . Cela parle à tellement de gens en même temps !
C’est une histoire très émouvante et tu as beaucoup de talent pour la raconter comme ça.
Super. L”écriture coule, facile, vivante, imagée…J’attends la suite, l’exil vécu par la mère…regards du fils…Et bientôt une présentation au festival Maghreb ?
@denise c’est pathetique de lire ces emouvants passages de déracinements d’une personne vieille a la fin de son âge quittant son pays ,son histoire,sa vie de tous les jours et ses habitudes pour un autre monde inconnu plus abrupt ,soudain .Elle devait souffrir ,pourquoi le monde est il fait ainsi dans l’intolerable ,ces petites gens ne sont responsables de rien ni des erreurs politiques des autres,elle aurait été si bien si elle avait été protégée et choyée pour rester chez elle dans son monde mais le destin a voulu que la mechanceté des hommes aille comme cela dans le deracinement de sa terre souvent natale