LA NUIT DES TEMPS

Une masse immense de gens de toutes sortes et de tous âges se dépêtrait dans les hautes herbes et le sable, éclairée par des torches vacillantes tenues à bout de bras. Je n’y voyais presque rien dans ces éclats de lumière brusques et ces sauts dans le noir. Des cris dans le lointain nous poursuivaient au milieu du silence oppressé de nos respirations haletantes. Je crois bien que nous courions ainsi depuis 2000 ans.
À l’aurore il y eut un arrêt auprès d’une grange abandonnée, en ruine. Affalés un peu partout mes compagnons de fuite tentaient de reprendre un peu de souffle. Certains s’assoupissaient déjà.
Sur la crête de la colline, au-dessus de nous, l’armée de nos poursuivants se profilait dans le ciel d’encre sale. Lorsque le soleil apparut, leurs armures brillèrent alors que nous étions toujours dans l’ombre.
«Ils ne nous attaquent pas ?» demandais-je au jeune homme en toge blanche allongé auprès de moi dans l’herbe. «Jamais à l’aube, ils prient». Il était très beau, une couronne de fleurs dans les cheveux. Il me demanda mon nom. «Caillou, reporter du Coquelicot, de Toulouse» lui dis-je «et toi, qui es-tu ?». «Je suis Épiphane, fils de Carpocrate. Je vivais à Alexandrie au début du deuxième siècle». «Et pourquoi cours-tu comme ça ?» Il me désigna un des cavaliers, au centre de l’immense armée immobile. «Tu vois celui-là, c’est Irénée ! Il veut me faire la peau.»


«Mais pourquoi ?» «Parce que j’ai dit qu’il faut en finir avec l’artifice des lois qui par leurs contraintes et leur injustice forment une entrave au désir naturel d’égalité et de communauté voulue par Dieu ». Et j’ai été écouté et suivi. Irénée a écrit partout que nous voulions jouir sans entraves et baiser comme des bêtes… Lui, Irénée, c’est l’ascétisme et les frustrations dans ce monde-ci pour obtenir le paradis dans l’autre. Mais en fait il est du côté du pouvoir… Il devenait intarissable, et revivait son histoire, les yeux brillants.
«Mais puisque cela t’intéresse tu devrais aller voir ce type, là-bas». C’était un grand basané vêtu d’une sorte de tunique un peu courte. Il avait une matraque à la main et se tenait assis contre le mur. Je saluais Épiphane et m’approchais de ce paysan. «Qui es-tu ?». «Moi ? Axide ! avec Phasir, qui est là aussi, nous sommes des circoncellion !» «Qu’est ce que cela veut dire ?» «Tourne autour des granges !» «Expliquez-vous !» «Je suis d’Afrique du Nord et je vivais au quatrième siècle. Nous soutenions Donat, même s’il nous a condamnés après, car il dénonçait les ecclésiastiques qui ont trahi la religion pour servir les Romains, et qui reviennent maintenant que l’empereur s’est converti pour de nouveau nous donner des leçons de morale. Moi j’ai pris ma matraque que j’appelle Israel et avec mes potes on ouvre les portes des villas où les riches exploitent les esclaves. On les libère et on leur recommande de traiter les maîtres comme ceux-ci les traitaient. L’empereur romain nous pourchasse au nom du droit des riches». Phasir tend le bras et me montre : Et bien, tu vois, l’autre cavalier, là-bas, sur la droite, c’est Augustin ! Il justifie la répression policière car nous nous serions écartés de l’orthodoxie du pape de Rome. Il dit que le sacrement des prêtres étant d’autorité divine c’est indépendant de la dépravation de celui qui l’a reçu ! Quant aux esclaves, il leur dit, comme Paul, «Obéissez à vos seigneurs comme au Christ».
Un peu plus loin j’avise une jeune femme agenouillée qui me fait signe et m’appelle. J’interromps les deux Africains et vais rejoindre la jeune femme. «Moi je suis Ève, l’égyptienne, une barbélite. Tu nous connais ?» Devant mon signe de dénégation elle s’indigne un peu «Mais enfin ! Les gnostiques ! Nous, on ne veut pas que ce monde, créé par le diable continue, on refuse de procréer. Nous avons plein de cieux successifs, une déesse, des anges et des démons. On fait des grandes réunions et on répète le geste de Barbélo en faisant l’amour mais en mangeant le sperme car il est la puissance disséminée dans les différents êtres. Les chrétiens nous tuent.»
Je me disais qu’elle était un peu frappa dingue lorsqu’un vieil homme, aux cheveux blancs et à la longue barbe hirsute attira mon regard. Il mangeait un bout de pain noir. La noblesse de son attitude pourtant toute misérable me frappa. Je m’approchais de lui. Un paysan en habit de peau me retient et me dit : «ne le déranges pas quand il mange, c’est Pelage. Il est le plus vieux d’entre nous et a besoin de repos». «Qu’a t-il donc fait pour qu’on le pourchasse ainsi demandais-je. «Il pense qu’il n’y a nul besoin de secours de l’église pour respecter la morale sociale. Mais tu poses bien des questions toi ! Qui qu’t’es donc» Je répète que je viens de Toulouse. Il s’esclaffe : «Toulouse, ah d’accord ! je comprends mieux. T’as vu les copains là-bas ? Moi je viens de Bulgarie, je suis un Bogomile !» Et le voilà qui me raconte comment ils ont viré militairement les curés et les moines qui les faisaient suer sous les dîmes. «Tous ces tonsurés qui vivent sur notre dos sont les gardiens d’un monde mauvais, d’un monde que Dieu n’a pas créé ! Ils ne servent que le diable !» Tu te rends compte qu’à partir du huitième siècle on s’est étendu, petit à petit dans toute l’Europe. On nous appelait les bougres ! Pourchassés de partout, brûlés, massacrés, mais toujours renaissants, nous nous sommes mêmes installés dans ton pays sous le nom de Cathares. Regarde bien celui qui est devant, là-haut, en train de lever les bras au ciel, c’est Dominique, le chien de Dieu, le fondateur de l’inquisition !»
Un tisserand ambulant, avec sa grande pèlerine beige lui coupe la parole et me jette, d’une voie rocailleuse : «Les paysans du Couserans n’en veulent plus des curés gras qui vivent à leurs crochets, des monastères qui prennent toutes les récoltes. Les bourgeois des villes, à Albi par exemple, n’en veulent plus de ces vendeurs d’indulgences pour les morts car Rome, la nouvelle prostituée, vend maintenant des messes pour les morts. Brûle Babylone, brûle !»
Un attroupement s’était créé autour de moi. Tout le monde veut me parler. Un type tout maigre lève le bras et fait taire le brouhaha qui s’était élevé. «Je suis Jean Huss. Le temps nous est compté car la chasse va reprendre bientôt. Je vous propose de vous nommer tous à notre ami de Toulouse». Paysans, théologiens, bourgeois, tous se turent. «Vas-y toi» dit-il en poussant un petit bonhomme tout gris.
«Je ne suis pas important. Je ne suis qu’un marchand lyonnais, Pierre Valdo, qui a vendu tous mes biens et offert l’argent aux pauvres pour pouvoir partir sur les routes prêcher la bonne parole et l’exemple de la pauvreté volontaire. J’ai été excommunié et mes partisans ont été brûlés par centaines dans toute l’Europe.»
Huss reprit alors la parole. «Je suis recteur de l’université de Prague. En Bohème le clergé, propriétaire de la moitié des terres est devenu l’antéchrist, aux yeux de tous. Le peuple ne veut plus communier avec les hosties de l’église papiste car elle est trop corrompue et préfère en revenir au pain et au vin tel que cela se pratiquait au début dans l’église des fidèles. Voilà qu’en plus le pape organise une vente promotionnelle d’indulgence pour trouver le fric dont il a besoin pour sa guerre contre le roi de Naples. Je gueule et on me brûle sur un bûcher en 1 415. Du coup toute la province se soulève et mes partisans les plus fermes, les Taborites, tiennent bon devant l’armée du roi Wenceslas»
Un jeune homme vient à sa suite, c’est un homme en arme. «Nous sommes sur une colline que nous appelons le Mont Tabor et sommes enfin libres d’interpréter les évangiles comme nous l’entendons, nous refusons le marché de Rome, son purgatoire, ses prières pour les morts, ses saints et ses reliques. Nous vivons dans la pauvreté, l’égalité et le collectivisme de subsistance. Nous pillons tout autour les richesses des nobles et de l’église !» «Et vous nous massacrez quand, venus de Picardie pour vous rejoindre nous nous proclamons libertaires» s’exclame un forgeron du nom de Rohan ! Il se tourne vers moi et me gueule «Faites attention, c’est des austères, des pisse-froid. Nous, nous voulons l’innocence qu’avaient Adam et Ève, la liberté sans culpabilité, pénitence, rachat, autorité spirituelle ou temporelle ! C’est l’extase amoureuse qui traduit en chacun l’étincelle divine ! Que l’on soit chaste, licencieux ou passionné, nous proclamons la liberté de l’amour pour entendre Dieu. Pourchassés par les catholiques nous sommes venus nous réfugier en Bohème et c’est ces vissés du cul qui nous ont tués !»
«Il a raison ! Tous ces protestants ont pris le pouvoir et sont devenus aussi rapaces et intolérants que les papistes !» Celui qui parle maintenant est un solide gaillard allemand, Thomas Munzer ! «Grâce à l’imprimerie tout le monde lettré peut maintenant lire la Bible et les évangiles et y voir le gouffre qui s’est creusé entre la pauvreté du Christ et l’opulence de Rome. Les paysans n’en veulent plus de ces princes et de ces évêques. Ils prennent les armes en 1525 et s’emparent de toute l’Allemagne du sud, du Tyrol et de l’Alsace. De Leipzig à Innsbruck nous sommes enfin libres ! Et tu sais qui nous écrase ? C’est lui !» Son doigt se tend comme une balle vers un moine assis sur un âne au milieu de l’armée qui s’apprête à repartir au combat, là-haut sur la colline. Regarde-le cet assassin des libertés, c’est Luther ! Et à côté de lui, ce vieux barbichu qui sent mauvais, c’est Calvin. Les premiers libres penseurs, les humanistes un peu, juste un peu sceptiques, comme Servet, c’est lui qui les brûle à Genève !
Tous les regards se sont tournés vers l’armée qui s’ébroue. Les tambours résonnent. Les chevaux hennissent. Jean Huss me dit alors : «désolé de ne pas avoir pu vous présenter les communalistes, les bégards, les millénaristes, les anabaptistes, les iconoclastes, les nivelleurs anglais… mais je crois qu’il va falloir repartir». Tout le monde se lève. Une jeune femme me prend par la main et me souffle, avec un accent sud-américain : «moi je parle pour les disparus d’Argentine. L’église du peuple, fidèle au Christ libérateur !»
Mais c’est la vague immense qui déferle en criant ! Et tous, de nouveau, se mettent à courir. Voyant que je traîne un peu et vais me faire rattraper ils se retournent et hurlent : «Mais cours camarade, le vieux monde est derrière toi !»

Caillou
(Déjà paru dans le Coquelicot N°27, de juin 2000)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *