Disparaître en Indochine – 1°

Disparaître en Indochine – Chapitre 1°

Le raclement âcre de la lame de rasoir sur la peau rêche, en levant le menton, sous le cou, avec plein de petits refus, comme le bruit des chaussures que l’on frotte sur un paillasson, et bien non, décidemment cela ne pouvait plus durer ! Thierry, comme chaque matin, se détestait. Le seul moment de la journée où il se regardait était désagréable. L’eau qui gicle et les regards en coin, quand on ne se reconnaît plus, et que l’on se trouve moche et triste. Déjà fatigué…
À 25 ans l’avant-veille, avec la tête que l’on s’imagine à la cinquantaine, Thierry se jaugeait sans aménité, ce matin-là, devant la glace de la salle de bains et il ne se trouvait pas beau. « Gueule d’assassin » murmura-t-il en s’essuyant le visage. Il ne pouvait pas faire trop de bruit car Nathalie dormait encore et il ne voulait surtout pas la réveiller.
Heureusement qu’elle ne le voyait pas comme lui, ce grand arbre sec aux yeux trop enfoncés et aux poils agressifs. Il préférait se voir dans le miroir de son regard à elle que dans n’importe quelle glace. Thierry, sur la pointe des pieds, entra dans la chambre et s’habilla furtivement. Elle était couchée sur le ventre, la joue sur l’oreiller et les draps emmêlés dessinaient doucement les courbes de son corps. Elle dormirait toute la matinée. Qu‘importe, il ne rentrerait que pour déjeuner et elle n’aurait cours que l’après-midi. Autant qu’elle en profite, mais il aurait préféré rester là, dans ce lit qu’il venait de quitter à regret. Il aurait voulu faire l’amour tout doucement, avec lenteur et tendresse, à mi-chemin du rêve et de l’éveil, puis faire griller du pain avec de la confiture de myrtilles.
Jean, polo, baskets, pas de raison de se fringuer. Aujourd’hui il n’allait pas travailler. Pas de raison d’endosser le costume trois-pièces des jours de labeur. Il avait rendez-vous à dix heures chez un notaire, à Muret, le notaire du grand-père… Et c’était bien dommage que ce soit juste ce matin là où ils auraient aimé faire la grasse matinée tous les deux. D’autant qu’ils n’en avaient pas souvent l’occasion.
Il pleuvait, pour ne pas changer, depuis plus de deux semaines. Il laça ses baskets, primitivement blanches, et prit sa sacoche, vérifiant qu’elle contenait bien ses papiers, ses clefs et la lettre de convocation du notaire. Nathalie ne se réveilla pas quand il referma la porte de l’appartement qu’ils habitaient depuis près de deux ans. Nathalie, c’était son Amérique à lui, son bonheur tranquille et il ne s’habituerait jamais à l’idée que ce bonheur puisse être durable. Un très joli visage constellé de taches de rousseur, une longue chevelure blonde avec laquelle il jouait à se perdre dans la jungle tandis qu’ils s’étreignaient, il ne pouvait imaginer qu’il pourrait en jour s’en passer. Thierry redoutait le futur.
Ils n’avaient pas d’argent d’avance et vivaient un peu juste, en dépensant le moins possible, et ce manque constant de fric lui paraissait une menace. S’il n’y avait pas eu des soucis de travail tout aurait été plus facile !
Il s’engouffra dans la 4L, mit le contact, démarra sans problème et sortit du parking déjà presque vide. Les HLM se vidaient tôt le matin et ce quartier excentré de Tournefeuille nécessitait une voiture pour aller travailler. Thierry ne voulait plus, ne devait plus gâcher son existence dans une succursale bancaire de banlieue ! Il ne supportait plus, et depuis longtemps déjà la banque et les clients, les chargés de clientèle, les portefeuilles, les collègues, les arguments répétés à longueur de journée, la bouillie infecte qu’était devenu son boulot. Marre de placer un petit crédit entre deux chèques, marre de devoir refuser, de faire attendre, marre de ces journées interminables, marre de gagner sa vie en perdant son temps, une seule envie ; se tirer ! Et construire autour de Nathalie une vie véritable. Si la disparition du grand père Etienne lui apportait un héritage suffisant pour démarrer, il saurait bien s’en débrouiller. Il monterait une boutique de jeux de société en plein centre ville et gagnerait le fric nécessaire pour préserver cet amour sauvage, tranquille et quotidien en même temps. Non, ne pas terminer comme un pion, attendant la retraite, et ayant perdu toute illusion. Nathalie méritait mieux que ça.

À suivre…

Caillou, 1984.

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